Pourvu Qu’iels Soient Douxces – Saison 3 – Épisode 28
↘ PROJET𝘚

– Débat : « Quelle place accordée au vide dans nos carrières, dans nos recherches ? »
– Exposition « Étoiles ou tempêtes » de Benoît Piéron, au Magasin CNAC de Grenoble.

Extrait débat :
« Inspirez. Fermez les yeux. Expirez. Faites le vide dans votre tête. Non, vous n’écoutez pas le dernier épisode de La recherche du thon à la catalane de Sophie-Marie Larrouy, mais ma tentative un peu bancale pour introduire notre sujet de débat aujourd’hui. Un sujet que l’on a choisi ensemble, il y a plus d’un mois, et qui nous emballait beaucoup. Le vide, est-ce que ça signifie dans nos pratiques de critiques, curateurices, chercheureuses, travailleureuses de l’art ? Dans cette introduction, préparée en amont, j’avais donc prévu des questions pour essayer d’esquisser ce que ça pouvait bien être ou ne pas être, ce que ça nous évoque, ce que ça dit du monde de l’art dans lequel nous évoluons et travaillons. Mais je ne peux pas m’empêcher d’abord de vous partager le contexte dans lequel nous enregistrons cet épisode, qui sera pourtant diffusé dans plusieurs semaines. Nous sommes donc le 1ᵉʳ juillet 2024 pour l’enregistrement du podcast. Au lendemain des résultats du premier tour des élections législatives en France. [ … ] Je pensais parler du vertige, mais ce n’était pas celui que j’avais imaginé. Et soudainement, la dernière question que j’avais prévu de vous poser me semble avoir changé. Une question que je voulais adresser autant à vous trois qu’à moi-même. Avez-vous peur du vide ? »

Avec Camille Bardin, Alexia Abed, Tania Hautin-Trémolières et Claire Luna.

Vues d’exposition :
– Benoît Piéron, Monstrea deliciosa, mumok, 2023
– Benoît Piéron, Peluche Psychopompe XV, 2023, Patchwork en draps réformés des hôpitaux,
Courtesy de l’artiste et Sultana, Paris. © Benoît Piéron.

Retranscription :

Camille Bardin

Bonjour à toutes et à tous, on est ravis de vous retrouver pour ce nouvel épisode de Pourvu Qu’iels Soient Douxces. Ce soir au micro de ce studio, quatre membres de Jeunes Critiques d’Art, un collectif d’auteurs et d’autrices libres et indépendantes. Depuis 2015, au sein de JCA, nous tâchons de repenser la critique d’art comme un genre littéraire à part entière et pensons l’écriture comme un engagement politique. Pour Projet, on a souhaité penser un format qui nous permettrait de vous livrer un petit bout de notre intimité, en partageant avec vous les échanges qu’on a officieusement quand on se retrouve. Pourvu Qu’iels Soient Douxces, c’est donc une émission dans laquelle on vous propose un débat autour d’une problématique liée au monde de l’art, puis un échange consacré à une exposition. Aujourd’hui, nous sommes quatre membres de JCA à échanger. Claire Luna…

Claire Luna

Bonjour.

Camille Bardin

Tania Hautin-Trémolières.

Tania Hautin-Trémolières

Bonjour.

Camille Bardin

Alexia Abed.

Alexia Abed

Bonjour.

Camille Bardin

Et moi-même, Camille Bardin. Pour ce nouvel épisode de PQSD, nous nous sommes rendues au Magasin à Grenoble où a ouvert le 28 juin dernier l’exposition Étoiles ou Tempêtes, le premier solo show d’ampleur en France de l’artiste Benoît Piéron que curate Céline Kopp, assistée d’Alexia Pierre, et qui sera visible jusqu’au 20 octobre prochain. Mais avant cela, nous avons décidé de débattre autour d’une notion que nous avons toustes traversée dans le secteur de l’art contemporain. Cette notion, c’est le vide et je laisse tout de suite Tania nous l’introduire.

 Tania Hautin-Trémolières

Inspirez. Fermez les yeux. Expirez. Faites le vide dans votre tête. Non, vous n’écoutez pas le dernier épisode de La recherche du thon à la Catalane de Sophie-Marie Larrouy, mais ma tentative un peu bancale pour introduire notre sujet de débat aujourd’hui. Un sujet que l’on a choisi ensemble il y a plus d’un mois et qui nous emballait beaucoup. Le vide et ce que ça signifie dans nos pratiques de critiques, curateurices, chercheurses, travailleurses de l’art. Dans cette introduction préparée en amont, j’avais donc prévu des questions pour essayer d’esquisser ce que ça pouvait bien être ou ne pas être, ce que ça nous évoque, ce que ça dit du monde de l’art dans lequel nous évoluons et travaillons. Mais je ne peux pas m’empêcher d’abord de vous partager le contexte dans lequel nous enregistrons cet épisode, qui sera pourtant diffusé dans plusieurs semaines. Nous sommes donc le 1er juillet 2024 pour ce podcast, au lendemain des résultats du premier tour des élections législatives en France. Et comme beaucoup d’entre vous, on s’est endormies avec de la colère et du chagrin, et réveillées avec une sensation de gueule de bois. Et soudainement, le vide, ce podcast, l’art, ça nous semble assez dérisoire. Pourtant vidée, là, je crois que nous le sommes, comme beaucoup. Et si ça nous semblait encore trop tôt en ce lendemain de résultats pour tenir un discours réfléchi et organisé, ça ne nous paraissait pas non plus possible de ne pas le mentionner, de ne pas vous dire tout simplement dans quel état on est au moment où on enregistre, même si l’épisode est écouté plus tard. Aussi parce que je pense, qu’on le veuille ou non, nous n’arriverons pas tout à fait à faire comme si, et à ce que nos mots ne soient pas teintés de ce que nous vivons. Alors j’avais imaginé dire plein de choses pour cette introduction. D’évoquer que dans le monde qui est le nôtre et dans nos pratiques, il faut toujours faire plus, faire trop, voire faire semblant. D’avoir l’air désiré jusqu’à être désirable, de se montrer successful, d’avoir l’air débordé jusqu’à l’être vraiment. De frôler le burn-out comme si c’était devenu un bon signe de productivité. Je voulais parler d’envisager le vide autrement que le rien, la non-activité ou la non-visibilité, mais plutôt comme une brèche, une faille, ou s’engouffrer, un moyen de changer le rythme, de ralentir, et peut-être de faire ralentir. Je pensais parler du vertige, mais ce n’était pas celui que j’avais imaginé. Et soudainement, la dernière question que j’avais prévue de vous poser me semble avoir changé. Une question que je voulais adresser autant à vous trois qu’à moi-même. Avez-vous peur du vide ?

Camille Bardin

Alors, qui veut commencer malgré la gueule de bois électorale ? Alexia ?

Alexia Abed

Oui, compliqué, mais on va le faire. Je crois qu’il y a une première réponse qui réside dans la définition du vide. Et tu l’as un petit peu dit Tania, mais en fait on peut se demander qu’est-ce que le vide exactement ? Et j’ai essayé, toute seule dans le train, en venant à Grenoble, de me le demander. Et en fait, on définit le vide par ce qu’il n’est pas. On va dire, le vide, c’est ce qui n’est pas plein. Ce serait donc un manque, une absence, une carence, ce qu’on ne voit pas. Et en fait, ce rapport dialogique au plein et cette opposition binaire, je crois qu’elle est surtout conditionnée par ce que la société néolibérale et patriarcale nous apprend. Et donc dans cet écart, celui après le trop justement, tu parlais du burnout et je crois que c’est essentiel ici, et bien en fait on est complètement épuisé psychologiquement, on est fatigué émotionnellement, on est vulnérable économiquement, et donc on est dans un état de peur et d’angoisse. On a aussi une peur d’échouer, peur de sortir du game de l’art, peur de ne plus être capable de faire aussi bien qu’on aurait pu faire, et aussi peur d’être remplacé et d’être oublié du coup. En réfléchissant à cet impact, je pense qu’il est essentiel de redéfinir ce que l’on nomme travail. Et en fait, on considère le vide comme quelque chose qui est à côté de la vie normale ou à côté des choses bien. Et je pense que c’est un renversement là qu’il y a à faire. Donc le vide, ce ne serait pas l’inverse du plein et ce ne serait pas quelque chose à côté de la vie normale, mais ce serait vraiment une partie inhérente de notre travail et notre vie dans le monde de l’art. Et du coup, pour compéter un petit peu ce que je dis, je voulais citer André Gorz qui, en 1997, écrit « Misère du présent, richesse du possible », et il dit « Il faut apprendre à distinguer les contours de cette société autre derrière les résistances, les dysfonctionnements, les impasses dont est fait le présent. Il faut que le travail perde sa centralité dans la conscience, la pensée, l’imagination de toutes et tous. Il faut apprendre à porter sur lui un regard différent, ne plus le penser comme ce qu’on a ou ce qu’on n’a pas, mais comme ce que nous faisons. Il faut vouloir nous réapproprier la notion de travail (Mais du coup, par lien avec notre sujet, la notion du vide) et le remettre au cœur de ce qu’on fait en général, l’improductivité matérielle, comme une composante essentielle de notre travail, et non comme une phase. »

Camille Bardin

Claire, tu veux y aller ?

