SE TIRER SUR LA COMÈTE
arpentage des fictions queer

 Par Samy Lagrange

On arpente les fictions queer pour retrouver les histoires que l’on nous a dérobées,
on se projette sur des planètes queer pour échapper à l’orbite imposé.  

#16 CRISTIANO CODEÇO DE AMORIM

Dans Love don’t cost a thing, J-Lo en a marre de son mec qu’elle ne peut jamais capter. Alors elle raccroche son téléphone à clapet et va jeter ses bijoux plaqués or dans le Pacifique. En vérité, derrière les fonds verts du clip, J-Lo se fait porte-parole de celles qu’on associe au stéréotype ambigu de la “michetonneuse”.

Capitalisant sur ses attributs physiques, la michetonneuse peut déjouer les assignations sociales et s’élever économiquement en fréquentant des hommes plus riches. Néanmoins, pour maintenir cette position fragile, elle est condamnée à performer un scripte étroit : celui d’une hyperféminité unidimensionnelle, pensée par et pour un désir masculin. Pour bien des hommes, elle incarne un fantasme domestique et une fiction pornographique : cette hyperféminité qui la rend désirable dans la sphère intime et sexuelle, la disqualifie par ailleurs. Et la condamne à des relations factices qui ne peuvent jamais déborder dans la sphère publique. On n’épouse pas une michto, parfois on ne sort même pas avec elle dans la rue.

En associant l’hyperféminité à la superficialité et en la réduisant au fantasme masculin, on nie la majorité de ses possibilités en tant que performance sociale émancipatrice. En sortant de sa villa à LA, J-Lo tente de faire imploser une définition restreinte de ce rôle social et genré.

Cristiano Codeço de Amorim, ONLY FEMS, 2025, vidéo (20min)

Cristiano a grandi avec les clips de J-Lo et de ces divas des années 2000 qui sont aussi des icônes gays. Il est étrange de se dire, qu’à l’adolescence, il était plus facile de s’identifier à des femmes hétérosexuelles qu’aux représentations d’hommes qu’on nous proposait. C’était aussi un peu honteux de les copier, de les imiter, de s’efféminer. Alors, sur Grindr, Cristiano a d’abord hésité. Est-ce l’endroit pour dévoiler son hyperféminité ? Est-ce que J-Lo peut pécho sur Grindr  ?

Les hommes dont Cristiano attire l’attention ont un point commun : ils sont discrets. Alors qu’ils emploient les marqueurs catégoriels de Grindr pour définir Cristiano – trans, trav, sissy -, eux sont réticents à s’auto-définir. Ils ne sont pas gays, ils ne sont pas bi. Apparemment, leurs pratiques ne font pas leur identité.

Cristiano les écoute avec douceur et curiosité. En amont et en aval des rencontres, dans le peu de temps social qu’ils lui accordent, Cristiano small talk l’air de rien, essaie de les faire parler. Cherchant à comprendre ce qui les attire dans sa féminité et pourquoi, malgré le désir, elle doit toujours être contenue dans l’espace confiné de la chambre, couverte par l’obscurité de la nuit.

Ils disent qu’ils cherchent une sexualité débridée qu’ils ne peuvent pas avoir avec une “vraie femme”. Mais ils disent qu’un jour ils épouseront une “vraie femme” avec qui ils auront des enfants. Ils disent que personne ne sait qu’ils trainent sur Grindr et Snap. Ils disent qu’ils ne pourraient pas parler à Cristiano s’ils se croisaient dans la rue. Ils disent que c’est une sorte de fantasme et qu’il doit rester caché.

Est-ce ainsi, sans s’en rendre compte, que le scénario nous échappe ? Est-ce à ce moment-là que nous devenons leur lope ?

 

Cristiano Codeço de Amorim, Tu pourras mettre de la lingerie sexy stp ?, 2025, installation. 
Cristiano Codeço de Amorim, ​​Belle pour toi, 2025, installation.                                                  
Cristiano Codeço de Amorim, ​​vue de l’exposition personnelle But, love does cost something!, à la Maison Bourbon, Bordeaux, 2025 

 

Dans ces interactions, c’est un jeu de pouvoir continu qui s’exerce. Love does cost something, et apparemment ça se négocie. Dans la salle de bain, reposent les preuves des efforts qu’il faut faire pour convenir aux attentes de ces hommes – maquillage, matériel d’épilation, tube à lavement anal. Dans la chambre, restent les traces de leur passage rapide – préservatif, alcool, cigarettes. Lors de ces échanges, Cristiano ne peut échapper à la fétichisation et l’exploitation de son identité.

Pourtant, dans ces moments de huis-clos, Cristiano en profite aussi pour expérimenter et déployer une partie de son identité ; et utilise leurs fantasmes pour réaliser les siens. Ici personne ne semble sortir gagnant. Alors Cristiano joue mais ne compte pas les points.

Ce qui l’intéresse ce n’est pas le résultat de ces jeux de dupes, mais la manière dont ils s’opèrent et se répètent. Pour mieux comprendre ce qui semble toujours se rejouer lorsqu’on négocie son identité auprès de la société, Cristiano met en scène ses propres espaces intimes comme des lieux d’enquête : le salon de sa grand-mère, sa chambre défaite et sa salle de bain en champ de bataille. En les observant comme des scènes de genre, se dévoile alors le paradoxe d’une identité qui se déploie à mesure qu’on la replie vers l’intérieur. Plus sa féminité prend de la place, plus l’on cherche à la circonscrire socialement et géographiquement. C’est un constat, pas une défaite. Cristiano documente des huis-clos où les murs menacent de se fissurer à tout moment.

__

Merci à Cristiano de m’avoir fait confiance pour parler ensemble de ce qui se passe dans les clips de J-Lo et sur Grindr.

Merci à Kimono Productions pour l’invitation à découvrir le travail de Cristiano.

Merci à Caroline Dejoie pour son travail de relecture.

Après avoir reçu le prix Utopi·e et le Prix BEAM x ebabx en 2024, Cristiano a également été en résidence cette année à Kimono, donnant lieu à un premier solo show But, love does cost something !  à la Maison Bourbon, à Bordeaux, en mai 2025.

Chemin de traverse, déviation dans l’arpentage : les gestes simples et spontanés de Thiên-Ngoc Ngô-Rioufol, moites comme une raie poilue au soleil, et l’absurdité d’avoir manqué la rencontre de sa vie par inattention.