Rencontre avec Lou Fauroux, artiste, à l’occasion de son solo K-Detox à la galerie Exo Exo pour la foire Art Basel Paris 2024
Par Jeanne Turpault
J’aimerais revenir sur ton premier solo show (2023) à la galerie du Crous, dont le commissariat a été assuré par Mathilda Portoghese. Cette exposition présentait une dizaine de tes œuvres, incluant les films WhatRemains, Genesis, et une version de travail du premier épisode de The Porn Selector (The Internet Collapse). Il y avait également un ensemble de sculptures intitulées I’m finally done reading the whole Wikipedia, The Butterfly Sanctuary Series, The Last Music Tank, ainsi qu’une grande installation en fond de galerie, The World Wide Web Surveillance Board, toutes extraites de WhatRemains.
Avec du recul, je pense que cette exposition a su capter et révéler les enjeux d’un travail en mutation, comme le montrent tes récentes actualités au MoMA, à la galerie Chantal Crousel, et aujourd’hui à Art Basel Paris. En plus des thèmes qui te sont chers – les enjeux éthiques posés par les intelligences artificielles et les technologies sur l’humain, l’impact des structures de pouvoir à travers la culture médiatique et la question de la représentation queer – elle abordait la préservation de nos mémoires contemporaines à l’ère numérique et l’urgence à inventer un devenir collectif alternatif. Ces préoccupations semblent être au cœur d’un travail qui se matérialise sous la forme de documents et de fichiers hétéroclites : objets obsolètes, enregistrements pris sur le vif, récits d’anticipation en 3D, etc.
Jeanne Turpault
La première question qui me vient naturellement est : n’y a-t-il pas une contradiction à traiter la perte de mémoire technologique et le problème de l’archive en utilisant le support numérique, qui est par nature instable, réversible et destructible 1 ?
Lou Fauroux
La question du futur de l’archive m’a toujours préoccupée, tant dans ma vie personnelle que dans mon travail. Qu’est-ce qui subsiste, qu’est-ce qui laisse une trace de son histoire ? Mon enfance, marquée par de nombreux déménagements, a entraîné la perte d’objets précieux, souvent chargés d’une valeur identitaire. En grandissant avec Internet, j’espérais que cet espace numérique serait éternel, que tout ce qui y était stocké perdurerait aussi longtemps qu’Internet existerait – a.k.a pour toujours. Paradoxalement, même si le digital et l’image en mouvement représentent une part conséquente de mon œuvre, la dimension matérielle et la physicalité des éléments (ainsi que le son) restent très importants. Les sculptures que je réalise à partir d’objets glanés dans l’espace public, recomposés et assemblés, forment des séries qui agissent comme des vestiges du présent, des témoins de ce qui subsiste lorsque le numérique crash ou bug. Que restera-t-il si un effondrement numérique survient ? Mes sculptures sont peut-être une première réponse à cette instabilité numérique.
Jeanne Turpault
Comment envisages-tu l’inscription de ton œuvre dans le temps ?
Lou Fauroux
Je possède un cloud via un data center personnel conservé dans un sous-sol en France, accessible en réseau. Toutes mes archives y sont stockées et sauvegardées sur des disques (ce qui n’empêche en rien la perte !). Lorsque j’ai présenté mon film The Porn Selector au MoMA en avril 2024, grâce à l’équipe du Film Lincoln Center qui organisait le festival New Directors/New Films, on a eu l’occasion d’échanger avec les responsables du département de la conservation des films. Je leur ai posé des questions sur la sécurité des archives : avaient-ils déjà été hackés ? Quelles sont les conditions et les lieux de conservation des films ? Que se passerait-il en cas d’incident grave, type d’incendie ? En fait, de nombreux films sur support négatif sont numérisés puis stockés sur leur serveur, ce qui soulève la question de l’universalité de la conservation des fichiers. Quel système pourrait garantir l’accès à certaines données dans plusieurs décennies ?
Leur équipe est constamment formée aux nouvelles normes de conservation, comme le DCP (Digital Cinema Package). Iels utilisent les technologies contemporaines, mais selon elles·eux, la responsabilité incombe ensuite aux institutions légataires, de développer de nouvelles techniques de conservation à partir des protocoles transmis. C’est un processus de recherche constamment réactualisé qui fonctionne en relais.
Les institutions jouent un rôle majeur dans la garantie de cette transmission. Cela peut en un sens paraître regrettable, car peu démocratique, mais elles sont les seules à disposer des moyens à la fois structurels, techniques, scientifiques pour gérer la complexité de ces enjeux patrimoniaux.
Jeanne Turpault
Pour prolonger cette réflexion sur la transmission et la relier à celle du récit, ton œuvre propose des scénarios qui bouleversent l’ordre établi en offrant de nouveaux récits collectifs. En faisant coexister dans un même film des réalités radicalement différentes — comme Mark Zuckerberg aux côtés d’un groupe de hackeur·euses, ou Google face aux enjeux de démocratisation de l’immortalité — tu déconstruis les hiérarchies de pouvoir et de classe, nous incitant à repenser notre place en tant qu’individus interdépendant·es dans un monde globalisé. Cela ouvre la voie à un imaginaire neuf…
Lou Fauroux
Ce que tu dis est juste. Notre hyperconnexion fait qu’une action, aussi insignifiante soit-elle, peut avoir un impact sur autrui. J’aime évoquer les tableaux vivants de Caravage, où plusieurs actions se déroulent simultanément sur le même plan, créant une grande scène en temps réel. C’est un peu ce que j’essaie de recréer inconsciemment. L’effet papillon me fascine également : lorsque Elon Musk se gratte l’oreille à 11h15 lors d’un meeting à Philadelphie, cela influence le message qu’un journaliste publiera à l’autre bout du monde à 15h. Ce que je fais dans mon travail, c’est aplanir les hiérarchies, tout mettre au même niveau, pour revisiter des récits ou des événements qui me semblent importants car mes projets sont souvent ancrés dans des faits réels que j’analyse et documente.