Claire Luna

Oui, le vide… 

Toutes les 4

HAHAHAHA ! 

Claire Luna

Tu nous demandais Tania si on avait peur du vide. Je ne sais pas si c’est pareil le vertige et la peur du vide, mais en tout cas moi j’ai le vertige. Hahaha ! Au deuxième étage, déjà, c’est la folie. Mais voilà, je pense que le vide, j’en sais rien si c’est le même ou pas le même, mais en tout cas, je vois le vide comme un moment de la décantation, mais aussi de la crise ou de la remise en question. Et je crois que tout dépend si ce vide, il est imposé ou il est désiré, bien sûr. Il peut constituer un grand moment de liberté, de repos. Parce que se retrouver… Enfin il peut… Mais aussi se retrouver sans travail, sans emploi, malgré soi, ça revient aussi à une forme d’exclusion sociale. Ne pas être actif ou active, comme on dit, et bien finalement ce n’est peut-être pas le vide, comme tu disais Alexia. Et dans nos pratiques, dans notre milieu, cela se réduit aux projets. C’est-à-dire : « C’est quoi tes projets ? T’as des projets ? » Et le temps, tout ce temps, ces temps de veille, je crois qu’ils sont nécessaires en fait. C’est aussi des temps de recherche, de moments pour se nourrir. Il faut être alerte, lire, regarder, arpenter. Mais ça, ça rapporte pas d’argent. Et en fait, on oublie que cette partie du métier qui en est son essence en fait, son fondement, enfin on l’oublie quoi. En fait, c’est pas parce qu’on ne produit pas que… que c’est le vide. Donc comment exercer le métier de critique d’art, sans faire de visite d’atelier, sans participer au débat de notre temps, regarder des expos, lire de la théorie, de la poésie, des romans, enfin prendre ce temps-là, que certains et certaines considèrent le vide. Puisque dans notre milieu, moi en tout cas c’est à ce moment-là que je ressens le vide, c’est quand on me dit « tes projets ? ». On ne peut plus d’entendre ça. Et du coup, c’est vrai que ça donne aussi un sentiment – tout à l’heure tu parlais d’échec Alexia – et je crois qu’il y a aussi ce sentiment, voire cette sensation un peu d’échec, quoi. « T’es projets ? Ah ben, j’en ai pas… Mais alors, c’est quoi la prochaine… ? » Et je suis là : « Ben… Ben, je sais pas, en fait. » Et j’ai envie de dire aussi que ce vide, ben oui, il est nécessaire. Et je sais pas, il y a une sensation aussi, très personnelle, moi, pour le coup, où l’année dernière, j’ai enchaîné un nombre de projets d’expo. Genre sept, j’ai cru que j’étais un centre d’art à moi toute seule, j’étais vidée et je suis encore vidée. Sauf qu’en fait il y a un truc étrange aussi dans notre profession, c’est qu’on existe par le travail, on vit à travers parce que c’est notre passion. Donc déjà dans nos sociétés on existe par le travail, j’ai l’impression. C’est-à-dire qu’il y a une valorisation du travail…

Alexia Abed

[fait une grimace] 

Claire Luna

Alors Alexia, j’aimerais bien que tu me dises parce que tu fais ça avec la tête… hahah ! Mais moi je crois que parce que c’est ma passion, quand il y a ce qu’on appelle un vide, mais en fait ce vide, c’est l’autre qui nous le renvoie, en fait. Moi, en tout cas, j’ai ce sentiment-là. Si je n’ai pas l’autre, je n’ai pas nécessairement la sensation d’un vide. Le fait que ce soit une passion, ça peut aussi un petit peu…

Camille Bardin

…Te refoutre dedans quoi… 

Claire Luna

Ouais !

Camille Bardin

J’avais un peu envie de commencer par une phrase qu’on n’arrête pas de dire mais qui prend du temps à monter au cerveau, c’est que notre métier c’est pas un sprint mais un marathon. Donc rien ne sert de partir trop vite si vous ne voulez pas être complètement épuisé plus tard. Et je dis ça notamment en pensant à la Camille d’il y a quelques années, qui commençait à travailler. J’étais on fire, ultra enthousiaste à l’idée de travailler, de rencontrer des gens, de faire des expos, d’écrire des textes. J’étais la première à arriver à la rédaction et la dernière à en partir. Et je me souviens même d’une de mes Red Chef qui m’avait dit, en retour de week-end, enfin voilà, elle m’avait expliqué son week-end, qu’elle s’était reposée avec ses gamins, machin et tout, et moi j’étais en mode genre… « Ouais bah moi j’ai écrit quatre textes, nah nah nah. » Et elle m’avait dit que c’était hyper important de me ménager, d’arrêter de bosser le week-end et d’en profiter pour me reposer. Et à l’époque, pour être tout à fait honnête avec vous, je crois que je l’avais carrément un peu méprisé en me disant que si on voulait faire des trucs cools dans sa vie, il fallait se défoncer, il fallait s’en donner les moyens. C’était vraiment pas terrible. Et en vrai, je me suis pas calmée si vite que ça. Et je crois même qu’encore aujourd’hui, je lutte contre ces injonctions à la productivité, au fait de mener de front mille et un projets. Mais j’ai quand même compris que ce qu’il y avait de plus dur et de peut-être plus important, c’était le fait d’être ancrée. De réussir à maintenir un épanouissement dans des projets préexistants. Si bien qu’aujourd’hui j’arrête d’être embarrassée quand on me demande quelle est mon actualité parce que même si… En plus ce genre de questions elle peut arriver le soir d’un vernissage qu’on curate !

Claire Luna

Mais tellement !

Camille Bardin

Genre t’es au coeur de ton actualité, t’es en train de faire un truc et on te dit : « Et toi alors du coup ces prochains mois ? »… « Ecoute, je vais peut-être me reposer déjà. » Mais c’est fou, cette course elle est jusqu’au bout… Et du coup, si je n’ai pas de projet ultra Instagramable à mettre en avant, ben le fait d’être engagée depuis 7 ans auprès de Jeunes Critiques d’Art, que mon podcast PRÉSENT.E fête bientôt ses 5 ans, de continuer à écrire pour des galeries, des artistes, des catalogues… En vrai, c’est déjà très cool et je crois que c’est beaucoup plus sain que d’enchaîner mille et un projets chronophages énergivores et pas nécessairement rémunérateurs par peur de se lasser, mais aussi d’être confrontée au vide. Et du coup, c’était un peu le premier point que je voulais traiter. C’était vraiment ce vide qu’on n’arrive pas à s’imposer, aussi par des conditions économiques. C’est quand même un luxe que de pouvoir passer un mois à bouquiner, à faire des expos et à souffler. Mais voilà, je pense que c’était là-dessus que je voulais commencer, le vide qu’on n’arrive pas à s’imposer, et après je parlerai du vide qu’on nous impose.

Tania Hautin-Trémolières

Ok, suspense, voilà. hahah !

Alexia Abed

Hâte ! Oui, je vous rejoins tout à fait là-dessus. Et ce que tu décris, Camille, je le vis aussi. Il y a deux choses sur lesquelles je voulais revenir. Tu parlais d’être ancré, d’être épanoui, etc. Et c’est vrai qu’il y a du travail qui ne nous procure pas de satisfaction parce qu’en fait il est invisibilisé. Il est invisibilisé parce qu’il n’est pas passionnant et on ne va pas raconter sur Instagram -je parle pour moi- qu’on a fait le statut de trois assos ces deux derniers mois, par exemple… De l’admin, de l’admin pour les assos sur les projets sur lesquels on est engagé etc. et on va pas le crier sur tout toit et puis il y a un manque de reconnaissance à des endroits et du coup je crois par ailleurs peut-être un manque de dopamine.

Camille Bardin

Hahaha !

