par Jeanne Turpault

Ana Vaz, photogrammes 16mm numérisés, Meteoro: Paris St Lazare, 2023

Chaque texte écrit sur une œuvre ou sur la production d’un artiste pose la difficulté de maintenir à distance le discours qui tend d’abord à recouvrir l’acte de regarder, ce temps trop souvent oublié d’attention à l’œuvre. Cela demande d’abandonner les réflexes d’analyse pour laisser place, dans un film, à ce que l’image et le son ont à exprimer, car c’est par là que le dire et le ressentir émergent. J’aime cette phrase de Didi Huberman qui, devant l’installation vidéo de James Coleman, dit se trouver pris entre deux sensations : celle de n’avoir, précisément, rien à dire, provoquée par le fait de ne pas savoir où l’émotion se pose, elle qui est mouvement et (em)porte, et l’irrépressible désir de faire des liens entre cette image et d’autres déjà en mémoire. « Il s’agit bien de cela, regarder, c’est s’ouvrir : cela prend chaque seconde, chaque parcelle d’énergie, chaque mouvement – motion ou émotion – du corps et de l’âme. Cela transforme tout. Cela fend notre temps quand le langage le lie. Cela fend le langage même »1.

Je découvre Meteoro : Paris, St Lazare de la cinéaste brésilienne Ana Vaz, un soir dans une chambre, quelques jours avant d’en faire l’expérience en plein air dans les jardins de la Villa Médicis pour la Nuit Blanche, et de la rencontrer dans son atelier. Comme souvent dans son œuvre, un film dialogue avec un autre, selon une logique cyclique. Ce mode de création révèle une recherche qui s’élabore sur plusieurs années, nourrie par les voyages et les rencontres. Meteoro qui commence à Paris avec un opus en 2023 et se prolonge à Porto en 20242 , montre des villes marquées dans leurs infrastructures par l’exploitation coloniale européenne.

Comment (ne pas) représenter Paris ? Court-circuiter l’héritage de l’histoire coloniale dans nos manières de montrer et de regarder la ville, pour redonner le pouvoir au sujet filmé·e ? Avec Meteoro Ana Vaz propose une « contre-ethnographie »3 de l’Europe, où les positions traditionnelles de l’observateur·ice et de l’observé·e sont inversées. Et cette intention s’incarne à l’image par des actions de renversement : du cadre, qui pivote littéralement à 180° en cours de film ; des points de vue des personnages ; des échelles ; enfin, des repères temporels qui brouillent les frontières du jour et de la nuit.

Ana Vaz, photogrammes 16mm numérisés, Meteoro: Paris St Lazare, 2023

Le film fait entendre trois voix : celle d’une femme, Maïa Tellit Hawad (chercheuse et poétesse), et de deux hommes, Olivier Marboeuf (curateur, poète et théoricien) et David Terriat (musicien et cheminot). Par bribes et fragments discontinus, elles racontent des histoires autobiographiques et fictionnelles qui dessinent la structure dramaturgique du film et forment le météore, ce corps solide qui se consume en traversant l’atmosphère, laissant dans son passage une traînée incandescente.

La séquence s’ouvre sur les mains de Maïa H. qui tient un petit carnet rempli de notes et de signes évoquant la culture du désert. Face caméra, le regard fixe, elle nous prend à partie et livre le récit très sombre d’un futur marqué par la désolation, celui du soulèvement d’une terre dont les vents toxiques progressent rapidement vers les villes européennes. Ses mots sonnent comme une prédiction où les mémoires corporelles et géologiques se rencontrent :

« Ce mois de mars, Paris se réveilla couvert d’une fine pellicule de sable ocre. Pendant la nuit, le vent rouge avait méticuleusement maculé les toits, les voitures et les allées de la capitale […]. Le ciel d’Espagne tirait vers le pourpre, les neiges des Alpes étaient souillées de jaune […]. Ces sables atomiques fourmillaient dans le moindre interstice des cités […]. Sirocco, quel est le territoire oublié que tu ramènes ici ? Qui a planté la graine dans le puits de nos parents ? ».

En simultanée, la caméra évolue dans l’infrastructure matérielle d’une ville faite de routes, de ponts, de câbles et d’amoncellements de déchets, qui s’apparente à une zone de trafic et d’échanges. Loin de l’image d’un Paris qui s’élève en blocs dans le ciel, Ana Vaz met en lumière l’activité horizontale et souterraine d’une cité que les travailleur·euses continuent chaque jour de façonner.

Ici la voix off ne cherche pas à illustrer l’image, mais décale le regard par des associations (image/son/texte) qui altèrent la cohérence narrative et ouvrent de nouveaux champs perceptifs. Comme par un effet de contamination du son4 vers l’image, le récit allégorique d’Olivier M. à 10 min, entraîne le délitement progressif de la vision de Paris qui défile sous nos yeux. Il décrit l’errance nocturne d’une meute d’animaux, de singes, de serpents et de rats – ces laissé·es pour compte de la société – sous l’emprise d’une substance psychoactive. L’absence de repères d’énonciation (qui parle, d’où ?), le caractère hallucinatoire du texte, dégrade et déstabilise l’image jusqu’à la renverser totalement à 180°. La tête en bas, guidé·es par cette voix sans visage, nous évoluons dans le décor d’un Paris Haussmannien où plus rien ne tient désormais debout.

