Vue de l’exposition Report © Courtesy de la galerie ETC
L’œuvre dépouillée de cette grande figure de l’abstraction était tombée dans l’oubli. Elle suscite aujourd’hui l’engouement des collectionneurs, et les prix commencent à monter.
Jean Degottex dans son atelier © AF de Gamboa
Blanc Oblicollor (I) 21-5-1983 © Courtesy Artcurial
En juin 2019, quand Thomas Benhamou l’avait accrochée sur les cimaises de sa toute jeune galerie, rue Saint Claude, personne ne s’était montré intéressé par une grande toile de la série Oblicollor, signée Degottex. L’œuvre était présentée à moins de 100 000 euros. Elle en vaudrait aujourd’hui 270 000, et Thomas Benhamou la garde précieusement dans ses réserves. Car la cote de Degottex pourrait bien monter davantage.
Report – Noir III, 1977 © Courtesy de la galerie ETC
Report – Terre, 1982 © Courtesy de la galerie ETC
Entretemps en effet, la galerie Kamel Mennour a annoncé représenter en exclusivité à l’international la succession du peintre disparu à Paris en 1988. Figure de l’abstraction, Jean Degottex est un artiste historique. Son œuvre est présente dans plusieurs collections publiques, dont celles du Centre Pompidou (Paris) et du Guggenheim (New York). Dix ans avant sa mort, il a exposé au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris (Degottex. Toiles, papiers, graphiques, 1962-1978). Six ans auparavant, en 1972, il avait pris part à l’exposition consacrée par le Grand Palais à « Douze ans d’art contemporain en France ». Non dénué d’humour, il y avait présenté une œuvre de près de douze mètres, constituée de neuf éléments accolés de bois et altuglass peints en vinyle blanc. Chacun était percé d’un cercle de 1,1 mètre de diamètre. Ce cercle s’élevait de panneau en panneau jusqu’à son apogée avant de redescendre graduellement, évoquant la révolution d’un astre. Son titre : La révolution continue. « Selon que l’on considérait le mot “continue” comme un adjectif ou comme un verbe, c’était un titre simplement descriptif ou un slogan révolutionnaire ». (1)
La révolution continue, 1982 © Courtesy FRAC Bourgogne
Mais cette esthétique radicale semblait passée de mode. De plus, un litige dans la gestion de la succession a entraîné pendant trente ans un flottement peu favorable à la diffusion de l’œuvre. D’un côté, le critique d’art et poète Maurice Benhamou (1929-2019), très proche de Jean Degottex, détenteur d’une importante collection de ses œuvres, sur lesquelles il disposait d’un droit patrimonial. On trouve dans le livre « Passions privées » une photo de la toile Quelque chose danse figurant au mur de son salon. De l’autre, Dominique Bollinger, le fils de la seconde femme de l’artiste, titulaire du droit moral sur son œuvre. Le Comité Jean Degottex, qu’il préside, veille à la valorisation de celle-ci. Et invite, « en vue de l’établissement d’un catalogue raisonné », comme on peut le lire sur son site Internet, « toute personne ou institution possédant des œuvres de Jean Degottex à le contacter ».
Une encre sur papier de Jean Degottex © Photo de Jean-Noel Portmann
Le minimalisme n’était plus dans l’air du temps, mais tout n’est-il pas affaire de cycle ? Depuis quelques années, plus d’un marchand s’intéressait à ce travail tendant à la dépersonnalisation et ouvrant sur le vide. En décembre 2020, lors d’une vente aux enchères assez confidentielle mettant en vedette des œuvres sur papier et des toiles de Degottex, organisée chez Cappalaere & Prunaux, et dont les estimations n’allaient pas au-delà de 40 000 euros, quasiment tous les lots avaient ainsi trouvé preneur. Le jour du vernissage de Reports en novembre 2021, à la galerie de Thomas Benhamou, plusieurs collectionneurs se présentent avant l’heure à la galerie et font des achats. Ce jour-là, plusieurs toiles font l’objet d’acquisitions, pour un total excédant 300 000 euros. Quelques semaines plus tard, en décembre 2021, Ouest (1959), est adjugée 188 500 euros chez Artcurial.
© site internet d’Artcurial
Les ayants droits de leur côté ont fini par s’entendre avec les héritiers de la collection de Maurice Benhamou pour « arrimer un marchand à l’œuvre ». Un rapprochement s’est opéré avec Kamel Mennour, jugé à même de remettre en pleine lumière le travail austère de Degottex. Lors de la foire TEFAF, à New York, du 6 au 10 mai 2022, ce dernier a consacré son stand à un solo de l’artiste. Les demandes affluent. « Une quinzaine par semaine », constate pour sa part Thomas Benhamou qui, avant même l’annonce officielle par la galerie Kamel Mennour, dont le petit milieu de l’art bruissait depuis des semaines, a constaté l’intérêt soudain de collectionneurs ayant des visées plus patrimoniales qu’esthétiques.
Vue du stand Kamel Mennour au salon TEFAF à New York, 2022 © Courtesy de la galerie Kamel Mennour / Photo de Dawn Blackman
À présent, cependant, il est préférable d’attendre avant de céder les derniers grands formats, les plus recherchés. La loi de l’offre et de la demande (et pourquoi pas, une exposition monographique dans une institution ?) devrait en effet contribuer à faire monter les prix. Pour l’heure, une exposition personnelle est prévue à la galerie Kamel Mennour, rue Saint‑André‑des‑Arts, du 8 juin au 23 juillet 2022.
Une chose est sûre. Les successions d’artistes historiques, que ces derniers bénéficient d’une reconnaissance du marché ou non, constituent une manne toujours plus prisée des galeries d’art contemporain. Christian Alandete, ex-directeur artistique de l’Institut Giacometti embauché par Kamel Mennour au poste nouvellement créé de directeur scientifique, lui apporte, dans cette perspective, outre son très beau carnet d’adresses, sa caution de chercheur spécialiste des relations de l’art contemporain avec l’histoire de l’art, notamment de la période moderne.
(1) La trace du vent, de Maurice Benhamou, édition l’Harmattan.