J’ai rencontré Gaspar Willmann dans son atelier parisien quelques semaines avant son départ pour une résidence de création de plusieurs mois à New York (janvier – juin 2026), à l’ISCP de Brooklyn, dans le cadre du Salomon Foundation Residency Award. Plus d’un an avait passé depuis notre dernière entrevue, et j’ai découvert une oeuvre où les gestes et les outils de l’artiste affirment avec une clarté nouvelle leur rôle dans la création de l’image, engageant une réflexion sur la matérialité et sur le support même de sa production. C’est à partir de cette notion d’outil – entendue comme une opération réunissant un ensemble de techniques et de gestes situés – que j’ai souhaité conduire cet entretien.

Photogramme extrait de Glass House (2025) 22’38

Jeanne Turpault
Les gestes opérés dans le processus de fabrication de tes vidéos et de tes peintures s’apparentent à ceux du monteur au cinéma, tant par l’action de relier, dissocier, coller des éléments que, sur le plan conceptuel, par leur manière d’organiser le temps, l’espace et les blocs d’images-pensées dans l’objet (film ou tableau).

Si je m’en réfère au concept du montage développé par Deleuze et Guattari dans L’Anti-OEdipe, le monteur est une figure machinique (machine désirante) en ce que ses gestes techniques — découper, juxtaposer, répéter, ralentir — sont des gestes de désir qui produisent de la pensée et de l’affect. Or, ton oeuvre exerce une force d’attraction scopique sur le·la spectateur·ice qui se perd dans la construction et les agencements d’images, comme pris au piège de la représentation. Comment conçois-tu l’image ?

Gaspar Willmann
Le matériel (ou stuff1) que j’utilise est composé d’images dont la fabrication est conditionnée par la manière qu’on a de les recevoir et de les regarder. La plupart des images contemporaines ne répondent plus à des codes esthétiques, ni même à des standards de composition académiques : elles sont juste optimisées pour capter l’attention et produire un effet sur le·la regardeur·euse.

Partant de ce postulat, je préfère travailler sur les façons de voir, de produire et de diffuser, plutôt que chercher une originalité dans l’image elle-même. Les formes morcelées, transformées ou fondues qui apparaissent dans mes pièces incarnent cette idée.

Avant de procéder à la collecte de ces matériaux, il y a un moment de consommation où je me retrouve à emmagasiner ce stuff de façon intentionnelle, à travers les produits culturels que je rencontre dans les expositions, au cinéma, etc. Ou de façon involontaire, via le flux des images des réseaux sociaux et autres pièges de l’attention, qui nous est constamment déversé.
Il y a quand même ce sentiment prédominant de ne jamais être à l’endroit que j’ai choisi quand il s’agit d’images. Les systèmes de recommandations algorithmiques participent de cela : ils nous font absorber des contenus que l’on n’a pas spécifiquement désirés — ou pire, que nous croyons avoir choisis.

Dans un second temps, j’entame une phase de sélection et de digestion plus active : c’est à ce moment-là que le geste du montage intervient et permet d’organiser ces différents régimes d’images sous une même bannière. En soi, la matière extraite importe peu : je pioche instinctivement dans des collections de fenêtres en PVC, de déchets, de souvenirs personnels ou d’archives historiques. Tout est mis sur le même plan, aplati dans une horizontalité parfaite, comme le ferait un cinéaste sur sa table de montage.

Dans mon travail, ce montage est à la fois une manière d’organiser les formes, mais aussi ma pensée. En associant un grand nombre d’idées, de fragments hétérogènes, je me retrouve alors avec une constellation de sens et de liens qu’il me faut ensuite trier pour en garder l’essentiel. Dans le pixel mort (2023), cette méthodologie m’a permis en un seul projet d’associer une trend Tik Tok, un problème mathématique et le travail d’une chorégraphe chinoise, tout en gardant une direction artistique cohérente. Ici, on parle d’une pratique qui est totalement numérique : les gestes sont ceux du glissement, de la superposition, et d’une copie frénétique (le “copier-coller”), jusqu’à atteindre un Kaïros permis par la possibilité du retour en arrière (“Pomme-Z” ou “Ctrl-Z”).

