Interview de Bertrand Lavier à l’occasion de l’exposition En couleur, Commanderie de Peyrassol, jusqu’au 3 novembre.
Marie Maertens : Vous connaissez Philippe Austruy, fondateur de la Commanderie de Peyrassol depuis une quinzaine d’années et y aviez d’ailleurs créé, en 2011, une première installation. Comment cette amitié s’est-elle construite ?
Bertrand Lavier : Le déclencheur qui nous a réuni était évidemment l’art et Philippe m’a très vite demandé de venir voir son domaine. Je suis arrivé avec ce projet de positionner un motoculteur en hauteur, geste qui l’a, à la fois, séduit et beaucoup agacé, car il voulait supprimer tous les poteaux EDF du domaine pour y planter des vignes. Mais il a accepté et, au final, l’œuvre Hommage à Lou créait une vision assez étrange… Puis, nous nous sommes rendus compte que nous avions une propension à aimer les bonnes choses de la vie et à jouir d’une grande liberté, ce qui est le cas chez assez peu de gens.
Ce collectionneur est aussi très proche de Daniel Buren ou Bernar Venet. Nourrissez-vous des affinités intellectuelles avec ces artistes ?
Je dirais que les esthétiques de Venet ou de Buren sont assez différentes de la mienne, elle-même, assez hétérogène. Je pense que nous sommes des plasticiens solitaires dans notre quête plastique, bien que nous ayons pu faire partie de groupes, même si Daniel Buren vous dira que BMPT a duré deux jours… Quand nous avons commencé, L’Ecole de Nice à laquelle était rattaché Bernar Venet, était un peu une fiction… Nous sommes devenus très indépendants et c’est peut-être un trait de caractère qui plaît également à Philippe Austruy.
Dans cette exposition, En couleur, vous parlez beaucoup de la peinture et du tableau. Peut-on dire que votre œuvre questionne toujours ce médium et la représentation de l’objet ?
Oui, car cela correspond à ce qui existe depuis les grottes de Lascaux. Au sein de cette très vieille histoire, cela m’intéresse que l’on puisse indéfiniment redistribuer les cartes de manière tout à fait surprenante, avec quatre ou cinq mots de vocabulaire. C’est toujours plein de surprises et, moi-même, je n’ai aucune idée de ce que je vais réaliser dans six mois. Mais, je n’ai pas l’impression de parler de la représentation. Car lorsque je montre un objet, tel qu’un piano, il est là ! Cela met en défaut ces valeurs assez établies. Je pense que je suis peut-être un des artistes qui utilise le plus de peinture en quantité, mais pour un « vrai peintre », je ne fais pas partie de la famille… Quand les sculpteurs vont penser qu’en manipulant mes objets, je ne suis pas sérieux… J’aime jouer avec cela.
L’histoire de l’art est malgré tout très présente chez vous. Le piano, que vous citiez, peut aussi faire référence à celui de Joseph Beuys conservé au Centre Pompidou ou à une tautologie à la Joseph Kosuth… Quand on voit dans votre travail de nombreux clins d’œil à Marcel Duchamp, René Magritte, Francis Picabia…
Oui dans le sens où l’art est pour moi un vecteur, comme d’autres domaines. Bien d’autres choses me passionnent et me servent tout autant, à l’exemple des catalogues La Redoute, Conforama ou Darty…
Pensez-vous que ce regard sur le monde soit aussi lié au fait que vous êtes un artiste autodidacte ?
C’est possible et j’avoue que je dois beaucoup à Daniel Templon. Très jeune, j’habitais rue Bonaparte et, tous les matins, je passais devant sa galerie. Pour moi, l’art était représenté par des tableaux ou des sculptures en bronze… Or, j’y voyais du verre pilé par terre, des tableaux comme exécutés par des enfants, des textes aux murs, des instruments de physique… J’ai appris ce qu’était une galerie d’art et cela a été ma fenêtre.
Comment avez-vous débuté alors ? Avez-vous rencontré des artistes ?
Je possédais un grand carnet de dessins à spirales, dans lequel je croquais des projets. Je ne pouvais pas réaliser mes pièces, donc je notais. Quand vous venez d’un village de Bourgogne et arrivez à Paris, sans faire les beaux-arts, il est difficile de se faire un réseau. Donc, j’ai cherché ce que je considérais être un spécialiste et le seul critique d’art que je connaissais, car je l’avais vu à la télévision, était Pierre Restany. Il y était passé parce qu’il était à la fois très connu et détesté. Il a accepté de me recevoir, puis m’a dit que mes idées étaient intéressantes et qu’il fallait à présent les réaliser. C’est là que j’ai commencé à peindre, ensuite les objets sont venus, puis les chantiers… Mes projets sont un peu comme des volcans qui ne seraient pas éteints, car je peux en reprendre certains parfois vingt ans après.

