Alassan Diawara au Carré d’Art-Musée d’art contemporain de Nîmes, à l’occasion de l’évènement « La Contemporaine de Nîmes », sous la direction artistique du duo de commissaires Anna Labouze & Keimis Henni
Nombre d’artistes et d’amateur.rices dans l’histoire du domaine de l’image se sont attelés au sujet fascinant des villes, cherchant à capturer ce qui forme leur caractère. On pense à Walker Evans qui, le premier dans les années 30, intéressé par la culture populaire américaine, développa le principe de la sérialité en photographiant un New York vernaculaire fait de signes (enseignes publicitaires, affiches, objets, déchets…), mettant à distance tout registre artistique pour révéler l’aspect prosaïque du réel.
Ou bien à l’entreprise In + Out City Limits de l’artiste Rauschenberg lors de sa collaboration avec la chorégraphe Trisha Brown [pièce Glacial Decoy], qui sillonna la Floride et les villes de Baltimore, Boston, Charleston, Los Angeles et New York pour en capturer « chaque centimètre », et dont le portrait final, loin de rendre compte d’une objectivité des lieux et de leur architecture, dévoile une étonnante panoplie d’objets hétéroclites et de paysages fragmentaires.
Plus proche de nous, à la caméra engagée d’Agnès Varda, dont le travail photographique présenté lors de l’exposition « La pointe courte, des photographies au film » aux Rencontres d’Arles en 2023, offre une mémoire sensible des sites de ses voyages de jeunesse (le port de Sète, Marseille, etc.), tout en constituant une base documentaire pour les repérages de ses films. Autant de regards ayant contribué, souvent avec lyrisme, à faire émerger les réalités d’un quotidien qui échappe à notre attention.
Quelques semaines avant l’inauguration de l’exposition « Partitions Sédimentaires »¹ au Carré d’Art-Musée d’art contemporain de Nîmes², à l’occasion de l’édition inaugurale de la « La Contemporaine de Nîmes », première triennale d’art de la ville, je visite l’atelier de l’artiste Alassan Diawara et découvre une soixantaine de photographies réalisées dans le département du Gard. Dans ses images, tout semble affaire de relations. Relation à la ville, d’abord, qu’il arpente et découvre au gré de sa résidence, aux personnes et aux situations croisées qui constituent les sujets de l’exposition, enfin à l’œuvre d’une mentore, Zineb Sedira, qui fut à ses côtés tout au long de ce travail in situ et accompagna son processus de création.
Me revient en mémoire la voix de Zineb écoutée quelques jours auparavant à la radio : ses mots racontant la migration de sa famille de l’Algérie à la France, le caractère d’une œuvre où le métissage des cultures et des identités jaillit de l’histoire intime, la place essentielle de la langue comme héritage culturel dans sa vie d’artiste et de femme. Et comme c’est par l’image que les deux artistes se rencontrent, il faut rappeler, en premier lieu, l’importance de leur complicité dans l’écriture de « Partitions Sédimentaires ».
À l’origine du projet, il y a Mother Tongue³ de Zineb Sedira, un triptyque vidéo réalisé en 2002. Dans cette œuvre, on distingue trois niveaux de dialogue entre les personnages féminins de différentes générations incarnés par la fille, la mère et la grand-mère. Chaque film montre la rencontre entre deux femmes : Zineb et sa mère, Zineb et sa fille, sa fille et sa mère, qui parlent en face à face. L’évolution de la vidéo révèle, de manière intime et directe, la perte de la langue maternelle, ici l’arabe, entre les générations de cette famille, comme en attestent les longs silences d’incommunicabilité entre la grand-mère et la fille. Zineb, en ce qu’elle détient la faculté de la traduction (de l’arabe vers l’anglais), est désormais le lien essentiel entre elles trois, celle qui fait union, sur le plan d’une mémoire identitaire commune qui tend à disparaître.