Enfin, il y a l’étape de la diffusion, qui pourrait s’apparenter au choix d’un médium définitif pour fixer et montrer ces assemblages sur un support. La peinture, la vidéo ou l’exposition en elle-même sont quelques exemples. Ce moment est celui, à l’atelier, où les images quittent les ordinateurs et mes bases de données pour s’imprimer sur un support matériel. En faisant irruption dans un espace physique, ces images produisent toute une batterie d’erreurs (peinture, agrafes ou plis visibles, décolorations ou tâches) que je cherche à valoriser. C’est comme l’application d’un vernis qui fige un flux constant de datas. À ce moment-là, plus aucun retour en arrière n’est possible.

Gaspar Willmann © Ariane Kiks

Jeanne Turpault
Lorsque tu décris les différentes opérations à l’œuvre dans ton travail, tu évoques la peinture comme une étape particulière, correspondant à un moment de lâcher prise, de digestion et de potentiel accident, au sein de cet ensemble de gestes-outils qui organisent la production. Qu’est-ce que cet apport de matière libre, qui effectue un pas d’écart avec la figure comme outil de représentation, révèle de ton rapport au médium de la peinture dans ton traitement de l’image ?

Gaspar Willmann
Dans la cosmogonie de ma pratique, je considère la peinture comme une technologie. Ce n’est pas une manière de représenter mais plutôt un objet médiatique. C’est un logiciel qui m’est propre, avec ses biais. Un outil qui déraille.

En général, on perçoit l’hésitation, la prolongation, le blocage et autres bugs comme autant de formes de handicap, pas assez productives et performantes. Ce potentiel dysfonctionnel du langage de la peinture m’intéresse à cet endroit : précisément parce que ce n’est pas qu’un moyen de dé signer des objets ou d’exprimer des sentiments, il relève aussi de la traduction d’un processus de pensée.

Faire de la peinture, c’est se mettre constamment en danger et composer avec l’erreur. Or, je suis quelqu’un qui cherche plutôt à maîtriser et rationaliser son quotidien. L’usage des nouvelles technologies favorise cette rationalité rassurante et efficace : pouvoir revenir en arrière, trouver une réponse en deux clics, rédiger un mail à l’aide d’un LLM, ou simplement combler par de l’information un sentiment de vide.

La peinture, je crois, me rend vulnérable, sans que j’arrive réellement à l’expliquer. C’est un point névralgique qui continue de me fasciner. Bien que les images sur lesquelles je peins sont figuratives, le geste, lui, est abstrait, et renvoie à sa stricte matière : une coulure, une croûte, un sfumato. La pratique est méditative et, parce qu’elle me détache de la conscience ordinaire du temps, elle ouvre un espace introspectif.

Ce “logiciel” personnel agit donc comme un exutoire et un scanner critique des images que je manipule : j’oppose souvent ce moment de la peinture à celui, oppressif, de la fabrique des images. Des entreprises comme Adobe ou OpenAI reconfigurent en profondeur le régime du visuel : elles nous font croire et adhérer à leur système de représentation. En monopolisant les outils de production visuelle, et sous couvert d’une neutralité, elles imposent des idéologies qui effacent toute singularité. Dans ce monde lissé, où le vrai et le faux sont interchangeables, la violence réside aussi par l’impossibilité même de pouvoir en faire la distinction.

Dans ma dernière vidéo Glass House (2024) cette violence est figurée par le verre et la question de la transparence : métaphore du contrôle, des IA analytiques ou génératives et des algorithmes. La peinture, elle, opacifie littéralement ces surfaces. Je ne suis pas à la recherche d’une “vérité” mais l’opacité de la peinture ne ment pas et permet de cacher ce que nous avons de plus précieux, comme des secrets.

Le pixel mort (2023) installation avec 4 toiles distinctes, encre, huile, toile, bois, écran LED. app. 190 x 530cm. Vue et collection du Frac des Pays de la Loire.

Jeanne Turpault
Dans tes toiles récentes, l’objet (pilules, etc.) disparaît de plus en plus sous les couches de peinture. Le sentiment de fluidité, lié à la profusion d’images, s’atténue pour laisser place à une nouvelle organisation des éléments, où apparaissent des lignes qui découpent des plans dans l’image. Rapportés au temps et à l’espace, ces plans évoquent des séquences de montage ; des scènes.

