Retour sur l’œuvre des artistes Ittah Yoda, visible à la Fondation Bally jusqu’au 12 janvier 2025, dans le cadre de l’exposition “Arcadia” dont le commissariat est assuré par sa directrice Vittoria Matarrese. 

Arcadia, Fondation Bally, Ittah Yoda, AVA, Vincenzo Luna, Peter III, 2024 © Andrea Rossetti

À 18h, le soleil est encore haut lorsque j’arrive au 39 rue des Jeûneurs pour récupérer l’extrait de parfum Learning to Fly du créateur David Chieze, qui, dans 24 heures, rejoindra l’installation d’Ittah Yoda au sein de l’exposition “Arcadia” à la Fondation Bally. 

L’expérience est insolite, je m’apprête à faire la rencontre d’une œuvre par son parfum, sous la forme fragmentaire, en dehors de son contexte original d’exposition. Chacun·e connaît le pouvoir de l’odeur sur notre imagination, tant individuelle que collective, sa capacité à réveiller nos plus intimes et lointaines mémoires et à nous projeter dans un ailleurs, souvent éloigné de la réalité de son contexte d’apparition. Ce soir-là, dans l’appartement parisien abritant le laboratoire, lorsque se libèrent le musc blanc et la fleur d’oranger, je tente de visualiser l’œuvre d’Ittah Yoda : quelle corporéité ? Comment s’intègre-t-elle à l’espace et à l’environnement de la villa ? De quoi ce parfum aux notes douces et sucrées est-il l’annonciateur ? Et cet exercice de projection mentale réalisé à partir d’un simple indice olfactif, par nature instable et éphémère, me renvoie aux mots de la philosophe Chantal Jacquet qui dans ses textes sur l’esthétique de l’odeur rappelle que sentir c’est faire l’épreuve de la disparition. Comme si le parfum, en émergeant, devenait le support d’un monde retrouvé, un monde dont la présence signifie l’absence.

Alors que le voyage approche, plusieurs visions se dessinent : la figure de la messagère portant la nouvelle (Learning to Fly), la conjugaison des temps immémoriaux avec des formes contemporaines, ma traversée de la France, de l’Italie et de la Suisse jusqu’à l’œuvre. 

La Fondation est bâtie sur un terrain qui tombe à pic dans le lac de Lugano. Conçue en 1930 sur le modèle du Petit Trianon de Versailles, sa commanditaire Hélène Bieber, danseuse et amie de Picasso, la dota d’un remarquable escalier descendant dans les profondeurs de l’eau. On accède au domaine par la porte supérieure du jardin public, en empruntant un chemin étroit entouré d’une végétation luxuriante qui mène au seuil du bâtiment. L’Arcadie en grec ancien (Ἀρκαδία) signifie une terre idyllique, pastorale et harmonieuse. Ce terme, qui trouve son origine dans la province grecque d’Arcadie, remonte à l’Antiquité classique. Entendue comme un pays idéal, elle inspire depuis des siècles la poésie et les arts.

Dès mon entrée dans l’exposition, j’observe les nombreuses correspondances entre les œuvres, le dispositif scénographique et la nature environnante que l’on perçoit nettement depuis les grandes baies vitrées du lieu. L’architecture fait décor au sens Brechtien (petit théâtre de l’illusion) et sert de cadre à la mise en scène du thème central : la représentation du paysage. En faisant ainsi dialoguer l’imaginaire du jardin, ses symboles et ses mythes, avec le décor naturaliste de Lugano, “Arcadia” interroge en toile de fond l’histoire du canton italophone du Tessin dont le paysage a connu une transformation majeure au début du XXᵉ, due à l’implantation d’une végétation tropicale qui borde désormais ses côtes et les allées des villes. Cette ambiguïté, où l’élément naturel se confond avec l’artefact, se retrouve posée au cœur d’un dispositif curatorial qui incite d’emblée le·la spectateur·rice à explorer le potentiel de fiction de l’environnement sur les œuvres, pour penser leur relation. 

