Aménagerie réussie !
De Nanterre-Amandiers à la Ménagerie de verre, une nouvelle échelle des possibles
Entretien avec Philippe Quesne, Directeur artistique et Christophe Susset, Directeur exécutif
par Félix Touzalin
Lieu historique du renouveau de la danse en France, la Ménagerie de Verre fête cette année ses 40 ans ; l’occasion de revenir sur son histoire, son rapport singulier aux arts vivants, et sur l’horizon porté par son nouveau directeur artistique, l’artiste et metteur en scène Philippe Quesne.
Un anniversaire en forme d’hommage qui célèbre sa fondatrice Marie-Thérèse Allier, décédée en mars 2022 après avoir inventé le lieu et lui avoir dédié sa vie. Fait de sa volonté farouche de montrer une danse exigeante mais toujours ouverte, interrogeant ses formes, ses limites et son sens ; l’architecture au sol de béton ne prédestinait pourtant pas le lieu à servir la danse. Ancienne imprimerie du 11ème arrondissement de Paris, Marie Thérèse décida d’y installer sa Ménagerie en 1983, la faisant rapidement devenir un laboratoire alliant entraînement régulier du danseur et recherche d’une nouvelle danse. »
Cette dimension prospective, de croisement des disciplines et de work in progress perpétuel, c’est ce qui habite toujours l’âme du lieu et le projet de Philippe Quesne et Christophe Susset que nous avons rencontrés.
Que dire de la dimension patrimoniale de cet anniversaire des Inaccoutumés ?
P. Quesne : Marie-Thèrese a disparu il y a peu, et elle a toujours articulé les deux mondes ; la création ultra contemporaine et les pièces dites de « répertoire ». À l’époque le mot répertoire était utilisé pour de plus gros ensembles de danse, mais très vite Alain Buffard, ou Jérôme Bel, qui sont nés à la Ménagerie, se sont mis à l’utiliser. En nous invitant ici il y a 20 ans, Marie-Thérèse nous a appris à inventer des pièces qui nous accompagneraient sur plusieurs années.
L’effet est sans doute un peu accentué par les 40 ans ; on s’est dit que l’architecture de la Ménagerie ayant très clairement inspiré certaines pièces, comme Good Boy d’Alain Buffard, ou même la conférence performance Produit de circonstances de Xavier Le Roy, il nous fallait les remontrer.
C. Susset : Nous sommes très attachés à cette question du répertoire contemporain, c’est-à-dire de ne pas considérer que le répertoire serait réservé à des compagnies de temps spécifiques. Il y a vraiment des pièces qui appartiennent à un répertoire contemporain et qui sont belles à revoir maintenant, pour différentes générations. Par ailleurs, on a un peu tous les cas de figure dans les Inaccoutumés de cette année ; concernant Xavier Le Roy c’est la même pièce jouée et interprétée par la même personne, et elle a été créée ici. Quant à Good Boy, on est déjà à la deuxième reprise, et par un nouvel interprète. Nous voulions accompagner cette histoire, c’est pour ça qu’on en a fait la production déléguée. On a mis à disposition les lieux de travail et engagé les artistes pour que Matthieu Doze et Christophe Ives puissent continuer cette aventure ; la transmettre et la faire exister encore.
Dans le cas des artistes Grands Magasins ou encore de La Ribot, les programmer aujourd’hui était une manière de faire un signe à deux compagnies qui, pour nous, ont été importantes dans l’histoire de la Ménagerie et dans l’histoire de la danse et de la performance. Ici, ce sont leurs nouvelles créations que nous montrons, la dimension « patrimoniale » tient donc davantage au fait que ce sont des signatures auxquelles nous rendons hommage. Nous voulions leur dire « votre travail est toujours actuel ! ». Car c’est un lieu dans lequel il y a beaucoup de professionnels et beaucoup de jeunes chorégraphes et d’acteurs de la scène qui viennent voir le travail des autres.
C’est donc aussi une programmation pensée pour être à destination des artistes ?
P. Quesne : Oui, parce que finalement c’est aussi un endroit de travail et d’échanges. On voit bien ici qu’au cours d’une journée tout le monde se côtoie. Les artistes entendent presque le studio d’à-coté en train de répéter. C’est très propre à la Ménagerie cette atmosphère de travail. Accompagner cette synergie de travail ça passe aussi par remontrer des esthétiques à d’autres générations qui sont parfois dans le même programme, la même soirée.