J’ai le sentiment qu’un basculement s’opère avec ton dernier tableau 16_28_01, 16_32_49 (by the boy’s bed) (2025), qui montre, à travers l’enchaînement de deux plans successifs, l’évolution d’un personnage dans l’intimité de sa chambre. Peux-tu évoquer cette oeuvre et le parti pris de ce découpage qui introduit du narratif dans la représentation ?

Gaspar Willmann
Mes premières toiles cherchaient à faire tenir le maximum d’informations dans un cadre restreint. À la manière d’un palimpseste, une image venait en effacer une autre, et ainsi de suite. Les affects, tirés d’images personnelles tout autant que des premiers résultats de Google Image finissaient par se liquéfier en une substance unifiée, mouvante au gré des tableaux.

Mes derniers tableaux laissent en effet apparaître des cassures, comme le séquençage des pellicules photographiques et une simplification des compositions. Tu parlais de la figure machinique du monteur, mais ma redécouverte ces derniers temps des travaux du cinéaste et théoricien du cinéma soviétique Eisenstein et de son époque, pas si éloignée de la nôtre, va dans cette direction. Le corps social est bien le sujet prioritaire du cinéaste, mais son montage est intimement lié à son admiration et à son usage des « nouvelles » technologies : les machines.

Le progrès technologique est constamment célébré par Eisenstein, par exemple dans La Ligne générale (1929) et la séquence de la machine à traire. Cette séquence ne montre pas qu’un simple outil mais aussi une force mystique qui provoque extase et fascination. Cela m’a amené à étudier le cinématisme2 et considérer aussi les peintures comme des montages – et non plus seulement les inscrire dans l’histoire plus restreinte du photomontage. Celles-ci pourraient être considérées comme une forme antérieure de cinéma, valorisant le temps long de regard et de la production.

Dans le cas de l’oeuvre 16_28_01, 16_32_49 (by the boy’s bed), un narratif est installé par l’usage de deux plans distincts sélectionnés dans une séquence d’images générées. Ici un enfant semble être réveillé par une notification et consulte son téléphone, la nuit.

Ces thématiques de la solitude, de la technologie ou des moments transitoires, comme la nuit, rejoignent le sujet du mélodrame ou du romantisme qui traverse une grande partie de mon travail. La mélancolie, par exemple, provient du souvenir constant d’une dose de bonheur lointain, qu’on essaie de réactiver à chaque instant.

Les plateformes (incarnées dans ce tableau par la lumière provenant du smartphone) sont construites comme cela : elles récompensent notre présence sur leur interface, et notre retour, comme des rats de laboratoire attirés par un stimuli. De la même manière qu’au cours d’une relation, nous offrons de l’attention à notre partenaire, ce qui simule des récompenses et nous fait inlassablement revenir. Les plateformes opèrent de manière technique, optimisée, mais produisent des attentes, des croyances et des mythes. C’est une mélancolie mécanique.

JUMAP (belieber meds) (2025) 188 x 122cm, encre et huile sur toile de lin.

Jeanne Turpault
Ton oeuvre critique la manière dont le capitalisme libéral intègre et utilise les outils techniques — image IPhone, logiques de services et d’ubérisation du travail — pour régir nos modes de vie et de perception. Or, l’artiste contemporain ne peut pas se soustraire à ce rapport à la technique : il collabore avec des dispositifs et des applications qui participent à l’isolement et à la précarisation, y compris de sa propre condition. Comment appréhendes-tu cette contradiction dans ta pratique ?

Gaspar Willmann
Ces « dispositifs » sont le résultat d’une fusion entre la technologie et le capitalisme, qui ne sont pas deux entités séparées, mais intimement mêlées. Ces structures (plateformes numériques, réseaux sociaux ou algorithmes de recommandation) ont en effet cette capacité quasi magique à façonner, contrôler ou altérer les structures sociales, les flux économiques et la perception du monde, au service du capital.