Alexia Abed

Et oui malheureusement c’est la vie… Ce que je voulais dire aussi en fait c’est que, et ça je crois que c’est plutôt Claire qui l’a souligné, c’est qu’en fait, nous on travaille tout le temps aussi, notamment dans nos espaces de socialisation, parce qu’on fréquente ce milieu et typiquement là ça fait 24 heures qu’on est ensemble. En fait on a beaucoup travaillé aussi dans ces espaces complètement informels, par des discussions, quelles qu’elles soient, etc. Le problème ici… Enfin le problème qui n’en est pas vraiment un… C’est qu’on parle justement de ces temps d’improductivité parce qu’ils ne sont pas rémunérés, parce qu’iels sont invisibilisé·es, et on veut l’attribution d’un salaire pour les travailleurses de l’art, mais personne n’est vraiment capable de dire vraiment ce qu’est le travail de l’art ou alors le travail d’artiste auteurice. Et ça c’est quelque chose que Fanny Lallart remarque assez bien dans son mémoire intitulé « 11 textes sur le travail gratuit, l’art et l’amour » et au chapitre « de tout et de rien », elle se demande justement comment comptabiliser ce temps, ce temps de tout et de rien, mais surtout elle nous raconte que parfois des idées lui viennent en rêvant, sans vraiment le vouloir, et elle poursuit : « Parfois, en me rendormant dans des états de demi-sommeil, j’essaie d’y répenser, de pousser plus loin l’idée et de la retravailler dans mon rêve. Dans mon cas, on pourrait donc considérer que le sommeil représente parfois un temps de travail pouvant même être productif. » Et là-dessus je la rejoins, mais aussi marcher, lire, discuter, faire des trucs, n’importe où, regarder des vidéos YouTube, aller sur Insta, aller voir des expos, envoyer des mails, faire le ménage, choisir du matériel, là parce qu’elle est artiste, mais nous juste errer… Et surtout faire des tentatives infructueuses faites de tout et de rien. Et à partir de là, je crois vraiment qu’au regard de nos conditions de travail qui sont toujours instables et en dents de scie, il est difficile de dessiner des horizons vers lesquels tendre, parce qu’on sait jamais vraiment de quoi sera fait demain, et ça c’est ce que tu dis Camille, et on ne vit pas forcément de nos pratiques. Et pourtant, on n’a pas le choix, on doit ne pas s’arrêter, d’où le marathon. Ça demande beaucoup d’énergie de toujours être dans une position de combat, dans le mouvement, dans le partage, et ça demande trop d’énergie de ne jamais prendre congé du monde et d’être toujours dans l’auto-exploitation. Et en fait ces moments d’absence, qu’on dit « improductif », remettent en question ce que je disais un peu au début sur qu’est-ce que c’est le travail et qu’est-ce que c’est le vide ou l’improductivité et comment l’un et l’autre doit être au centre ou à la marge. Et donc notre rapport au temps devient différent dans ces périodes de vide et c’est aussi dans ces phases qu’on est à fond dans le doom-scrolling (scroller frénétiquement) dans le bed-routing (pourrire dans son lit) et on a l’impression que les autres avancent plus vite et mieux que nous. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Camille Bardin

En fait, rapide insert par rapport à ce que tu as dit, moi ce débat il m’a confronté aussi à une problématique, c’est comment articuler ce mythe du créateur bourgeois qui passe sa journée à flâner et une réalité dans nos métiers qui est celle que tu décris, qui est qu’on ne peut pas pondre du texte et des oeuvres à longueur de journée. Que ce travail qui consiste à sortir quelque chose de soi réclame du temps, un temps qui implique qu’on ne puisse pas être soumis à une to-do liste réglée au cordeau, au risque aussi simplement de se mettre dans une situation d’échec… Tania ?

Tania Hautin-Trémolières

Là, en vous écoutant et même moi en ayant réfléchi au sujet, spontanément, on l’aborde frontalement par la question du travail et de la production. Cette notion du vide qui est une notion très vaste en soi. Et je suis évidemment d’accord avec tout ce que vous avez dit précédemment. Pour moi, la première chose c’est la question de la désirabilité. Comme tu l’as dit Alexia, tout ce qu’on ne visibilise pas, qui pourtant n’est pas du vide mais est du travail, n’est pas désirable dans les métiers qui sont les nôtres. Donc il y a les choses qu’on valorise, les choses qu’on voit valorisées par d’autres personnes que nous. Merci les réseaux sociaux pour ça. Et tout ce qu’on cache et qu’on tait, alors qu’on sait bien qu’on le fait, parce qu’on n’a pas le choix, parce que c’est nos pratiques qui l’imposent. Et même si individuellement on peut arriver à se dire : « Oui, mais là j’ai besoin de ce temps pour réfléchir, pour poser mes mots, pour digérer ce que je viens de voir, ce que je viens d’entendre, ce que je viens de lire… » Parce que je pense que c’est effectivement très propre à ses pratiques et pour les artistes aussi, je crois. Ce sont des temps nécessaires, mais ça on ne le visibilise pas. Et c’est amusant parce qu’on l’a abordé comme ne rien faire, or c’est pas le cas, c’est-à-dire que du coup le faire devient forcément synonyme de production et de travail, parce qu’on est aussi dans une société néolibérale qui le voit comme ça, et l’idée même de temps libre et de temps vacant, ou de vacances à proprement dit, c’est un truc de bourgeois, culturellement. Il n’y a que les bourgeois qui ont du temps libre. Sauf que ce n’est pas du temps vide, c’était du temps pour…

Camille Bardin

Pour se la kiffer.

Tania Hautin-Trémolières

Oui ! Mais tu fais quand même tout genre de choses. Et du coup, je trouve que dans des domaines qui sont ultra précaires, précarisés, s’accorder cette notion-là de temps libre, ou moi je dirais de temps nécessaire, parce que ça l’est, c’est extrêmement difficile, parce que ça revient à un privilège, même si c’est nécessaire à la pratique. Et il y a un gros paradoxe là-dessus. Et pour le coup, OK, la nature a horreur du vide mais cette fameuse citation de : « tu fais quoi en ce moment ? » Qui est évidemment quelque chose qu’on vit toutes, et qui, je crois, nous agace beaucoup. Enfin, en tout cas, c’est ce qu’on s’est dit. Moi j’ai une anecdote…  L’année dernière, je venais de finir une mission de prof au Beaux-Arts. Je vais dans une exposition dans un centre d’art à Lyon que j’aime bien et je croise une directrice de lieu et commissaire d’exposition que je n’aime pas trop. Voilà. Enfin, en tout cas, avec qui j’ai pas d’affinité et qui me dit : « Ah, bonjour, ça va ? Et alors, tu fais quoi en ce moment ? » Et il s’avère que moi, à ce moment-là, ben, en fait, je cherchais un taf alimentaire parce que j’en avais ras-le-bol de pas avoir de thunes, de pas savoir comment ça allait se passer trois mois plus tard, et que je cherchais une stabilité et surtout une tranquillité pour pouvoir me poser sur ma propre pratique et me dire, « OK, maintenant, je fais quoi ? Et qu’est-ce que j’ai envie de faire avec cette pratique-là ? » Sauf que ça, c’est pas du tout une réponse qui est audible en temps normal dans cet espèce de jeu de dupe mondanisé. Il s’avère que sur le moment, j’en avais un peu rien à faire. Donc je lui ai dit, « Ben là, je cherche un taf alimentaire. » Et elle a eu cette réaction, à laquelle je m’attendais évidemment, « Ah ouais ! » Et elle est partie. Et c’était génial parce que du coup ça n’a pas du tout ouvert un débat que.. Bah oui effectivement dans nos métiers… Enfin bon tu vois, t’as commencé à dérouler, on joue carte sur table, on n’est pas de la même génération, je pense que ça joue, on vient pas du même milieu social, je pense que ça joue. Mais c’est hyper… Il y a vraiment une hyper-violence, moi, je trouve, dans ce « Tu fais quoi en ce moment ? » Parce que déjà, ça veut dire quoi ? Si je réfléchis à mes projets, si j’écris des bouts de texte dans mon ordi, mais que pour l’instant, j’ai pas trouvé quoi en faire, si j’échange avec des personnes où ça me nourrit, mais je ne produis pas encore : je fais des choses ! Mais c’est pas des éléments que je vais valoriser ou que je vais raconter en vernissage.

Camille Bardin

Aïe, aïe, aïe. Vas-y Alexia.