Arcadia, Fondation Bally, Ittah Yoda, Never the same Ocean III, 2023, Hyacinthe Giovanni, 2024 © Andrea Rossetti

Déployée dans deux grandes salles au deuxième étage, l’œuvre d’Ittah Yoda réunit neuf sculptures et peintures. Pour sa réalisation, les artistes ont bénéficié de deux mois de résidence de création, d’un accompagnement et d’un atelier-logement sur site. En dialogue avec la curatrice Vittoria Matarrese, la proposition se concentre sur le “symbiocène” 1, un sujet de recherche cher au duo, déjà mené dans d’autres régions géographiques. La sculpture d’Ava, représentation féminine de la maternité inspirée d’Aphrodite et d’Éros 2, occupe une place centrale dans la composition. Tête de femme au corps hybride, elle tient dans ses bras une créature inspirée du chevreuil qui symbolise l’avènement de l’enfant et un récipient contenant le parfum Learning to Fly imitant l’objet du bénitier à l’entrée du lieu saint. Cette apparition d’une figure humaine, réalisée à la main en cire, marbre, acier, laiton, verre soufflé et parfum, est inédite dans leur production qui se caractérise habituellement par des représentations non-anthropomorphes, mi-animales, mi-végétales, issues du répertoire fantastique et générées à partir des technologies de l’IA.

L’installation présente trois grands panneaux de peinture situés à droite, à gauche et à l’arrière d’Ava, tandis qu’on distingue au sol des sculptures d’animaux et des volumes. Le tableau d’ensemble rappelle la forme canonique du retable d’église, dont la construction verticale porte des décors sculptés ou peints et narre l’histoire de l’Évangile. Devant l’éclatement des pièces, mon premier réflexe est de recomposer l’image afin de créer un cadre perceptif unifié. L’opération de la vue est doublée d’un déplacement du corps visant, par un effet d’éloignement des éléments dans le champ, à trouver le point de fuite pour hiérarchiser et organiser le récit. En rejouant le principe de la perspective en 3D dans l’espace d’exposition, Ittah Yoda convoque les maîtres italiens du Quattrocento qui, les premiers, ont introduit le point de vue humain dans l’histoire de la représentation ; peignant désormais leur vision plutôt que celle de Dieu. Et c’est avec intérêt que je découvre le lendemain, dans l’atelier des artistes, des reproductions du tableau La Vierge, l’Enfant Jésus et Sainte Anne de Léonard de Vinci (1503 – 1519) montrant Marie et l’enfant Jésus accroupis devant un paysage composé de reliefs montagneux aux cimes enneigées, frappant de ressemblance avec l’environnement de Lugano. J’apprends que l’artiste milanais y aurait sans doute séjourné un court moment, aux alentours de 1460, pour y mener ses recherches sur le paysage. 

Arcadia, Fondation Bally, Ittah Yoda, Vincenzo Luna, Peter III, 2024 © Andrea Rossetti

À leur arrivée en résidence, Virgile Ittah et Kai Yoda partent explorer les communes de Peccia et d’Arzo pour prélever dans la roche naturelle des morceaux de marbre. Une fois réduits en pigments aux teintes cristal, verte et rosée, ces fragments sont ensuite mixés à la cire et à la peinture pour fabriquer la sculpture d’Ava et les toiles. Ce processus de transformation du matériau naturel en potentiel artistique est constitutif de leur création et devient le moyen de préserver la mémoire de chaque nouveau territoire croisé, tout en faisant continuellement évoluer la matrice de leur œuvre. Ainsi, le polyptyque Aux orées du ciel III (panneau du fond, 2023) ou la peinture Demeter (2023) sont fabriqués avec de l’encre lithographique, de la peinture à l’huile et une combinaison de pigments provenant d’Al-’Ula (Arabie Saoudite), du Lubéron, de l’île de Vassivière (France) et du Massachusetts (USA). Mais cette fois, l’opération revêt une dimension rituelle par la présence du parfum qui accompagne et guide le geste de malaxation de la cire chaude tout au long de la réalisation d’Ava. Comme si la fabrication ou l’accouchement de la forme, sublimée par le pouvoir de l’odeur, parvenait (enfin) à s’incarner pleinement dans la figure humaine. 

De l’expérience, rentrée à Paris, il me reste une impression positive et lumineuse, bien que le souvenir du parfum ait déjà disparu. C’est en écoutant David Chieze et Virgile Ittah converser sur l’exposition dans l’appartement de la rue des Jeûneurs que son effluve me revient comme la trace évanouie de l’œuvre. J’accède alors, par-delà l’odeur retrouvée, à l’intimité d’une collaboration où les subjectivités convergent pour créer, à travers leurs médiums fusionnés, de nouveaux accès affectifs et esthétiques à l’art.


¹ Un scénario alternatif à l’ère de l’Anthropocène basé sur une relation harmonieuse entre humain, nature et numérique.
² Aphrodite et d’Éros, vers 160, groupe statuaire, Département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, Louvre.