Arles, laboratoire sensible de l’art contemporain
par Marc Beyney-Sonier
Alors que les Rencontres de la photographie mobilisent l’attention, Arles accueille en parallèle une série d’expositions majeures consacrées à l’art contemporain. De la rétrospective Sigmar Polke à la Fondation Vincent van Gogh aux installations immersives de Koo Jeong A, des fictions climatiques de Caroline Corbasson aux portraits sensibles de David Armstrong, en passant par l’ouverture du musée Fragonard dédié au costume, la ville devient, en cet été 2025, un territoire critique et protéiforme. Ce supplément en dresse la cartographie.

Caroline Corbasson, le vent comme messager
Something Moves, à la Fondation Lee Ufan, pourrait se lire comme une partition visuelle et poétique jouée sur les harmoniques du vent. Lauréate du Prix Art & Environnement, Caroline Corbasson orchestre ici un ensemble de peintures, dessins, vidéos et textes qui scrutent le ciel comme on interrogerait une mémoire liquide. L’invisible prend corps dans ces œuvres qui oscillent entre rigueur scientifique et rêverie cosmique. L’artiste franco-canadienne, habitée par les polarités du minuscule et de l’immense, trace des lignes de fuite sensibles : ses œuvres captent les forces naturelles, leur circulation, leur discrétion. Une observation météorologique devenue introspection du monde.

Sigmar Polke, l’iconoclaste prophète
À la Fondation Vincent van Gogh, la rétrospective Sous les pavés, la terre rend justice à la complexité de Sigmar Polke, artiste total et protéiforme, alchimiste des médiums et ironiste génial. Des Van Gogh en guise de seuil, des pastels, des sérigraphies, des films, des peintures où les pigments toxiques s’épanouissent comme des herbes folles – tout dans cette exposition rappelle que Polke fut un esprit libre et irrévérencieux, traquant la bêtise autant que la beauté. En filigrane, une obsession : la fabrique de l’image et ses détournements. Le slogan de Mai 68, réactivé ici, n’est pas simple ornement – il devient le manifeste d’une pensée toujours en déséquilibre, qui creuse sous les certitudes, au risque de l’éclat.

Koo Jeong A, territoires de l’invisible
Avec Land of OUSSS [KANGSE], Koo Jeong A poursuit son exploration des seuils de perception. À la Tour de LUMA, ses sculptures flottantes, ses encres furtives, ses peintures phosphorescentes et ses installations olfactives composent une cosmogonie singulière, quasi chamanique. L’exposition – la plus vaste jamais consacrée à l’artiste en France – dessine un univers où l’art, comme les rêves, échappe aux conventions sensorielles. Par-delà la forme, c’est un climat que l’on traverse. Quelque chose de sidéral, d’organique, d’intime. Une invitation à réécrire notre lien au monde, depuis ses soubassements invisibles.

David Armstrong, une esthétique de la disparition
En 2009, les Rencontres d’Arles révélaient l’univers de David Armstrong dans une exposition organisée par Nan Goldin. Quinze ans plus tard, LUMA rend hommage à ce regard devenu historique. Figure discrète de la Boston School, Armstrong a photographié ses proches, ses pairs, une jeunesse marginale et fragile, avec une frontalité douce, sans fard. Ses portraits ne captent pas que des visages : ils traduisent une posture face à la vie – désabusée, sensuelle, flottante. Dans les années 1980, il se tourne vers le paysage, comme on cherche le silence après le tumulte. Ces images brumeuses, prises à l’heure du sida, sont autant de memento mori. L’exposition rend palpable cette tension entre présence et effacement, communauté et perte. Armstrong

Géologie des âmes, archéologie du vivant
Dans un hôtel particulier au pied des arènes, la Fondation Thalie présente Géologie des âmes, une exposition-manifeste sur les strates mémorielles que l’humain partage avec la terre. Œuvres post-coloniales, interrogations de genre, paysages dépeuplés et corps en résistance composent un palimpseste d’identités hybrides. Un récit choral où la photographie – de Francesca Woodman à Zanele Muholi – côtoie l’installation et le geste in situ. L’ensemble forme une cartographie émotionnelle, une géopoétique critique de notre rapport au vivant.

Walter Pfeiffer, extases en surface
Chez Sultana Summer Set, les photographies de Walter Pfeiffer distillent un érotisme solaire, un hédonisme libertaire et assumé. Depuis les années 1970, le photographe suisse sublime les corps, les jeux de genre, la beauté dans sa trivialité. Des images comme des éclats de fête – et, en filigrane, la construction d’un imaginaire gay précurseur, qui influencera tout un pan de la photographie contemporaine. Une œuvre à la fois intime et manifeste, où chaque cadrage est une affirmation joyeuse de l’identité.

Et Fragonard fit musée…
Enfin, l’ouverture du Musée de la Mode et du Costume Fragonard, dans l’hôtel Bouchaud de Bussy, boucle une ambition patrimoniale et affective. Installé dans un joyau du XVIIe siècle au cœur d’Arles, le lieu a fait l’objet d’une restauration méticuleuse menée par le duo d’architectes Karl Fournier et Olivier Marty (Studio KO), déjà remarqués pour le musée Yves Saint Laurent à Marrakech. Leur intervention, aussi discrète qu’empreinte d’intelligence spatiale, conjugue respect des volumes historiques et résonances contemporaines, au service d’un projet muséal singulier.
Dans cet écrin, la collection de costumes provençaux réunie par Magali Pascal trouve enfin un ancrage pérenne, grâce à l’engagement de la famille Costa et à l’expertise de Clément Trouche. Le dialogue entre textile et territoire, entre Grasse et Arles, entre transmission intime et mémoire collective, irrigue tout le parcours. L’Arlésienne y reprend sa place, magnifiée en soie, en broderies, en crinoline, dans un musée qui fait du vêtement un vecteur d’histoire autant qu’un art de vivre.