Alexia Abed

Oui, ça je crois qu’on l’a toutes et tous vécu à un moment donné dans nos existences, et c’est malheureux. Ce qui est étonnant, c’est que tout le monde s’en plaint, en tout cas sur les discours que j’entends, sur les conversations que j’ai avec mes copaines ou des collègues de travail, etc. C’est que vraiment tout le monde se plaint de ça, mais tout le monde continue à le faire un petit peu, je crois, parce qu’on joue au jeu de l’art que je citais tout à l’heure. Et il y a autre chose aussi par rapport à cette différence de classe, et je crois que c’est essentiel quand on parle du vide, c’est qu’en fait on nous a appris que le temps des bourgeois était plus précieux que le nôtre. Je m’explique. Par exemple, nous c’est ok d’attendre la CAF au téléphone pendant un quart d’heure un lundi matin. Voilà c’est notre temps, mais on le sacrifie parce qu’on doit attendre en permanence. On doit gérer notre administration en permanence, et je sais que ça fait peur à beaucoup, moi la première, et en fait voilà, c’est comme si notre temps il était moins précieux que celui de la classe bourgeoise, et c’est aussi pour ça qu’on culpabilise quand on est dans l’improductivité. Parce qu’on nous a appris que notre temps, en plus de ne pas être précieux, il était… il valait rien, en fait. Et donc, si on n’est pas dans la productivité, alors nous-mêmes, on vaudrait rien. Et je crois que ce réflexe-là, on nous l’a inculqué dès l’école aussi, et c’est un énorme souci, et je sais pas exactement comment lutter contre ça ou comment faire mieux, mais je pense qu’en discutant de nos vulnérabilités et du temps dans lequel on fait rien, ou même vraiment rien, en mode, t’as fait quoi aujourd’hui ? Rien. C’est ok ! Et je crois vraiment qu’à partir de ce moment-là, il faudrait qu’on réarticule le récit de nos quotidiens autour de ça.

Camille Bardin

Grave. Complètement ! Raaaah ! Mais je sens que je me bagarre aussi avec moi-même parce qu’il y a vraiment un truc où je suis tellement empreinte, et c’est normal, mais je suis tellement empreinte de ces idéaux-là, de « il faut être toujours la meilleure, toujours bien bosser », je suis vraiment hyper victime de ça et je sens que je me… même je vais calculer le temps que je passe à dormir en me disant : « Ah c’est bon ok j’ai mes 7 heures de sommeil ok » genre quand j’ai ma petite notif qui dit : « Vous avez dormi 8 heures » je suis en mode : « yes trop bien je vais pouvoir bien bosser aujourd’hui » c’est vraiment je suis matrixée complètement par ça donc c’est pour ça que c’est hyper bien d’en parler et je trouve ça trop beau ce que tu dis effectivement de réorganiser nos récits par rapport à ça parce qu’en plus c’est vraiment des trucs qui font du bien. C’est-à-dire que je me souviens, j’avais aussi une anecdote, c’est un moment où on était ensemble en séminaire et on avait un gros rendu à la fin, on devait rendre pas mal de textes, et moi j’étais vraiment incapable d’écrire mon texte, ça ne sortait pas. Je passais ma journée comme une couillonne devant mon ordi à juste regarder la page et être en incapacité d’écrire. Et Samy me disait : « Mais Camille, tu sais que ça va venir à un moment, ça va venir, fais d’autres trucs, ça sert à rien. Vraiment, bronze au soleil, fais du yoga, tout va bien se passer. » Et effectivement, le dernier jour, je me lève à 6h et je bombarde et j’écris mon texte en 45 minutes. Ça a fonctionné parce qu’au bout d’un moment j’ai lâché l’affaire et j’ai juste chillé au soleil. Donc même dans une dynamique productive, le vide et l’oisiveté sont nécessaires. C’était le premier point par rapport à ce que tu disais. On parle beaucoup du vide qu’on a du mal à s’imposer, mais j’avais aussi envie de parler du vide qu’on nous impose, qui est dû au manque de projet, quand ton téléphone ne sonne jamais, que personne ne te calcule ou pense à toi pour un projet. Alors ça je crois que c’est vraiment ma hantise parce que je crois qu’il n’y a rien qui me frustre plus qu’être mise à l’arrêt sans l’avoir décidé, ce qui m’oblige à penser à toutes celles et ceux qui doivent s’arrêter parce que malade, parce que mis en situation de handicap et auxquel·les notre secteur ne s’adapte pas parce qu’il réclame un dévouement total. Du coup, il y a cette question aussi : « Comment faire pour exister dans ce secteur, quand on est soumis à des périodes de vide dues à la maladie, à la parentalité, à l’accompagnement d’un ou d’une proche, etc. ? » Et c’est tous ces trucs-là, et même, je pense, rien à voir, et en même temps, ça fait partie de ces moments de vide qu’on nous impose… Par exemple, le mois d’août dans notre secteur c’est un moment qui est absolument mort. Et à titre personnel c’est un moment où à l’inverse je redouble un peu d’énergie, le soleil fait peut-être que je vais mieux etc. Et du coup là j’ai envie de faire plein de trucs. Sauf que c’est le vide absolu quoi et ça me provoque aussi un vertige de me dire « bon bah du coup, maintenant je travaille sur des projets au long terme etc. » C’est vachement plus agréable parce que je suis pas bombardée de mails toute la journée mais ouais il y a aussi un peu ces deux temporalités là qui me touchent.

Claire Luna

Ouais c’est vrai tu parles de… en fait ce contraste il est trop fort c’est à dire qu’il y a une suractivité et puis d’un coup tout le monde s’arrête et c’est là où on doit s’arrêter mais c’est une injonction en plus à l’arrêt.

Camille Bardin

Et t’es genre en train d’être complètement essoufflée !

Alexia Abed

Et puis tu sais plus comment faire d’ailleurs pour le prendre ce vide puisque ça a tellement été plein tu sais même pas comment le prendre.

Camille Bardin

Et financièrement ! Tu vis un mois sans oseille !

Claire Luna

C’est ce que je voulais dire aussi. Puis à un moment donné, moi j’aimerais aussi, tu parlais d’un vide productif, moi j’aimerais rompre justement avec cette dynamique du vide productif et le prendre juste pour ce qu’il est. C’est un vide, c’est un moment, c’est un bref. Et du coup, c’est là où je te rejoins Alexia, où tu disais créer de nouveaux récits et de nouveaux imaginaires. En effet, on a toutes et tous besoin du vide. Et en même temps, là je reviens sur ce que tu disais Camille, en même temps c’est un problème parce qu’en fait c’est une question de survie, d’argent. Et moi je me rends compte que je travaille pour pouvoir travailler. Je suis obligée de travailler pour pouvoir travailler. Donc dans les deux sens, c’est-à-dire qu’à la fois je suis obligée d’avoir mon travail alimentaire pour pouvoir travailler, pour pouvoir me donner le temps de travailler et bref. Et je me rends compte en effet que quand je ne travaille pas, non pas que je culpabilise, je sais pas si c’était toi Alexia ou Tania qui parlait de culpabilité, ouais c’est toi… Mais en fait j’angoisse quoi, il y a quelque chose qui va pas. Et après, c’est un cercle vicieux parce qu’après, comme tu disais tout à l’heure, je me bagarre avec moi-même. Je dis : « mais arrête, résiste, c’est bon.

Camille Bardin

— Coupe ton envie, ça sert à rien.

Claire Luna

— Voilà, exactement.

Camille Bardin

— Repose-toi, c’est important.

Claire Luna

— Mais c’est très difficile, vraiment très difficile de se reposer.

Alexia Abed

Oui du coup c’est marrant ce que tu dis Claire parce qu’en fait on a l’impression que quand on s’octroie ce temps qui apparemment ne vaut rien, on abdique. Et on abdique face à la grande guerre qu’on mène pour survivre finalement, et au moins financièrement, c’est-à-dire avoir un peu à manger un toit sur sa tête. Et en fait, je crois que ça rejoint un petit peu l’idée qu’on disait au début, c’est qu’en fait : « qu’est-ce que le travail artistique ou en tout cas, qu’est-ce qu’être travailleureuse de l’art ? » Et il y a d’ailleurs des syndicats qui s’y attellent avec ferveur et qui en font un petit peu la clé de voûte de leur combat et qui sont aussi les nôtres parce qu’on les rejoint et on les soutient. Et en fait, elle est là la question, la question de la productivité et la question de qu’est-ce que l’on nomme travail. Et pourquoi le vide est mis sur le côté ou en périphérie de nos vies et pourquoi on en a peur ? Alors oui, il y a des réalités économiques qui nous incombent et on est obligé·es de travailler ou au moins de faire du travail administratif pour avoir des aides sociales et encore voilà les aides… On ne va pas s’éterniser là-dessus, mais voilà… Et ce que j’aimerais c’est qu’on s’octroie ces temps de digestion intellectuelle mais aussi de digestion émotionnelle parce que le répit est important et en fait on doit rattraper ce que l’on ne s’est pas offert, ce que l’on s’est refusé. Je parle simplement de liens amicaux, de se tenir au courant, ou juste genre de regarder le plafond et réfléchir au sens de la vie qui me semble très essentiel dans le monde dans lequel on vit et surtout en ce moment.

