SE TIRER SUR LA COMÈTE
arpentage des fictions queer
Par Samy Lagrange
On arpente les fictions queer pour retrouver les histoires que l’on nous a dérobées, on se projette sur des planètes queer pour échapper à l’orbite imposé.
#15 BONHEUR SUPRÊME
On se pose au soleil, à une terrasse pleine au milieu du marché. On parle fort de Grindr et de fétichisation sexuelle. Par réflexe, je sens mon corps pivoter vers la droite ; par réflexe, le volume de ma voix diminue légèrement, comme pour être discret.
Sur Grindr, il est possible – et c’est l’une des premières choses demandées – de mentionner son « ethnicité ». Moi je coche « blanc » ; Théo coche « homme du Moyen-Orient » et cela dictera son expérience en ligne. Alors que l’application définit les profils par de multiples entrées (âge, taille, poids, orientation sexuelle, type de rencontre souhaitée, etc.), Théo se rend compte qu’il attire l’attention parce qu’il s’est défini comme arabe. Pour la première fois, il est ramené à cette caractéristique qui aussitôt devient identité, et s’accompagne de scripts relationnels inévitables.
Le propre de Grindr est d’accentuer nos réflexes catégorisateurs – twink, bear, dom, top, sub, fit, etc. – et les cumuls et les intersections ne sont pas si simples à négocier. Mais être arabe est apparemment une catégorie surplombante. Cette identification s’accompagne d’une panoplie de caractéristiques dites naturelles qui constituent un type ; et qu’il est parfois plus simple d’accepter que de contredire. Être arabe sur Grindr, c’est devenir le réceptacle de fantasmes, dès le premier message, à n’importe quel moment, avant bonjour.
Théo discute, demande c’est quoi un rebeu pour toi ?
– C’est un homme qui parle arabe. Pas forcément une racaille. C’est surtout un mâle pur. Rien de plus viril qu’un rebeu. Les rebeus sont virils naturellement. Ils sont tous charismatiques, alors que les Européens le sont pas vraiment. C’est pour ça que beaucoup de gays comme moi sont en admiration devant un rebeu. Par contre ce ne sont pas des violeurs, il faut juste s’assurer qu’ils puissent assouvir leurs pulsions, c’est tout.
Grindr se fait le relais des résidus colonialistes. En réduisant les particularismes et en effaçant les individualités derrière une identité commune, on pose une définition depuis l’extérieur ; et c’est ainsi que l’on contrôle d’un coup tout un groupe. Sur Grindr, l’homme arabe, quel qu’il soit, est a priori viril, érotique, dominateur, sinon violent. Par ce fait de nature, il est assurément autre – c’est rassurant. Par le biais de la fétichisation, la sexualité devient une stratégie de contrôle des corps, de coercition des identités.
Mais même au sein de ce carcan déjà si étroit, encore faut-il distinguer le bon du mauvais arabe. Son hypervirilité intrinsèque doit se limiter à une hypersexualité, à une fiction pornographique qui ne peut pas déborder ailleurs dans le réel : le fantasme-racaille ne doit pas sortir du script sexuel, au risque qu’il désordonne la société, qu’il échappe au contrôle (scopique et discursif que permettent les interactions virtuelles). L’homonationalisme impose d’être discret. C’est toute la tension présente dans Citébeur, studio de production pornographique apparu en 2000, dont les vidéos mettent en scène des hommes noirs ou arabes à la sexualité débridée mais contenue au sein des espaces reclus de la banlieue fantasmagorique. Ainsi se rejouent la fascination et la hantise du regard colonial.
Pour dévoiler toute sa violence, Théo transpose l’expérience morcelée de Grindr dans un espace narratif plus linéaire, celui du jeu vidéo. La quête relationnelle devient une longue marche dans les plaines de Skyrim et les conversations défilent comme autant d’interactions avec d’autres personnages. C’est l’errance jusqu’à l’épuisement.
Mais, pour certain·es, le jeu vidéo est également le lieu d’une émancipation identitaire, un contre-pied au fonctionnement rigide des applications de rencontre. Même s’il peut aussi être un opérateur des normes sexistes et racistes – via la monstration de corps hypersexualisés et la répétition de scénarios prédéfinis -, le jeu vidéo est un espace communautaire aux potentialités fictionnelles élargies.
Dans Skyrim, il suffit de savoir bricoler pour exploiter la malléabilité de l’interface et troubler un peu les scripts depuis l’intérieur. A partir de patchs en open source (suite de mises à jour prises en charge par les utilisateur·rices pour réparer les bugs), Théo fait du modding, modifie lui-même les paramètres du jeu pour contraindre la narration. Il suspend la quête de son personnage, crée des moments de réflexion et de repos, des expériences de vie alternatives. Ici, les guerriers dansent dans la rivière et dorment l’un contre l’autre quand ils sont épuisés. Ainsi utilisé, le cadre science-fictionnel dévoile la mécanique du fantasme et permet d’interroger la teneur de nos interactions sociales. Le lore fantastique devient, lui, un espace de médiatisation de soi aux catégories plus fluides et aux expériences choisies.
En passant de la fiction (socio-pornographique) à la science-fiction – de Grindr à Skyrim – on passe de l’histoire constamment répétée aux histoires enfin réinventées. Le jeu vidéo devient alors une technologie de résistance. En elfe de la nuit, Théo s’indéfinit et échappe un instant aux entreprises d’identification extérieures. R U looking 4 a night elf ?
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Merci à Théo d’essayer de recoder ce qui déconne depuis des siècles.
Merci à Léa Laforest de nous avoir réunis à une terrasse de Chalon-sur-Saône.
Le film Homonculus de Bonheur Suprême est actuellement présenté en festivals, notamment prochainement à Inside Out à Toronto et à Côté Court à Pantin, et il vient de remporter le prix Tënk – Opening Scenes du festival Visions du réel.
Chemin de traverse, déviation dans l’arpentage : les nouveaux sortilèges de Youri Johnson qui nous rappellent que la sexualité queer est une forme de magie.
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Marc JAHJAH, « “T’es intelligent pour un arabe !” Auto-ethnographie d’un corps colonisé. Une épistémologie du mezzé libanais », Itinéraires. Littérature, textes, cultures n°43, 2022.
Mehammed Amadeus MACK, Sexagon: Muslims, France and the Sexualisation of National Culture, New York, Fordham University Press, 2017.
Joseph A. MASSAD, Desiring Arabs, Chicago, University of Chicago Press, 2007.
Todd SHEPARD, Mâle Décolonisation, Paris, Payot, 2017.
Florian VÖRÖS, Désirer comme un homme, Paris, La Découverte, 2020.