L’architecture de la ménagerie a influencé la création des artistes notamment en les menant vers une certaine économie au plateau. Votre actuelle programmation témoigne pourtant d’un retour fort de la matière, avec des éléments scénographiques à valeur d’œuvre, flirtant même parfois avec le design ; en témoigne la pièce Deep Water de Grégoire Shaller.
Est-ce quelque chose de nouveau pour la Ménagerie ?
C. Susset : Je dirais que c’est une dimension nouvelle qui est apportée par le parcours de Philippe, et par son intérêt pour des expériences et des artistes qui mêlent les disciplines ; ce qui était déjà le cas lorsqu’il était à la direction de Nanterre-Amandiers et qui est également perceptible dans ses pièces.
P. Quesne : Je pense qu’il y a toujours eu ici une quintessence de questions de ce type-là, même quand Claude Régy est venu présenter cette fameuse série de l’Ecclésiaste, c’est déjà un Claude Régy qui décélérait, en disant « J’ai besoin d’un lieu cadré de cette manière, très bas de plafond, etc. » et lui-même apprenait à se passer des scénographies ambitieuses des années 1990.
Et ce type de choix là rend curieux car il pose plein de questions relatives au rapport corps-objets, aux matériaux utilisés, à la finesse plastique, lumineuse, sonore qui va influencer les gestuelles. Ces paramètres relèvent du soin apporté aux propositions et c’est vrai que ça dessine une première grille de sélection des spectacles que l’on souhaite promouvoir.
C. Susset : Montrer de la danse sur un sol en béton, dans un espace avec des murs blancs de 2,16m de hauteur sous plafond, ça ne produit pas la même chose que dans une boîte noire classique comme il y en a dans tous les centres chorégraphiques ou dans tous les théâtres qui produisent de la danse. Nécessairement, ça continue donc à avoir une très grande influence sur les propositions.
P. Quesne : C’est aussi pour ça qu’on a vu ici des gens inventer des formes artistiques qui ont ensuite facilement trouvé des destinées de diffusion dans des musées. Parce que si tu as fait la Ménagerie, tu es prêt à jouer à peu près n’importe où.
Le lieu, par son échelle à taille humaine, permet une variété de rencontres et de temps d’échanges à portée pédagogique, pourriez-vous nous en parle
P. Quesne : C’est en effet un endroit propice pour se réunir et échanger. Marie-Thérèse avait fait appel à matali crasset pour aménager les espaces de convivialité ; on a décidé de lui demander de poursuivre son travail, dans l’accueil, la billetterie, le restaurant. Les compagnies professionnelles ou les artistes en résidence ont besoin de se réunir et c’est quelque chose qui fonctionne vraiment fort ici.
On a également accueilli d’autres formats de réunion cette année, pas forcément publique, comme les rendez-vous que font la revue AOC, ou encore un séminaire regroupant une quarantaine de psychanalystes. Nous nous intéressons à des gens pour qui le lieu pourrait produire d’autres manières de se réunir et de se rencontrer ; notamment les gens des arts plastiques qui ont tant de peine à se retrouver. Le travail qui a été fait à DOC! est inspirant sur la question, en particulier son principe de squat structuré.
C. Susset : Les trois missions du lieu sont la formation professionnelle des danseurs, les résidences d’artistes, et les spectacles, mais il y a en effet de nombreux projets satellitaires qui soutiennent ces actions. Par exemple on travaille avec le CNAP pour faire à l’automne 2024 une opération sur l’aboutissement de leurs dix années de résidence d’artistes dans des lieux dirigés par des artistes. Un programme qui s’appelle la Suite. Ce sera un événement interne parce qu’ils veulent réunir tous les lauréats et tous les lieux qui ont accueilli ces artistes pour faire un ensemble de tables rondes, d’ateliers de réflexions et de conclusions sur ce projet.
P. Quesne : Ici la formation s’est toujours traditionnellement appelée, comme dans d’autres maisons, « entraînement quotidien du danseur ». On pourrait imaginer un entraînement quotidien du plasticien qui d’ailleurs pourrait danser le matin lui aussi. C’est d’ailleurs le cas ; si quelqu’un veut prendre un cours, c’est ouvert.