Camille Bardin

En même temps, il y a ce truc là, par exemple j’ai beaucoup travaillé sur moi et donc maintenant j’arrive à m’imposer une semaine à 15 jours de « vacances ». Et la personne avec qui je vie se fout un peu de ma gueule quand je dis ça parce qu’en fait il me dit « mais en fait t’es pas parti ? Enfin tu vas partir en vacances ou tu vas… ? » Et je dis « non non juste je reste dans le canapé et je regarde des trucs sur YouTube et je scrolle sur TikTok quoi. » Et parce qu’en fait, il y a plein de fois où je me dis : « ah ouais trop bien, je vais avoir mes quinze jours de vacances » Mais en fait bah je sais pas je me dis « Ouais, je pourrais aller me faire masser, je pourrais aller déjeuner toute seule en terrasse, enfin tu vois juste me promener ou quoi » Mais ça demande de l’oseille quoi ! Et du coup c’est vraiment ce truc là où je me dis que je suis contente parce que j’ai réussi à m’imposer ces quinze jours, une semaine et encore je suis encore pas une excellente élève à ce niveau là mais je commence quand même plus à prendre congé. Mais pareil, ça réclame de l’argent… Et ce mois d’août qui est vide ben t’es obligée toute l’année, dès que t’as un petit billet, au lieu d’aller t’acheter tes fringues, tu mets de côté pour réussir à vivre ton mois d’août et le traverser sans être au bout du rouleau au mois de septembre. Et le temps que tout reprenne, etc. Donc t’as tes premiers chèques au mois d’octobre.

Claire Luna

« Qu’est-ce que tu fais pour les vacances ? » (elle chante) Parce que même les vacances, elles n’ont pas le droit d’être vides en fait. T’as fait quoi ?

Camille Bardin

Oui mais c’est vrai !

Claire Luna

Et je voulais aussi dire que moi, enfin on parlait de cette pression et je sais pas si ça vous fait ça, mais on parlait de cette pression de surproductivité qui est un peu imposée par ce système, par l’autre etc. Et moi j’ai une autre pression au contraire finalement, mais j’ai les deux pressions. Où en fait mes proches me disent : « Mais faut que t’arrêtes… Mais toi t’arrêtes pas… Mais t’as peur du vide… T’es hyper active. » Et moi je suis là : « Mais en fait, vous vous rendez même pas compte à quel point j’adore ne rien faire. Mais s’il vous plaît… Mais en fait dites-moi comment vous faites pour avoir un boulot alimentaire et mon propre boulot… Ça me dévore comment je fais en fait ? Donnez-moi la solution !

Alexia Abed

Peut-être que finalement, prendre congé du monde, c’est un privilège comme on l’a souligné, mais c’est aussi un fardeau.

FIN PREMIÈRE PARTIE

Camille Bardin

Le vide, l’attente, c’est aussi quelque chose qui traverse toute l’exposition personnelle de Benoît Piéron, Étoiles ou Tempêtes, visible jusqu’au 20 octobre prochain au Magasin à Grenoble. Claire, c’est toi qui nous la présente…

Claire Luna

L’exposition Étoiles ou Tempêtes de Benoît Piéron vient d’inaugurer au Magasin Centre National d’Art Contemporain à Grenoble. Après de longues années de troubles, le Centre d’Art avait fermé en 2021, le Magasin a réouvert ses portes il y a tout juste un an sous la direction de Céline Kopp, ancienne directrice de Triangle Astéride à Marseille. Dans cette halle de 3000 m² conçue par Gustave Eiffel pour l’exposition universelle de 1900, siégeait la célèbre école du Magasin, le plus ancien programme européen de formation aux pratiques curatoriales. En partenariat avec le CHU Grenoble-Alpes, Benoît Piéron crée une expérience sans précédent, puisque pour l’occasion, le Centre d’Art fusionne avec deux bibliothèques de la ville. Depuis jeudi dernier, les grenoblois et grenobloises viennent consulter et emprunter leurs livres dans l’exposition de Benoît Piéron. Étoiles ou Tempêtes transforme le magasin en, je cite Benoît Pierron : « un syndicat d’initiative pour voyageurs immobiles. » et réunit pour la première fois une sélection importante d’œuvres retraçant le parcours de l’artiste ainsi que des productions inédites. Ici, l’artiste s’inspire de ses expériences personnelles pour proposer une contre-culture de l’environnement hospitalier qu’il connaît depuis l’enfance. Je vais décrire un tout petit peu le parcours de l’exposition pour qu’on puisse ensuite y revenir… Le parcours de l’exposition commence dès l’accueil. Benoît Piéron y a installé la première salle avec son papier peint, des rayonnages de bibliothèque et un bureau customisé. Puis, les cinq salles de la Grande Galerie s’enfilent. La première nous accueille dans un lavomatique. On accède à la deuxième en traversant un rideau de douche. Et cette salle abrite un lit à baldaquins tout accessoirisé avec fagnons et guirlandes lumineuses multicolores, façon fête foraine ou cirque d’été, dans une ambiance rose poudrée. Puis une salle d’attente, hybridée, salle de lecture bibliothèque, avec deux matelas aux murs, qu’il appelle « de plage », un paravent et une plante autogérée. Le petit prince est à nos côtés. La quatrième salle propose Slumber Party, soirée pyjama, une installation où des veilleuses jonchent le sol. Au-dessus, un très grand patchwork de draps d’hôpitaux est suspendu sur un très grand pied de table. Sur l’une des cimaises, dans la même salle mais un peu plus loin, l’artiste présente une série de photos de savon, autant de portraits de ses proches. On finit le parcours dans une salle d’attente où l’on retrouve des chaises standard de salle d’attente, un présentoir de cartes postales et une sculpture en seau d’eau qui mesure le temps en gouttes à gouttes. À travers les baies vitrées, on distingue un jardin extérieur et sur la table, on peut jouer avec des boules à neige. Enfin, dans ce que l’on appelle La Rue, soit un gigantesque hall sous une verrière, on retrouve, ci et là, des tas de draps aux yeux fixes, baignés dans une pièce sonore.

Camille Bardin

Avant qu’on discute de l’exposition, notre petite routine habituelle de vous expliquer les conditions qui ont été les nôtres pour cette visite. Donc, on est à Grenoble, on est donc parti en voyage de presse. cofinancée à la fois par Le Magasin et Projet Média qui produit les épisodes Pourvu Qu’iels Soient Douxces. Donc on enregistre directement dans notre petit Airbnb au lendemain de la visite. Et on a été accueillies aussi par Céline Kopp, la curatrice de l’exposition et la directrice du Magasin, hier, dimanche pour un rapide échange d’une heure où elle nous a rapidement parlé du travail qu’elle mène au Magasin et elle nous a fait un petit topo sur l’exposition puis on a visité seules l’expo. Vous savez à peu près dans quel cadre on a découvert tout ça. Tania, tu veux commencer ?

Tania Hautin-Trémolières

Oui, allons-y. Déjà, peut-être commencer tout simplement en disant que je crois que c’est une exposition qui nous a beaucoup plu à toutes et que c’est important peut-être de le mentionner. Je vais parler pour moi, mais je pense que je ne m’avance pas trop parce que j’ai l’impression que c’est le ressenti collectif. Moi, c’est une exposition qui m’a fait beaucoup de bien. Malgré toute la dimension de la maladie, de l’hôpital qui est le cœur du travail de Benoît Piéron et qui est évidemment là tout le temps. Mais autant par l’échelle de l’exposition que sa circulation, que le travail de l’artiste, et dans le fond et dans la forme, c’est vraiment… Ouais, c’était un lieu. Parce que je trouve que là, on peut parler de lieu, extrêmement accueillant, extrêmement reposant, doux. Sans concession pour autant, sans édulcorant. Et moi, je ne vois pas tout le temps des expositions qui me font cet effet-là, même si on en fait beaucoup, parce que c’est nos métiers. Et là, c’était vraiment chouette comme moment. C’est une réflexion que je me suis faite hier après la visite et sur l’aspect potentiellement ludique du travail de Benoît Piéron. Mais je trouve que ludique n’est pas le bon mot… Enfin, je ne sais pas, je trouve que ça ne qualifie pas assez son travail. Et la seule chose que j’ai trouvée pour l’instant qui me convenait mieux, c’était cette capacité à être doux dans le grave. Et je trouve que c’est… Ouais, que c’est très fort et c’est très intelligent. Et il y a une oeuvre notamment dans l’exposition qui s’appelle Radical Softness, qui est reprise dans le texte du livret en traduction française, donc en douceur radicale. Et je trouve que ça lui va vraiment bien, à cette exposition, à ce travail et à cet artiste.

Camille Bardin

Alexia ?