Avant sa rencontre avec l’œuvre de Zineb, Alassan semblait tenir à distance dans sa pratique artistique les enjeux identitaires, en particulier de la sphère familiale. Pour lui, l’identité de soi, multiple et traversée d’hybridations insaisissables, ne peut être réductible à sa seule dimension politique et le risque de la photographie serait d’en faire un portrait lacunaire, essentialisant les sujets ou flirtant de trop près avec la représentation des formes publicitaires. Mais Mother Tongue, parce qu’elle aborde les liens entre identités et mémoire par le prisme du poétique et de l’intime, via un dispositif minimaliste, agit pour lui comme un catalyseur. Elle offre le juste angle d’accroche à partir duquel déployer son propre travail.
Dans « Partitions Sédimentaires », Alassan propose de ressaisir les enjeux clefs de cette œuvre, les extrayant du contexte intrafamilial pour les déplacer au monde extérieur, à l’échelle de Nîmes et ses environs, de ses habitant·es et passant·es. Il reprend la forme du triptyque avec ses trois instances des communications pour façonner la réalité du terrain qu’il explore ; s’attachant aux figures de l’interaction sociale, de lien générationnel et de l’impossible dialogue.
Enfin, Mother Tongue l’inspire également dans sa forme sérielle et polyphonique. Pour son installation, il produit trois corpus d’images mixtes, d’une quinzaine de tirages chacun, qu’il conçoit comme les volets d’un grand ensemble dont l’assemblage marque les mouvements d’un seul et même geste d’écriture. L’accrochage linéaire, qui souligne cette intention, dessine une partition dont le rythme et la musicalité s’éprouvent dans l’articulation des images entre elles.
Le Nîmes d’Alassan se découvre dans le détail d’une scène de genre, la somme de petits événements trouvés dans les plis du paysage : une partie de bridge, un groupe de jeunes grimpeurs au pont du Gard, une femme [Françoise] assise dans son appartement baigné de lumière en fin d’après-midi. Toujours, chez lui, l’image révèle le vibratoire des choses, évitant un style trop direct qui tranche et capture sur le vif. « Quand j’arrive sur le pont du Gard, je regarde tout autour et suis émerveillé par ce que je trouve. Où est l’art ? Dehors, tout est donc là, à portée de soi⁴» : la photographie est bien un moyen d’expression malléable où les lois et les canons tombent pour laisser place à ce que l’œil seul veut recueillir.
Lors d’un récent échange, le photographe évoquait le besoin de faire apparaître dans l’image définitive le processus du temps photographique (conception, composition, cadrage, etc.). Et la difficulté répétée à rendre compte de l’incarnation d’un moment et de sa charge émotionnelle par un acte de fixation pure ; à signifier le hors-champ de l’expérience. Sans doute, ces réflexions sur les contraintes d’une technique et les limites de son exercice, l’ont progressivement conduit à s’intéresser aux potentialités du médium de la peinture⁵, voire à lui faire adopter le point de vue du peintre pour concevoir ses images.
D’ailleurs, quand il part à la rencontre des élèves de l’école de la corrida improvise une balade dans la Vallée de l’Eure ou se rend dans la Ferme aux Crocodiles, il procède comme l’artiste peint sur le motif. Il prend le temps de tisser une relation avec l’environnement, repère les qualités du lieu, aborde les personnes croisées, ruse pour parvenir à la composition voulue. « Regarde ce couple avec son chien qui prend le soleil près du Gardon. Cela a pris du temps. Il a fallu s’approcher, parler un long moment, repositionner légèrement leur corps, réagencer les objets pour parvenir enfin à une harmonie satisfaisante. »⁶
L’apparente simplicité des scènes résulte d’un long processus de travail qui commence avant la prise de vue et termine par une sélection minutieuse, aboutissant souvent à l’élimination de la plupart des tirages.
