Décharge est l’une de vos premières expositions institutionnelles en France. Vous a-t-elle permis de creuser certains de vos sujets récurrents, tel que la fleur et l’odorat, mais encore le lien avec la matière ou l’histoire de l’art ?
J’ai en effet travaillé un ensemble de matériaux que je connais bien, même si c’est la première fois que je réalise autant de porcelaines. Ainsi, au plâtre, bois, acier, parfums, liquides, miroirs et fleurs, s’ajoutent quelques chemises parfumées posées au sol. Je pense toujours à l’importance symbolique et aux effets physiologiques des matériaux, car une syntaxe se manifeste pendant les assemblages. Par exemple, lorsque le miroir bleu étang a rencontré le plâtre représentant un pli lié à quelqu’un qui s’accroupit, j’ai pensé au tableau Narcisse du Caravage. D’ailleurs, il y a beaucoup de narcisses dans l’exposition.

Est-ce à dire que l’immatérialité du parfum est liée à quelque chose de très tangible, dans une forme d’énergie globale ?
Oui, l’énergie globale passe aussi par de l’immatériel et un langage qui n’est pas uniquement visuel, donc souvent éphémère et inconstant. Pendant des années, j’ai nommé des sculptures still life, car le concept de nature-morte m’intéresse par ces substances se retrouvant au même moment, au même endroit. L’exposition est conçue comme une nature-morte évolutive. Les parfums amènent justement cette dimension temporelle, en évoluant, pour les odeurs vivantes et stagnantes, et en disparaissant dans la VMC de la fondation, pour les parfums plus volatils.

On a d’ailleurs le sentiment d’une certaine mélancolie, dans ces formes, parfois molles, qui s’effondrent et ce parfum qui mue…
La mélancolie est un terme que j’ai du mal à employer, bien que je doive témoigner de ce caractère… L’exposition est très liée à la mémoire des formes, comme ces bouteilles qui induisent des moments vécus, ajoutés à la projection que je peux en avoir. La première salle, composée de répliques de récipients de ma collection personnelle, peut notamment être perçue comme un cimetière de souvenirs, bien que certains éléments soient des objets trouvés. Ils sont comme des ready-mades usés. Les choses usées ont plus de valeur à mes yeux car on y lit davantage, à l’instar des fleurs fanées.

La fleur est l’un des sujets que vous développez depuis de nombreuses années, qui résume aussi le passage de la vie, parfois fugace… Là encore, j’y vois une mélancolie proustienne, mais vos références vont davantage vers la Renaissance ou le Baroque…
Ce qu’induisent les fleurs et leurs parfums, est aussi la durée. Il est important, dans mon travail, de créer de l’instabilité par l’odeur, mais aussi par des contrastes esthétiques entre des éléments très ordonnés et du désordre, de l’aléatoire et de l’accidentel. Le terme de Décharge est vecteur de rencontres quelque peu improbables, qui se retrouvent de façons chaotiques et ces fleurs s’affirment dans ce mouvement érectile, de sa gloire à sa décadence. Ce qui n’est pas forcément un terme péjoratif, car les choses jetées révèlent aussi une certaine beauté.

Les fleurs s’accompagnent-elles d’une métaphore sexuelle, assez évidente dans certaines espèces ?
Oui, à l’exemple de la tubéreuse qui est la plus présente dans l’exposition et serait la note de fond, si on se référait à un parfum. Aux fleurs fanées, succèdent d’autres qui éclosent sur la tubéreuse, qui n’est donc pas une plante qui se révèle fraîche d’un coup, puis jetable. Le lys est un peu différent et je l’associerai davantage à la décadence car, à un moment donné, son odeur devient écœurante. Il se délite très vite, devient humide et s’effondre. C’est aussi pour cela que je l’aime. Des roses viennent également du black market de la gare St Lazare et quelques fleurs teintées de chez Debeaulieu, pour accentuer la gamme de couleurs de l’exposition qui est inspirée par le phénomène d’irisation des taches de pétrole ou d’huile de moteur sur le macadam. Mais la symbolique des fleurs peut s’inventer et chacun nourrit une relation particulière avec elles. Chez moi, cette allégorie est enrichie par l’histoire de l’art, notamment les natures-mortes de la Renaissance et le principe de l’hortus conclusus. Toutefois, je n’ai pas essayé de générer une symbolique globale dans l’exposition.

Mais les cygnes peuvent renvoyer à la mythologie grecque et notamment à l’épisode de Léda et à la transformation de Zeus pour la séduire. Assumez-vous une narration dans cette exposition ?
Qui n’aurait pas un story-board très précis alors… mais la narration prend des formes très différentes, tel que le MacGuffin d’Alfred Hitchcock, mettant un objet au même niveau qu’un acteur. Ici les matériaux créent l’histoire, comme les porcelaines un peu affaissées sur elle-même car cuitent à des degrés différents. Ces mouvements dissimulés peuvent entraîner de la violence ou des effets de mémoire induisant, en effet, de la narration. Cette dernière est aussi très présente dans les parfums dont j’aime beaucoup édicter l’écriture. Pour la première salle par exemple, j’ai composé des formules très différentes, disposées à des endroits divers sur des chemises posées au sol. Je me suis basé sur le souvenir d’une fête et de son lendemain lorsque j’ai dû nettoyer les dégâts. Le parfum évoque alors ce sol tapi de projections de bières et de mégots de cigarettes, mêlé à du LT Pivert que j’ai utilisé dans l’eau de nettoyage. Ce parfum d’ambiance est comme un décor reproduit par l’odeur.

Avec cette image du souvenir, du décor, de la beauté et de la décadence… c’est presque comme si vous commenciez par la fin de la soirée…
C’est aussi pour ça que j’ai positionné des rideaux qui coupent du jour ou de la nuit. Je fais d’ailleurs beaucoup de rêves qui se déroulent dans des ambiances de fins de soirées, lorsqu’il y a moins de monde et qu’il est de nouveau possible de voir la salle différemment. Les personnes attendent, puis le soleil se lève.

Par Marie Maertens

Morgan Courtois« Décharge »
Fondation Pernod Ricard, 1 cours Paul Ricard, 75008 Paris, jusqu’au 26 mars 2022,
www.fondation-pernod-ricard.com

Crédits photos
© Morgan Courtois, Paris, 2022 / Photos : Aurélien Mole, Courtesy Fondation Pernod Ricard
Portrait de Morgan Courtois, 2017 : © Jules Goupy