Tania Hautin-Trémolières

Je suis tout à fait d’accord avec toi Tania et je rejoins à peu près tout ce que tu as dit. Je crois d’ailleurs que sur cette critique d’exposition on va être peu ou prou toutes d’accord. Je voulais commencer aussi pour rebondir sur la question des émotions. En fait c’est un sujet qu’on avait évoqué dans un débat d’un PQSD cette année, qui était « L’es émotions sont-elles admises dans les espaces d’exposition ? » Et là, dans Étoiles ou Tempêtes, on peut dire que oui, je pense. Parce que l’émotion, le sentiment est une part intégrante de son travail, mais aussi se matérialise dans l’espace. Et pour ma part, alors oui, on fait beaucoup d’expositions, pas tant que ça pour moi, mais j’ai vraiment ressenti des choses très, très fortes et j’ai été extrêmement émue. Et en fait, je crois que c’est aussi dû à une astuce de façon générale. On peut se demander que se passe-t-il dans l’exposition ? Et je crois qu’il y a d’abord des sortes de figures de style. Alors, je ne sais pas si c’est très juste, mais déjà une sorte de métonymie parce que Benoît Piéron va extraire un détail, un accessoire, un élément qui va en fait et va représenter l’absence mais aussi parfois la présence. Je pense notamment à un seau pour laver le sol qui est juste posé là et qui accueille des gouttes d’eau qui tombent du plafond. Il va représenter tout le personnel hospitalier qui est en charge du nettoyage des espaces et de la propreté. On devine la présence de ces personnes qui l’ont accompagné tout au long de sa vie puisqu’il a été hospitalisé depuis tout petit. Et ça c’est une première chose, et en fait grâce à ces éléments-là, on tombe pas dans le spectaculaire. C’est fin. Tu disais tout à l’heure que c’était intelligent, et du coup ça fonctionne extrêmement bien, et ils répètent cela tout au long de l’exposition. Et il y a quelque chose d’autre aussi, qui moi me semble être de l’ordre de l’oxymore, qu’il soit visuel ou sonore en fait, et qui imprègne l’exposition, et qui permet en fait de ressentir des sentiments mélangés, qui des fois s’affrontent ou se complètent. Mais on va parler notamment de tâches propres sur les draps…

Camille Bardin

Réformés.

Alexia Abed

Les draps réformés, exactement, merci Camille. Des bruits sourds, ceux qu’on a dans les hôpitaux, un vrombissement, etc., qui n’est jamais le silence, mais qui semble l’être. Et dans un des cartels, on peut également lire « Panique de douceur ». Et je pense, avec ces quelques éléments-là, et il doit y en avoir d’autres dans l’exposition, que c’est pour ça qu’on est complètement pris de quelque chose d’étrange, voire pour ma part je dirais loufoque, entre une forme de naïveté, d’émerveillement, de prime abord et en même temps tout un truc de l’ordre de la nostalgie et aussi un petit peu de l’angoisse. De l’angoisse parce qu’on va peut-être penser à un ou une proche qui a été hospitalisée ou à notre propre hospitalisation ou malheureusement à un décès. Mais aussi une sorte d’angoisse de ne pas vouloir y aller, en fait, dans ces espaces-là, et d’être content ou contente de ne pas y être. Et je trouve que grâce à ces astuces, qui n’en sont pas vraiment, parce que je ne suis pas sûre que ce soit vraiment calculé, on arrive à ressentir toutes ces émotions qui nous percutent, mais de façon bienveillante.

Camille Bardin

Complètement.

Claire Luna

Ça ne répond pas exactement à ce que tu dis toi, mais à ce que tu disais, Tania, tout à l’heure, où tu parlais du fait qu’il avait réussi à faire un lieu. En tout cas, je l’ai entendu comme ça. Et moi, ça m’a beaucoup marquée parce que je vois vraiment dans cet expo un tour de force dans la mise en espace et dans le choix des œuvres. Tout est tellement juste. J’y vois vraiment la création de ce qu’on appelle une hétérotopie, qui est en fait un concept qui a été pensé par Michel Foucault dans une réflexion qu’il a développée sur les espaces autres. Et en fait, ce sont des espaces concrets qui abritent l’imaginaire, comme une cabane d’enfants ou une salle de théâtre. Et ce sont des lieux à l’intérieur d’une société qui obéissent à d’autres règles. Et en fait, je trouve que la manière dont Benoît Piéron a investi le magasin lui a permis de créer un lieu, comme tu disais, il a vraiment créé un lieu. Un lieu qui n’existe pas, un lieu autre. Et en fait, c’est un espace, pour moi, qu’il dédie au temps et à l’attention. Et je trouve qu’on est quelque part entre la cabane, le refuge, la salle d’attente, le lavomatique, la chambre d’hôpital, la salle de bain et la bibliothèque. On est dans tous ces lieux à la fois et dans aucun de ces lieux en même temps. En fait on est entre. On est dans l’espace entre et on est dans l’espace du temps. Et en visitant cette expo, j’ai compris ce qu’il entendait quand il dit dans sa biographie : « il crée des moments. » Je sais pas si vous avez vu ça, et j’ai compris ensuite en fait. Et outre le soin et la tendresse qu’il nous apporte, il nous permet la suspension, comme dans ces boules de neige, enfin boules à neige pardon, il nous permet vraiment ces moments de suspension auxquels moi je suis très très attachée, à la liminalité. Et donc on est vraiment au seuil, ou dans un sas. Et on s’en rend compte parce que le public même est complètement hybride. Celui qui vient consulter ou emprunter un bouquin, il se retrouve à écouter les bruits de l’eau de la salle de bain sur une chaise de salle d’attente. Donc on passe d’un espace à un autre sans traverser de frontières et absolument rien ne cloche. Je trouve que son animal de compagnie, cette peluche sauve-souris, elle incarne cet espace entre, entre la nuit et le jour, entre la mort et la vie, le vol et l’ennui.

Camille Bardin

Il n’y a plus de suspense, mais comme vous, j’ai adoré l’exposition. Je crois que je n’étais pas sortie heureuse comme ça d’une expo depuis le solo de Joséphine Ntjam à la Fondation Ricard en janvier dernier, expo à laquelle on avait d’ailleurs consacré l’épisode 23 de PQSD, qui est l’épisode dans lequel on parle de la place des émotions dans les expositions. Pour le dire brièvement, elle m’a procurée le même plaisir intellectuel que lorsque je passe des heures à discuter avec un ou une artiste dans son atelier et la même claque esthétique que si j’avais visité une biennale. Je trouve ça troublant à quel point cette exposition est juste et à quel point on s’y sent bien. Il y a toujours dans une expo où tu te dis : « Bof… Ça peut-être que c’était pas nécessaire ou peut-être que ce truc là est un peu plus faible et tout » Là c’est tout le temps parfait. C’est vraiment assez impressionnant et je crois que c’est notamment dû au fait qu’on sent la sincérité de Benoît Piéron. Il nous montre ou nous laisse entrevoir des moments très intimes que sont l’enfance, la maladie etc. et il le fait d’une telle manière qu’en tant que visiteuse, très vite, on s’en remet complètement à lui, on lui fait pleinement confiance et c’est vraiment rare. D’autant qu’il faut bien imaginer que lorsqu’on visite une exposition pour un PQSD, on est super en alerte, on essaye de tout analyser. Et là, je me suis juste laissée porter par les différentes ambiances de l’expo, qui sont à la fois très douces, très enveloppantes malgré un mobilier qui est généralement plutôt moteur d’angoisse. Donc on a des sièges de salles d’attente dont vous parliez, des plantes de salles d’attente. On sent qu’il y a quelque chose qui tire vers l’idée de propreté si ce n’est de pureté avec les machines à laver habitées par ces gyrophares et leurs lumières de contrôle et de l’urgence, ou ce seau à serpillère dans lequel un compte-gouttes tombe et sanctionne le passage du temps. Donc on a cet univers hospitalier qui est présent et en même temps c’est comme si on l’observait au travers les yeux d’un enfant qui se cache sous les draps pour en faire une cabane, qui a capitonné les murs de sa chambre d’un imaginaire plein de malice et de douceur. Et donc ça provoque une émotion qui est quasi inédite pour moi, entre l’envie de me lover dans l’espace et le besoin de m’en protéger. Je suis hyper, hyper, hyper enthousiaste par cette expo. C’est vraiment… C’est super.

