SE TIRER SUR LA COMÈTE
arpentage des planètes queer
Par Samy Lagrange
#12 ANNA BONADÉ
Ça a commencé par de petites infiltrations à l’intérieur des murs du centre d’art. Un dégât des eaux qui n’inquiétait personne, même si au fil des jours le crépi devenait de plus en plus vaseux. Et puis un matin, une algue sans fin a poussé des toilettes. Elle était rouge et se déroulait comme un boyau. Quelque chose tentait de sortir et de se répandre dans l’atelier d’Anna. Par la baie vitrée, elle regardait le lac en contrebas. Calme et noir, est-ce qu’il essayait de remonter jusqu’à elle ?
À la place du plombier, des femmes en combinaisons ont débarqué. On n’avait pas prévenu Anna. Elles ont observé les murs qui suintaient et la liane qui grandissait encore. Sans hésiter, elles ont déballé des ordinateurs et des outils de mesure, ont installé un laboratoire. Quand elles parlaient, elles n’enlevaient pas leur casque. Elles ont dit à Anna que ce n’était pas le lac qui s’infiltrait, mais le marais infernal qui se déversait dans son atelier. Sans vraiment prendre le temps, elles expliquent : une brèche s’est ouverte entre l’ici et l’ailleurs. Anna comprend qu’elles ne sont pas venues pour colmater ; elles allaient plonger dans la faille invisible.
Anna reste dans l’atelier et enfile une combinaison, met un casque. Elle fait désormais partie de la mission car the Infernal Swamp Research Center tient autant du laboratoire scientifique que de l’action de résistance. Y être c’est en être.
Les instruments électroniques font des bruits d’instruments électroniques et tout paraît soudain très sérieux. Sur l’un des écrans, escape_charon.exe. Les ordinateurs guettent les lieux de latence où le monde des vivantes et le monde des mortes se percutent et se déversent l’un dans l’autre. Ces collisions sont silencieuses et ne durent jamais longtemps. Alors les femmes en combinaisons se préparent et plongent de l’autre côté – dans le marais elles disent encore.
Elles élargissent le glitch, elles s’infiltrent dans l’interstice qui se fissure. Anna attend et écoute ce qu’on prend le temps de lui raconter. Le marais infernal c’est là où les âmes infortunées échouent après la mort. Celles qui ne peuvent pas payer l’obole, celles qui mal-meurent, sont condamnées à errer encore. Alors les existences marginalisées ne connaissent aucun repos. Pour les vies dont on n’a pas su prendre soin, la traversée des Enfers est clandestine et il faut patauger une éternité dans le marais avant d’atteindre l’autre rive.
Les Passeuses cherchent à déjouer la biopolitique que l’on impose jusque dans la mort. Il s’agit de truander un système qui malmène les corps épuisés même après le dernier souffle. Pour écourter l’errance, elles analysent le terrain et cherchent des voies alternatives. Elles draguent le fond du marais et extraient une par une les créatures qui y flottent et qui y rampent. Elles les étudient dans l’atelier d’Anna. Il faut comprendre le biome infernal pour guider les âmes clandestines. Dans le nouveau laboratoire, on dépose et on branche les bêtes chtoniennes, elles gouttent noir et ne font aucun bruit. Chacune garde son casque et on parle de retourner installer le phare pour orienter les égarées à travers la tourbe et la vase.
Anna se retourne ; la brèche invisible a hurlé. Le son a déchiré le silence habituel des missions d’exfiltration. Tout a changé dans l’atelier et on sent l’ailleurs qui cherche à s’étendre dans l’ici. L’outre-monde fuyait, maintenant il dégouline. Les Passeuses se précipitent, répandent le sable, élèvent les poteaux de bois. Elles récitent les incantations funéraires qui éloignent les mortes, qui arrachent les mondes. De l’autre côté, les errantes outrechantent. Elles se soulèvent contre la politique de Charon et cherchent à assécher le marais infernal. Elles renvoient l’eau putride chez les vivantes, en marées infernales.
Là bas, les réseaux clandestins ont commencé à creuser les rives, à ronger les digues, à vermouler les édifices verticaux. Ici, Anna écope les fuites mais elle reconnaît le chant de la révolte qui grogne et du pouvoir qui vacille.
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Merci à Anna de ne pas avoir peur de tout mélanger et de tout salir.
Et merci à Morgane Jouvencel de nous avoir présenter au bord du lac, au pied du phare.
Anna Bonadé participera à l’exposition du collectif micro micro à l’espace Saint-Rémi de Bordeaux en mai prochain, ainsi qu’au workshop Creative Media organisé par les écoles du grand Angoulême et l’école d’art et de design de la Tec Monterrey au Mexique.
Chemin de traverse, déviation dans l’arpentage : les corps encodés et les espaces hackés de Blanche Lafarge.