Ana Vaz, photogrammes 16mm numérisés, Meteoro: Paris St Lazare, 2023

Mais revenons un temps en arrière, à l’approche de la Gare Saint-Lazare.

Les plans s’accélèrent. L’objectif de l’appareil navigue avec agilité sur un territoire où la terre a été exploitée et transformée en source d’énergie. L’architecture des lieux est un terrain d’exploration pour la caméra qui joue avec les échelles et réorganise les relations entre les éléments filmés. En s’attardant sur des détails – une pierre, un éclat de métal, un mouvement de machine –, le film déplace l’attention et casse les hiérarchies visuelles. D’un plan à l’autre, le caillou prend des allures de comète, et la parcelle de charbon, gisant au sol, se transforme en une étendue de constellations. Ces contrepoints fonctionnent comme des indices pour l’imagination : ils ouvrent des possibles narratifs où les éléments de la terre se rebellent contre le pouvoir et l’autorité des hommes, faisant écho au récit d’ouverture.

Le paysage urbain cesse d’être un décor figé pour devenir un espace fluide, travaillé par des forces invisibles. D’ailleurs, cette approche renvoie aux scènes nocturnes de News from Home économie de Chantal Akerman, où les détails à priori insignifiants de la ville (coin de rue, métro), revêtent par un jeu de montage une présence spectrale. Chez elle comme chez Ana Vaz, par de simples gestes, les espaces urbains deviennent porteurs d’une vision, décentrée, qui redistribue l’attention.

Nous voici dans l’enceinte de l’historique Gare Saint-Lazare qui conduit aux Amériques et aux Antilles. Maïa H. cède la place à David T. David T. raconte son quotidien de cheminot, l’importance de la géométrie des rails, la précision du tracé du chemin de fer à forger, mais aussi son rapport à la nuit, totalement transformé depuis qu’il fait ce métier. « Les gens qui travaillent de nuit ne sont pas comme tout le monde », l’obscurité appartient au règne de l’altérité — l’humain·e y devient « hibou ».

Cette expérience d’un temps en négatif comme réinvention de soi, est déjà celle des ouvrier·ès saint-simonien·nes du XIXe siècle, qu’on trouve dans La Nuit des prolétaires de Jacques Rancière. Elles·eux qui, en résistance à l’aliénation du travail de jour, choisirent d’investir la nuit pour s’émanciper par l’écriture et la pensée.

« Tu me demandes quelle est ma vie à présent ; la voilà comme toujours. Je pleure en ce moment par un cruel retour sur moi-même. Passe-moi ce mouvement de puérile vanité ; il me semble que je ne suis pas dans ma vocation en martelant le fer. »5

Ainsi le récit autobiographique de David T. prolonge la prophétie annoncée des autres : Paris, entre chien et loup, se vide de ses habitant.es et de sa puissance vitale, figeant le paysage dans un temps mortifère.

Dans son film, Ana Vaz cherche à renverser les perspectives. Voir depuis le point de vue de l’autre, ce n’est pas simplement observer Maïa, David, le chantier ou le train, mais regarder depuis elles·eux. Cela revient à interroger l’effet de la fabrication de l’image qui tend à enfermer les sujets dans un régime de représentation faisant trace, témoignage, archive, etc.

S’inscrire dans une démarche contre-ethnographique demanderait de dépasser la logique signifiant/signifié afin que l’image cesse d’être une capture (voyez le félin dans la cage à 19 min), pour devenir « une manifestation »6. En sortant du « régime d’évidence et de maîtrise »7, le cinéma d’Ana Vaz restitue au langage, aux vivant·es, aux fantômes, la liberté de s’approprier un espace d’expression qui ouvre de nouveaux récits, et permet d’introduire la possibilité d’une relation réciproque avec le·la regardeur·e : l’observation devient mutuelle.

Ana Vaz, photogrammes 16mm numérisés, Meteoro: Paris St Lazare, 2023

Pour déconstruire l’image, il faut repenser les conditions de sa fabrication. Et c’est ce que la cinéaste fait en intégrant le dispositif de tournage dans le processus créatif, assumant une approche volontairement intuitive : filmer caméra à l’épaule, en analogique, sans storyboard préalable. Ce choix, va sans doute avec une forme d’abandon du « je » tout-puissant de l’auteur·ice, et engage une confiance sur le terrain, où l’écriture au montage commence dès l’enregistrement de l’image, sans possibilité de revenir en arrière ni de corriger. Le cadre posé, il s’agit alors de trouver la juste balance entre ce que l’on veut produire, et ce qui advient, avec les corps, les regards et les apparitions au tournage. Son œuvre, exigeante en tout point, rappelle que le cinéma est un lieu en mouvement, où se négocient sans cesse les relations entre celui qui filme et ce qui est filmé.

1 Georges Didi-Huberman, Essayer-Voir, Paris, Les Éditions de Minuit, 2007, p. 49.
2 Ana Vaz, Meteoro : Os últimos habitantes + Déesse, 29 min, 2024.
3 Notion évoquée par Ana Vaz lors d’un entretien.
4 Le texte récité est ponctué d’une bande-son composée d’ondes audios et de signaux électromagnétiques — une réaction chimique à l’écran.
5 Extrait du texte de Gilland, La Ruche populaire, 1841. Dans Jacques Rancière, La nuit des prolétaires : archives du rêve ouvrier, Paris, Fayard, 1981, p. 16.
6 Notion évoquée par Ana Vaz lors d’un entretien.
7 Idem.