Alexia Abed

Déjà merci Camille, je suis tout à fait d’accord avec ça et tu parlais du mot malice et c’est vraiment je crois le mot un petit peu idéal je disais loufoque peut-être un peu maladroitement tout à l’heure mais je crois que le vrai mot c’est malice et en même temps il y a quelque chose de très réconfortant dans cette exposition que tu as bien souligné qui pour ma part est aussi lié à tous ces espaces vides qui sont dans l’exposition. Enfin, disons qu’elle n’est pas surchargée. Donc il y a quelque chose de l’ordre de l’environnement, de l’ambiant évidemment, parce que tout est mis en scène et il n’y a aucun détail qui n’est laissé au hasard. Toutefois, il y a quand même des grands endroits dans les salles. Je pense notamment à la salle 5 qui accueille Slumber Party, que Clara a décrit un peu plus tôt, où l’œuvre est terrée dans le coin gauche de la salle. Et avant qu’on arrive au mur, en tout cas, qui accueille l’exposition, il y a un grand vide. Il n’y a rien du tout. Et pour moi, ce vide-là, il est extrêmement malin parce que c’est aussi ça qui nous permet de fuir. Quand tu parlais de quelque chose qui nous repoussait tout à l’heure, c’est là où on peut prendre aussi du recul et s’extraire un petit peu de cet environnement-là. C’est pour ça que ça permet que ce soit pas totalement angoissant non plus. Et on peut le regarder depuis l’extérieur. Et je me dis aussi que ce vide, c’est aussi les angles morts que l’artiste était obligé de ne pas voir, qui se dérobaient à sa propre vue puisqu’il était figé et lui-même alité, en fait. Et le fait d’être dans une position bloquée, comme ça, ça fait qu’il y a des choses qui sont hors du champ, et je crois que ce vide-là vient représenter correctement ce hors-champ du fait d’être alité. Mais toutefois, ce vide dont je parle n’empêche pas l’exposition et le travail entier de Benoît Piéron d’être généreux. Généreux avec ses émotions, puisque ce livre à nous, comme on l’a toutes dit je crois, mais généreux dans la douceur également, notamment à travers des couleurs pastels qui sont à la fois ultra angoissantes et à la fois ultra réconfortantes, et aussi des matières que l’on peut manipuler, je pense notamment à des petits oreillers molletonnés qui s’appellent des câlins. Et lorsqu’on était dans ces espaces vides en train de regarder de loin les oeuvres, on a pris les câlins, on s’en est emparés, Claire était à côté de moi, et on les a posés contre nous, et en fait c’est des matières qui sont un peu lourdes et qui permet un ultra réconfort, qui faisait du bien, et on était complètement apaisés dans cet espace.

Claire Luna

C’est vraiment le mot apaisé. J’ai envie de dire deux choses mais j’en dirai une et puis une autre après pour répondre à ce que tu as dit Alexia, mais tu as parlé à un moment donné du hors-champ et qu’on voyait le vide de l’extérieur et donc moi c’est un peu deux sujets comme ça qui m’ont happé. Ce rapport entre… j’ai beaucoup apprécié le jeu entre l’intérieur et l’extérieur et justement le rapport qu’il a au hors-champ, Benoît Piéron dans ce… dans cette exposition. Et bien sûr, le hors-champ, c’est quelque chose que l’on ne voit pas. C’est ce qui est inaccessible ou que l’on cache. Et ici, parce que l’on est alité, là, parce que l’on attend, assis et enfermés, parce que l’on patiente, parce que l’on attend. Et ce hors-champ, c’est aussi à quoi l’on ne peut pas participer parce qu’on n’a pas assez d’énergie. Le tohu bohu de la vie de dehors, celle qui grouille dedans, souvent d’impatience. En fait, il nous propose de voir et d’entendre à travers la porte d’une chambre d’hôpital. Et quand il nous invite à regarder dehors, c’est à travers des baies vitrées qui laissent percevoir les ombres d’un jardin, mais juste les ombres.

Alexia Abed

Il nous partage son espace intime dans la rue. Donc le plus grand espace de l’exposition, sous la grande nef. Et là, on entend les bruits de la douche, la fesse qui colle à la surface de la baignoire, peut-être la peau qui glisse avec l’eau ou adhère, la prise de médicaments. Et la pièce s’appelle Efferalgan. Et pour un artiste qui réfléchit aux cloisons ou aux protections, en créant des rideaux, des paravents, des cabanes, des couvertures ou des portes, pour un espace particulièrement cloisonné, comme celui qu’il nous propose, Il nous livre ici une expérience entièrement décloisonnée et libre. Et si la majorité des murs sont aveugles, ils ont des oreilles et ils se laissent traverser par les ombres. Et en fait, j’ai commencé avec ce qu’il a créé là à me sentir dans un corps géant. Puis j’ai senti mon corps tout petit et fragile. Et en fait, je suis sortie, j’ai pris cette carte postale et j’ai écrit : « Je suis une peau, je suis une membrane. » En fait, c’est l’endroit fin, du dialogue constant entre l’intérieur et l’extérieur, entre mes organes et l’air, entre ma chambre et le dehors qu’on ne voit jamais nettement. En fait, cette peau, elle n’est jamais complètement étanche et elle fait lien entre le dehors et le dedans. Et la peau, elle est en fait sans cesse exposée et en même temps protectrice. Et Benoît Piéron joue si bien avec le hors-champ. Il évoque avec une telle caresse que l’on ne sait plus si on est dehors ou dedans. Et je reviens à ce que je disais tout à l’heure, c’est ça le seuil.

Camille Bardin

Tania ?

Tania Hautin-Trémolières

Ça ne rebondira pas forcément. Enfin, peut-être qu’on peut trouver des liens avec ce que vient de dire Claire et que je trouve très juste. Et je pense que je ne vais pas inventer l’eau chaude en disant ça, mais je vais le dire quand même. Une des choses, parmi plein d’autres, que j’ai apprécié dans cette exposition et dans le travail de Benoît Piéron, c’est l’ultra présence du corps en son absence, parce qu’il est tout le temps là dans son travail, mais il n’est jamais représenté. Petite exception éventuellement pour cette œuvre qui s’appelle Le Petit Prince, qui est dans la salle centrale, la cinquième il me semble, la quatrième. Peu importe. Et qui a un pyjama vert d’hôpital sur un porte-sérum en métal. Mais en fait le corps il est partout dans cette exposition. Il est dans les machines à laver de l’installation Laundrette, il est évidemment et du coup partout dans l’exposition, dans toutes les œuvres qui utilisent les draps réformés des hôpitaux. Il est dans cette omniprésence des sièges, des chaises, fauteuils, lits, matelas, coussins qui rappellent un peu des organes d’ailleurs dans leur forme je trouve. Il est aussi évidemment dans cette série de portraits de Savon, de ses proches, série photographique. Et en même temps, il n’est jamais là. Il y a cette espèce de va-et-vient tout le temps. Et ce que j’ai apprécié dans le moment qu’on a vécu en visitant l’exposition, on l’a visitée un jour, un dimanche, après-midi, un jour d’ouverture habituelle du Centre d’Art. Je trouve que c’est important de le préciser, ce n’est pas toujours le cas. Et donc c’est aussi d’assister, moi en tant que visiteuse, à nos propres corps en action dans cet espace, dans cette exposition, et à celui des autres. Puisque toutes les installations, les environnements qui sont créés, notamment cet usage des chaises, sont aussi faites pour s’asseoir à l’intérieur, c’est important. On peut s’asseoir dans toutes les salles de cette exposition, et c’est fait pour, il y a un appel aussi du corps vers le sol, Notamment avec cette slumber party, c’est rarement le cas. Moi je trouve que c’est important de prendre soin aussi des personnes qui traversent une exposition. Et notamment dans la salle où il y a l’œuvre Le lit, qui est donc la troisième salle ou deuxième salle après la laverie. qui est une oeuvre assez ancienne de Benoît Piéron. En même temps, elle rassemble toute cette exposition. C’est un lit, cabane, lieu de vie, lieu de rêve. Je ne vais pas le détailler parce que je pense qu’on n’a pas le temps. Mais dans cette pièce, il y a une moquette au sol. Il y a des puzzles en mousse qui sont des dalles de jeux qu’on trouve dans les écoles ou dans les crèches ou dans les salles d’enfants. Et quand moi je me suis assise pour regarder cette installation, il y avait des enfants qui jouaient par terre, assis sur cette moquette, confortables, feutrés, avec les dalles. Et ça, c’est trop bien. C’est vraiment trop bien de pouvoir y assister. Et c’est un travail qui marche vraiment pour ça aussi. Et de rendre ces lieux qui sont justement, tu le disais aussi tout à l’heure Alexia, dont on se méfie, qu’on craint forcément, même sans un parcours médical compliqué, c’est rendu agréable, acceptable et aimable. Et moi j’aimerais beaucoup que les hôpitaux de France s’appellent Benoît Piéron pour refaire tous ces lieux.