Étiez-vous conscient d’un désir de témoigner de la société de consommation de votre époque ? Souhaitiez-vous identifier ou classifier ?
Non, ce n’est que la résultante de mes préoccupations et je n’étais pas non plus dans la lignés des Nouveaux Réalistes, même si ce sont comme des oncles pour moi. Je cherchais davantage des outils pour faire avancer mes propres chantiers, plutôt que de figurer un miroir de la société. C’est un reflet de ce que j’emploie, avec des portées très différentes, car j’observe qu’on ne maîtrise pas ce que l’on appelle l’air du temps. A l’exemple de ma Ferrari Dino, que l’on regarde à présent différemment, par rapport à l’époque où je l’ai conçue en 1993. C’était alors une réflexion assez docte sur le ready-made, tandis qu’aujourd’hui, elle vient capter de tous autres propos. Mais c’est le propre des œuvres d’art… J’ai même connu Joseph Kosuth à l’époque et je pensais souvent que j’aurai pu faire ses œuvres, qui m’intéressaient beaucoup, autrement. Cela m’inspirait pour mes propres pièces, tout comme de regarder des plasticiens bien moins renommés.
Vous avez également rendu des hommages directs aux personnages de Walt Disney ou à Dan Flavin et Frank Stella. Attestaient-ils d’une fascination particulière pour la culture américaine ?
Probablement, mais là-encore, pas de manière si consciente. D’ailleurs, au départ, je ne lisais pas Mickey, mais Tintin, Spirou ou des trucs comme ça… Puis, on m’a présenté Mickey et j’ai bien aimé. C’était malin et le dessin, qui bavait un peu, m’a tout de suite plu ! Je n’affichais pas une fascination pour la culture américaine, mais Mickey est plus connu, donc on peut le lire comme cela et il est vrai que ma famille esthétique est davantage du côté du pop. Ce qui est amusant et que mon travail issu de la BD, donc de quelque chose qui n’existe pas, devient étrangement vrai. La sculpture de Mickey est littéralement étrangement vraie. On peut observer que les Nouveaux Réalistes sont dans les choses réelles et les Américains dans la duplication. Par exemple, Jasper Jones ne peint pas des pinceaux, mais conçoit des pinceaux en bronze. Charles Ray n’expose pas une voiture accidentée, mais refait une voiture accidentée en résine, ce qui est un travail fou. C’est ce qui nous distingue beaucoup.

Courtesy Bertrand Lavier and Commanderie de Peyrassol. Photographie : Jeanchristophe Lett © ADAGP, Paris, 2024
Vous avez d’ailleurs rencontré d’ailleurs Frank Stella…
Oui, alors-même que je ne demande jamais aucune autorisation pour faire quoi que ça soit, et j’ai failli avoir des gros problèmes avec Disney ! Donc un jour, je rencontre Frank Stella chez Bernar Venet et je lui montre ma pièce, issue de la sienne, en photo. Il m’a répondu : « Great, but I think it’s better that I did…». Il a été très élégant et a fait comme si cela l’amusait…
Vous semblez aimer jouer des différentes cultures ou sentiments, comme la facétie et le sérieux… Pour autant, vous avez réalisé près de 700 pièces dans votre carrière… Comment les choix se sont-ils faits pour cette exposition ?
Je suis parti de la couleur, sujet qui m’intéresse depuis longtemps, et quand vous êtes dans un espace aussi impersonnel qu’un white cube, il faut trouver un travail qui fédère. Paradoxalement, il est plus facile d’exposer dans des espaces chargés architecturalement avec lesquels on peut dialoguer. Là, on est vraiment livré à soi-même et il est nécessaire de faire tenir les choses, de manière un peu excitante. J’ai ensuite opté pour les œuvres qui convenaient le mieux et étaient disponibles. Puis j’ai réalisé une pièce spécialement pour l’exposition, car celle que je voulais montrer était à Hong Kong. Alors, je me suis dit que je n’avais qu’à en produire un autre !
Il y a beaucoup de duos dans l’exposition, de pièces qui se répondent ou même de dialogues entre différentes périodes. Comme si vous jouiez vous-mêmes avec vos créations…
Oui, cela crée un tissu narratif que j’aime bien et qui fait rebondir. C’est peut-être vaniteux de le dire, mais il est vrai qu’on ne voit pas les 40 ans de différences entre certaines œuvres. C’est peut-être lié au fait que le chantier, par définition, est toujours en mouvement. J’aimais beaucoup Raymond Hains, dont les œuvres donnaient aussi l’impression d’avoir été faites la veille… Mais vous savez, au final, pour garder de la fraîcheur, il ne faut pas trop produire, ni trop exposer…

Courtesy the artist, Mennour, Paris and Commanderie de Peyrassol. Photographie : Jeanchristophe Lett © ADAGP, Paris, 2024