En tant qu’artiste, avoir conscience que l’outil utilisé n’est pas neutre est déjà une manière de le mettre à distance critique et de désamorcer le système. Selon Bernard Stiegler, les technologies sont des pharmaka pour l’homme, c’est-à-dire à la fois des remèdes et des poisons. En ce sens, Stiegler nous invite à penser les technologies non pas comme des fatalités extérieures, mais comme des milieux avec lesquels nous cohabitons et que nous pouvons transformer à notre avantage.

Et en effet, je ne crois pas que la censure, le rejet ou l’omission de ces outils soit une solution ; il faut combattre leur toxicité en se les appropriant, et en imposant à ces outils son propre narratif. Pourquoi ne pas imaginer un logiciel de retouche Marxiste, ou une plateforme de diffusion anarchiste ?

Dernièrement, c’est l’usage des LLM et de L’IA générative qui pose vraiment question. Je vois beaucoup d’artistes repérés et diffusés pour leur usage de L’IA mais qui contribuent malgré eux à la simplification abusive de notre compréhension de cette technologie et à l’entretien du récit de la tech (IA “créative” ou “quasi consciente”) et des politiques fascisantes de la Silicon Valley.

Leur formation relève d’ailleurs souvent de la programmation informatique bien avant toute pratique artistique. Je trouve la vision du monde des ingénieurs (en logiciels, design d’interfaces, DATA scientists…) terrifiante, car ils réduisent la complexité du réel à des modèles calculables. C’est ce que pointent Nastasia Hadjaji et Olivier Tesquet dans leur dernier ouvrage, en parlant de pensée en API (Application Programming Interface) qui permet de rendre des idées en apparence incompatibles supportables et de les transformer sans se soucier du contexte dans lequel elles ont été émises. Un monde de statistiques, où l’art ne conteste plus le pouvoir technologique : il le décore.

Face à ce constat, une des solutions qui s’impose à moi est de reconsidérer l’importance de l’empathie comme une donnée intégrée au sein de l’œuvre.

C’est le cas des acteur.ices que je vais utiliser dans mes vidéos, par exemple. Chaque protagoniste est casté sur Fiverr (plateforme en ligne de services freelances, qui met en relation des prestataires indépendants et des clients à la recherche de prestations rapides et peu coûteuses) après beaucoup d’échanges, et les scripts sont adaptés en conséquence, afin que ces personnes portent ma voix d’artiste, mais expriment aussi la leur. Ils ont tout autant un rôle à jouer que moi dans la création d’espaces alternatifs (imaginaires ou militants).

Se mettre à la place de quelqu’un ou de quelque chose permet de saisir la matrice dans laquelle ces utilisateur·ices ou ces choses3 sont imbriqué·es. Cette empathie, c’est aussi faire preuve d’une humilité et d’une vulnérabilité qui tranchent avec l’injonction à réussir, à produire du résultat immédiat, à se conformer à la norme et à l’instantanéité dans des systèmes sans failles.

16_28_01, 16_32_49 (by the boy’s bed) 188 x 122cm, encre et huile sur toile de lin

In the Making est une chronique qui fait entendre la parole de l’artiste dans l’atelier.
Au gré d’entretiens, je recueille les mots et les réflexions que l’artiste livre sur son œuvre, comme une confidence sur le médium artistique et la création.
Ce que je m’efforce de saisir, c’est l’acte de penser et de faire en jeu dans le hors-champ de l’exposition : le processus qui précède et accompagne l’avènement de l’œuvre, les mouvements constitutifs de son état, annonciateurs de son devenir. Ces propos sont relevés à un moment charnière du parcours de l’artiste : une exposition en institution, une entrée en galerie, une résidence marquante, etc. Autant de situations qui engagent, par l’inédit de l’expérience, un autre regard sur son art — où naissent des idées et des matériaux souvent essentiels, que l’exercice de la conversation fait surgir et permet de nommer.

Jeanne Turpault

 

1 substance, matière.
2 Mode de fonctionnement du cinéma envisagé comme principe esthétique ou narratif,
indépendamment de son support technique.
3 Laurence Bertrand Dorléac, Pour en finir avec la nature morte, Paris, Gallimard, 2020. L’autrice
critique l’expression « nature morte », qu’elle juge « mal adaptée » car elle met l’accent sur le «
mort » des objets, alors que les choses représentées ne sont jamais vraiment séparées du
vivant : elles participent de la vie, de la mémoire, des usages et des symboles.