Le mouvement dit de la « non danse » est née avec la Ménagerie, elle venait faire rupture avec une certaine traditions du spectacle, ou même du spectaculaire.
Qu’est ce qui relève aujourd’hui de l’indiscipline ou de nouvelles utopies dans les propositions que vous voyez ?
P. Quesne : En ce qui concerne la « non danse », il y avait en effet un grand désir d’autonomie qui a conduit à une rupture quant aux moyens de production. Ce n’était pas seulement de moins danser ou de moins rentabiliser les corps, c’était les employer autrement et trouver les conditions de production nécessaires pour mettre en œuvre des projets ayant moins à devoir aux institutions. Cela a permis de gagner en mobilité, parce que ces chorégraphes dont on parle, ces acteurs de la non-danse, Xavier Leroy ou Jérôme Bel par exemple, prenaient maximum un sac de voyage contenant parfois des T-shirts, ou un autre accessoire spécifique, et partaient en tournée. Ces propositions étaient très nourries des gens des arts plastiques qui n’hésitaient déjà pas à demander trois pupitres et trois parpaings dans une expo. La poésie sonore qui était beaucoup programmée à la Ménagerie a aussi amené une netteté dans la proposition performée, très simple à mettre en œuvre.
C. Susset : Savoir ce qu’il y a derrière le terme « singulier » comme disait Marie-Thérèse, ou ce qu’il y a derrière celui d’« expérimental » n’est pas possible, ni même souhaitable, on manque de recul pour le dire. Ce qu’on sait, c’est qu’on trouve important de montrer certaines propositions à la Ménagerie, soit parce que les autres ne les montrent pas, soit parce que les autres les ont montrées et que c’est bien de les montrer autrement, dans le contexte si singulier de la Ménagerie.
P. Quesne : Aucun des artistes que l’on montre cette année ne se présente comme voulant inventer de nouvelles utopies. Je ne ressens pas que cette génération soit animée par ce fantasme. En revanche, ce qui est marquant, c’est qu’il y a une envie de bien travailler, de soigner les pièces, de bien faire et de montrer un rapport avec du soin aux choses. On voit bien que les jeunes artistes vont nous demander plus de temps de lumière, vont regarder comment on met du son au bon endroit, vont se faire aider de plusieurs personnes aux costumes. Il y a beaucoup de mutualisation entre les équipes, beaucoup de techniques, beaucoup de portes ouvertes sur leur manière de répéter, etc.
C. Susset : Je crois que s’il y a une utopie des artistes qui sont dans nos studios et qui montrent des choses dans le cadre des Inaccoutumés, c’est celle de travailler autrement. Par exemple le collectif associé à la Ménagerie, Bleu Printemps, a une grande influence sur la manière dont on regarde les choses, dont on envisage l’accueil des prochains résidents. La manière dont ils travaillent avec leurs équipes, à l’administration, à la technique, à la scénographie, à la lumière, c’est incroyable. Ça nous influence beaucoup, en les écoutant, en les regardant, sur la manière dont on a envie d’accueillir, d’accompagner, ces démarches. Ça influence également la manière dont on pense ce lieu dans toutes ses composantes. Donc, s’il y a une utopie, et de leur part et de la nôtre, c’est en fait, je pense, de faire un peu autrement et de surtout ne pas se retrouver ni avec des points de vue dominants, ni avec de vieux schémas préconçus et un peu répétitifs. Comme l’a dit Philippe, il y a quelque chose qu’on a peut-être perdu dans les lieux, c’est d’apporter du soin à l’accueil des artistes, à la manière dont ils travaillent, au rapport qu’on a avec eux, au fait d’aller les voir en studio, aux gens qu’on leur présente, aux réseaux qu’on peut leur ouvrir. Et ça, ça marche aussi parce qu’on est dans ce format-là, d’un lieu à taille humaine qui nous permet une grande proximité.
↘ La Ménagerie de verre
12 Rue Lechevin, 75011 Paris
↘ Festival les Inaccoutumés du 14 septembre au 16 décembre 2023
Midi Minuit Fantastico, par Sophie Perez et la compagnie du Zerep
Samedi 16 décembre, de midi à minuit