Façonner les imaginaires est un acte profondément politique ; un engagement intellectuel qui l’est tout autant. Ce qu’un groupe de personnes en position de pouvoir (prenons l’exemple d’un gouvernement) peut envisager comme objectif pour une communauté a une portée énorme, car cela définit l’espace et les moyens d’expression dont vont disposer les citoyen·nes pour se penser et se rêver. En ce sens, redistribuer le pouvoir, l’envisager par l’art, les images et la narration, c’est permettre aux individus d’imaginer autrement. Cela s’apparente à du soft power, où l’on s’immisce dans ce que les gens regardent, écoutent et ressentent. Sans être une “activiste” dans l’espace physique, j’ai le sentiment de contribuer à la politisation des imaginaires par d’autres récits.
Et finalement, on en revient à la question de l’archive et de la manière dont elle éclaire l’Histoire. Cela se fait en deux temps : d’abord, il s’agit de proposer de nouveaux imaginaires, ensuite de déterminer comment ils seront transmis.
Jeanne Turpault
J’aimerais maintenant aborder ta pièce The Internet Collapse, K-Detox présentée à Art Basel Paris, qui prend la forme d’un film en imagerie 3D. Séquencée en divers chapitres et déployée sur 9 écrans-supports en 360 degrés, elle offre une narration en temps réel au·à la spectateur·ice qui l’explore en circulant. On retrouve des éléments de ton histoire personnelle mêlés à des références culturelles et iconographiques populaires, le tout transposé dans le décor d’un centre de désintoxication post-Internet. Pourrais-tu raconter brièvement sa genèse et dire pourquoi tu as choisi un dispositif de simulation qui brouille les frontières entre réel et artificiel ?
Lou Fauroux
Pour ce dispositif, j’avais accumulé de nombreuses recherches formelles, des croquis et des dessins réalisés dans des carnets, où j’imaginais des formes en stéréoscopie ou en carrousel qui s’articulent en continuum. Je m’intéresse aux dispositifs des lieux publics : les bars avec une multitude d’écrans, les centres commerciaux remplis de caméras, mais aussi à la manière dont les écrans s’intègrent finalement à l’architecture des bâtiments et des environnements, au point qu’ils en deviennent invisibles. Il y avait aussi cette envie de créer un système panoptique permettant à l’audience de se déplacer tout autour de l’œuvre, de regarder et de se sentir à son tour épiée. Ensuite, j’ai conçu une sorte de chorégraphie des regards. D’abord, je crée des espaces, des lieux et des scènes destinés à être observés que des caméras viennent capturer sur Blender, ensuite ces images sont diffusées sur des écrans aux publics…
J’adore que tu parles de simulation, car j’ai parfois l’impression que nous évoluons dans une méga simulation à l’échelle planétaire. Donc oui, je joue avec cette idée de dissociation de la réalité. Avec le principe de caméra de surveillance dans l’espace public, tout est capté en multi-angles et la réalité s’y déploie en continu. C’est un dispositif de multi-capture d’une réalité qui, une fois saisie, est déjà révolue. Cela rejoint les thèmes de la disparition, du souvenir, du deuil, qui sont très présents dans mon travail.
Jeanne Turpault
Simuler des scènes de vie dans un lieu de soin, est-ce le moyen de réunir des individus pour leur donner une seconde chance d’exister ? Un geste de salut d’une société malade ?
Lou Fauroux
Le choix du centre s’explique de plusieurs façons. Difficile d’ignorer, déjà, que j’ai grandi avec une personne en grande souffrance, qui enchaînait les tentatives de séjours en cure de désintoxication sans jamais accéder à ce lieu de soin, car paradoxalement, il fallait être sobre pour y être admis·e. La question de la détox et de l’addiction fait partie de ma vie à travers mes proches. Ensuite, il y a l’aspect du capitalisme ultra-libéral américain, vers lequel on tend doucement en Europe, qui vend la santé, la guérison, et la réparation du corps – ce qui a nourri mes premiers intérêts pour l’immortalité – en proposant des systèmes et des services pour réparer l’humain abîmé. En cela, mon récent voyage aux États-Unis a été très marquant : j’ai pu observer comment la rationalisation et l’efficacité des dispositifs de guérison régissent la relation à la maladie. C’est là-bas que j’ai conçu et démarré la production de cette pièce.
Mais le concept du centre, c’était aussi une réflexion sur l’absence d’internet : que ferions-nous sans cet outil ? De quoi serait fait notre quotidien ? Ce “potentiel vide » est au centre de mon questionnement, puisque dans mon film, le centre n’offre pas d’accès à Internet, et les personnages évoquent avec nostalgie leurs souvenirs de cette période.
C’est aussi une manière de créer une archive pour qu’un jour on puisse dire : voilà comment on pensait les relations humains-Internet, à quoi ressemblait la réalité virtuelle, ou bien, comment on parlait de telle ou telle pop star, icône. C’est une façon de contribuer à mon échelle à documenter mon époque.
Lou Fauroux
« K-Detox », 2024
Galerie Exo Exo
Art Basel Paris
Jusqu’au 20 octobre
1 VIAL, Stéphane. « L’ontophanie numérique ». L’être et l’écran Comment le numérique change la perception, Presses Universitaires de France, 2013. p.185-248.