Camille Bardin

Ça m’émeut trop ce que tu dis, Tania… Et j’avais peut-être aussi envie de parler de la capacité de Benoît Piéron à résumer la complexité de sa pensée avec des gestes qui paraissent très simples, mais dont on peut très vite imaginer la complexité de la production. D’ailleurs, un grand bravo aux régisseurs et régisseuses qui ont pu travailler sur cette exposition, parce qu’elles ont fait un boulot de dingue, si dingue qu’on ne le soupçonne même pas. Et c’est ça qui est finalement plus fou. Une des premières œuvres que j’avais découvert de son travail et qui m’avait touchée, ce sont les portraits de ses amis dont on a parlé, qui sont des portraits vraiment sur fond blanc d’un savon, d’un pain de savon. Et cette œuvre, je la trouve prodigieuse parce que quoi de plus intime que de montrer l’objet avec lequel on se lave, l’objet qui caresse notre peau et qui finit par prendre l’empreinte de notre corps. Donc, ce sont des portraits en négatif qui évoquent l’intimité sans exhiber des corps, encore une fois, comme tu disais, Tania. Et en même temps, Benoît reprend une imagerie médicale avec le fond immaculé et le simple fait qu’il choisisse de nouveau un objet qui évoque l’hygiène. Pareil avec les cairnes qui sont présentes dans La Rue, la plus grande salle des magasins. Et les cairnes évoque tout un tas de choses. Déjà ce sont des monticules formés par ces fameux draps réformés que Benoît a récupérés au CHU de Grenoble. Donc les draps utilisés par les patients mais dont les établissements finissent par se débarrasser parce que maculés de tâches de fluides corporels ou de bétadine. De ces tissus réunis se devinent de gros yeux exorbités qui évoquent immédiatement les monstres gentils de nos enfances. On peut aussi penser… Oui je vais l’avoir dans la tête toute la journée du coup. Hahaha ! On peut aussi penser à ces monticules de pierre qui balisent les sentiers ou indiquent la présence d’une sépulture, sans oublier qu’un tas de draps devant une chambre d’hôpital cela suggère le départ d’un patient, à savoir maintenant s’il s’agit d’une bonne ou d’une mauvaise nouvelle. Et puis on peut aller plus loin en pensant à toutes ces personnes qui ont laissé un petit bout d’elleux sur ces draps et leur présence vraiment traverse toute l’exposition. En fait, il y a à la fois quelque chose qui est de l’ordre de la radicalité dans ses formes et en même temps une générosité dans ses gestes, ce qui donne à son travail une force évocatrice hyper bouleversante et émouvante. Et j’avais envie de finir sur un tout petit truc aussi, qui n’a pas grand-chose à voir, mais je pense qu’il faut quand même souligner le travail curatorial de Céline Kopp dans tout ça. Parce qu’on sent qu’il y a un vrai accompagnement qui s’est fait et je trouve ça hyper touchant à la fois cette invitation à la bibliothèque municipale à investir le lieu parce que du coup ce qu’on n’a pas dit c’est que les deux bibliothèques municipales du quartier ferment pour rénovation etc. Donc elles sont invitées à investir le lieu et puis aussi on nous a parlé du vernissage pour les enfants. Exclusivement pour les enfants qui ouvrent deux heures avant le vernissage officiel de l’exposition. Donc en fait ça fait pas semblant, c’est concret, ça se la raconte pas et en même temps je pense que c’est bien plus agissant que pas mal de propositions. Et pour tout ça, ça rajoute encore à cette exposition. Enfin bref, je suis fan. Claire…

Claire Luna

Oui, je voulais juste revenir sur une pièce qui m’a beaucoup plu. Avec Alexia, on en a discuté. Je finirai là-dessus, mais c’est ce que moi j’appelle l’installation aux gyrophares. Donc, ça ne s’appelle pas du tout comme ça. C’est la soirée pyjama. Et en fait, au sol, il y a des œufs, comme des œufs, des plugs ou des gyrophares qui sont éparses et lumineux. Et au-dessus de nos têtes, il y a un tissu de ce qu’on appelle les draps réformés qui sont trop, trop tâchés pour continuer à être utilisés. Et ces draps sont tenus par… Ce grand tissu est tenu par un grand pied en bois sculpté, façon pied de table. Et là, je sens que… Je l’ai vu comme ça, genre… Ici, on tait les gyrophares, on tait les forces de l’ordre et de la domination, du contrôle, de l’urgence. L’outil pour alarmer est devenu l’outil pour apaiser. Ces mêmes formes rappellent celles des machines médicales qui peuvent pénétrer nos corps pour comprendre, explorer ou tout savoir. Ici, elles deviennent des lampes qui nous veillent, voire qui nous bercent avec un rythme d’allumage complètement random. Alexia, tu parlais d’astuces, et moi je me dis, je parle d’artifice, que le principal artifice de Benoît Pierron, c’est la transformation, le déplacement ou le renversement. En fait, les salles d’attente, ces non-lieux par excellence, sont ici douces et accueillantes. Le gyrophare ne fait plus sirène. Les savons sont des portraits. La maladie devient une compagnie. L’intérieur du corps est retourné comme un ourlet. Les machines à laver ont avalé des boules à facettes. Le lit fait la fête. La table est devenue géante pour que l’on puisse y réfugier, comme lorsque l’on était enfant, mais confortablement cette fois. Et du coup pour moi c’est un peu comme au carnaval, c’est-à-dire qu’avec les teintes de la douceur et de l’humour, il renverse les codes et la norme. Donc il me fait penser à un proverbe turc qui me plaît de renverser à nouveau, c’est que « Lorsqu’un clown s’installe dans un palais, il ne devient pas roi, le palais devient un cirque. » Et je voudrais vraiment remercier Benoît Piéron pour cet autre rythme qu’il nous partage, comme un mantra coloré. En fait, c’est l’effet radiant. Le radiant, c’est ce qu’ils nous ont expliqué, c’est que c’est un mélange subtil de couleurs, comme celle d’une chair qu’il a inventée et qui traverse tous les espaces et recouvre beaucoup de surfaces. Et voilà, dans le pyjama party, je me suis assise, j’ai pris un câlin, puis un deuxième et j’ai retrouvé du réconfort et de la liberté et je sens beaucoup d’attention, une attention délicate comme si dans l’exposition toutes ces choses nous avaient été véritablement adressées et donc je voudrais vraiment le remercier pour cette exposition extrêmement vivante.

Camille Bardin

Alexia, tu conclus…

Alexia Abed

Ben oui en fait ça revient un peu à ce que tu dis Claire mais je voulais quand même parler de l’efficacité notamment tu disais Camille que les enfants étaient les bienvenus ici mais nous aussi on y a trouvé un grand réconfort et je crois que ces différentes strates de lecture elles sont plurielles et on arrive à se les approprier C’est aussi dû au jeu d’échelle que tu viens de décrire très parfaitement. Donc j’en suis ravie, car ça m’évite de le faire. Hahaha ! Et je crois que j’aimerais terminer sur une anecdote. Tania, tu racontais tout à l’heure qu’il y avait des visiteurses dans l’espace d’exposition, et ça c’était chouette. Et anecdote vraie du coup, pendant que j’étais à moitié en train de chouiner dans Slumber Party. Il y avait d’autres visiteurses dans l’espace, notamment un couple et une petite fille. Elle, elle sautillait entre les gyrophares, par-dessus les câbles qui couraient sur le sol comme des racines. Elle avait l’air heureuse, contente.

Camille Bardin

Elle n’avait pas à voter.

Toutes les 4

Hahaha ! 

Alexia Abed

En demandant à ses parents ce que ça voulait dire, je tends l’oreille pour écouter leur réponse et ils ont répondu, je cite, « C’est comme l’énergie qui arrive dans le corps et qui rassure le cœur. » en gros. Et je suis assez d’accord avec ça parce que tout ce qu’on traverse dans l’exposition est de l’ordre de la résilience, de tout ce qu’on s’invente pour résister à ce qui nous bouffe en dedans. Plutôt que de faire l’éloge d’une résilience individuelle où l’artiste serait victime des traumatismes liés à sa maladie et le seul responsable de sa guérison, Étoile ou Tempête de Benoît Piéron est une sorte d’appel à la résistance par la douceur, par la bienveillance envers soi-même. Et la fuite vers la réalité imaginée et loufoque. Et tout ça devient un véritable outil de résistance et en gros selon moi l’exposition redonne à la résilience cette connotation d’espoir pour guérir mais sans tomber, et ça c’est très important à mes yeux, dans une forme de positivité ou d’optimisme toxique et du coup moi aussi j’ai envie de dire merci.

Camille Bardin

Je suis trop contente qu’on finisse l’année sur cette exposition. Merci à toutes et à tous de nous avoir écoutés. Merci pour vos retours, vos encouragements, vos gentils mots toute cette année après chaque sortie d’épisode. Merci aussi à notre partenaire Projet, à Marc Beyney Sonier et Gelya Moreau, à Martin Hernandez qui fait le mix audio et l’habillage sonore des épisodes. Merci aux lieux qui nous ont accueillis tout au long de cette année. La troisième saison de Pourvu Qu’iels Soient Douxces touche à sa fin. On vous souhaite de bien profiter de cet été, de vous reposer et de prendre soin de vous et on vous donne rendez-vous à la rentrée pour de nouveaux épisodes et de nouvelles luttes. On vous embrasse.