Plongés dans la contemplation des séries réparties sur plus de 400 m², on s’interroge finalement sur l’intention artistique de l’auteur. Car, si la diversité des situations et des points de vue semble, à première vue, relever de l’approche documentaire ; l’utilisation ponctuelle du noir et blanc, la présence d’objets incongrus, ou encore le traitement pictural de certaines scènes génèrent des récits alternatifs. « Je ne veux pas parler de la ville. Je ne cherche pas à être dans la transgression, ni faire du nouveau. Ce que je veux montrer, c’est mon interaction avec le lieu. »⁷ Dans cette immersion au cœur du réel, le photographe cherche toujours à repartir de lui, de ses impressions et de son histoire, pour produire une narration.
Et si valeur documentaire il y a, elle est involontaire, car Alassan joue avec les registres et les représentations (pop culture, classique, iconique). Que disent, par exemple, ces deux crocodiles qui semblent figés dans un temps immémorial ? Doit-on y voir une mise en scène déguisée du symbole historique de Nîmes ou un clin d’œil à la célèbre photographie de Newton montrant le corps d’une femme nue dans la gueule de la bête ? L’image est-elle véritablement de la main de l’artiste ? ou un emprunt du photographe parmi la collection des archives de la ville⁸ ?. À y regarder de plus près, ce trouble dans l’image revient régulièrement, comme la mise en scène de cette bande de filles qui se prépare entre deux cours dans les toilettes du lycée Alphonse Daudet, évoquant davantage l’univers d’un « teen movie » américain des années 2000, qu’un Nîmes contemporain.
Quand je l’interroge sur la manière dont « Partitions Sédimentaires » s’inscrit dans l’ensemble de son œuvre, Alassan répond que cette expérience est fondamentale pour la suite. Au-delà de l’important corpus produit, c’est une nouvelle approche du travail, une manière de saisir un environnement à travers la collaboration, qui s’est ouverte à lui. Sa conception de la série a également évolué : désormais, il souhaite faire dialoguer des corpus issus de contextes radicalement différents (Nîmes, Paris, l’Angola). Comme si le système de partitions élaboré ici, permettait d’établir de nouvelles connexions sémantiques et d’accueillir une infinité de mouvements. Ce sentiment de liberté exprimé par l’artiste, que l’on ressent en parcourant l’exposition, est celui d’une œuvre capable d’appréhender la réalité de manière spontanée tout en laissant entrer la fiction et les jeux de références. Et cette expérience est certainement le reflet d’une invitation curatoriale capable d’embrasser de tels enjeux artistiques et humains.
¹ L’exposition intègre la programmation des Rencontres d’Arles 2024 et est à ce titre présentée jusqu’au 22 septembre.
²Durant la durée de la triennale, certaines images réalisées par Alassan Diwara sont également présentées sur la façade de la Gare de Nîmes-Centre, et dans le hall de l’hôtel communautaire de Nîmes Métropole.
³Quatre œuvres de Zineb Sedira sont également montrées dans l’exposition « Partitions Sédimentaires » : Mother Tongue, 2002, installation vidéo ; Saphir, 2006, édition ; La maison de ma mère, 2002, impressions sur aluminium ; Mother Daughter and I, 2003, impressions sur aluminium.
⁴Propos d’Alassan Diawara, recueillis lors d’un entretien dans son atelier.
⁵Alassan Diawara évoque notamment l’influence de la peintre Nathanaëlle Herbelin et ses propos sur la peinture comme un médium capable de contenir le temps. Nathanaëlle Herbelin, catalogue, 2023, Éditions Dilecta, Paris – galerie Jousse Entreprise.
⁶Propos d’Alassan Diawara, recueillis lors d’un entretien dans son atelier.
⁷Propos d’Alassan Diawara, recueillis lors d’un entretien dans son atelier.
⁸Alassan Diawara réalise un important travail de recherche au sein du service des archives de Nîmes. Il emprunte plusieurs documents qu’il dissémine dans l’exposition.