↘ Pourvu Qu’iels Soient Douxces – Saison 3 – Épisode 16
Avec Camille Bardin, Horya Makhlouf, Samuel Belfond & Flora Fettah.
↘ Exposition : La Tendresse Subversive au FRAC Centre-Val de Loire à Orléans.
↘ Débat : Entre créateur.ice.s de contenus et critiques d’art, faut-il choisir son camp ?
Extrait débat :
« Que ce soit dans une critique qui tend vers la recherche ou dans une critique qui tend vers la parole située, c’est très difficile de faire une différenciation. La question c’est comment ces pratiques vont amener les critiques d’art à nous renouveler, à nous interroger sur notre adresse. A qui on s’adresse, pourquoi on s’adresse, comment on s’adresse ?
Ces questions nous amèneront à nous interroger sur la pratique des influenceur.euses de l’art, qui est à la fois différente et proche de la nôtre, en ce que nous ne partageons pas la même éthique de travail qui est liée 100 % aux plateformes sur lesquelles iels opèrent. »
↘ Retranscription complète des échanges :
Camille Bardin
Bonjour à toutes et à tous, on est ravi.es de vous retrouver pour ce nouvel épisode de Pourvu Qu’iels Soient Douxces. Ce soir aux micros de ce studio : quatre membres de Jeunes Critiques d’Art, un collectif d’auteurs et d’autrices libres et indépendant.es ! Depuis 2015 au sein de Jeunes Critiques d’Art nous tâchons de repenser la critique d’art comme un genre littéraire à part entière et pensons l’écriture comme un engagement politique. Pour Projets, on a souhaité penser un format qui nous permettrait de vous livrer un petit bout de notre intimité en partageant avec vous les échanges qu’on a officieusement quand on se retrouve. POURVU QU’IELS SOIENT DOUXCES c’est donc une émission dans laquelle on vous propose deux débats : le premier autour d’une exposition. Le second davantage tourné vers une problématique liée au monde de l’art. Aujourd’hui nous sommes donc quatre membres de Jeunes Critiques d’Art à échanger… Alors on a choisi de consacrer la première partie de l’émission à l’exposition « Tendresse subversive » qui se tient au Frac Orléans jusqu’au 19 mars puis dans un second temps, on a voulu se demander s’il fallait choisir son camp entre la critique d’art et la création de contenu sur les Réseaux Sociaux. Mais tout de suite je me tourne vers Horya. Est-ce que tu veux bien nous présenter l’exposition qui se tient au Frac Centre Val de Loire à Orleans.
Horya Makhlouf
Avec plaisir. L’exposition dont on va parler maintenant s’appelle « Tendresse subversive. » Il y a de nombreuses manières d’être subversif, c’est-à-dire « d’agir en dessous », de « retourner le monde sens dessus dessous », « d’infiltrer le réel et le détourner de son sens » nous dit le communiqué de presse de l’exposition qui coule jusqu’en mars au Frac Centre Val de Loire d’Orléans. Elle s’appelle donc « La Tendresse Subversive » et nous dit que, pour mener cette subversion, les commissaires de l’exposition, Abdelkader Damani et Nelly Tavarel ont choisi, précisément : la tendresse. Pour agir en dessous d’un monde que beaucoup de personnes aujourd’hui s’accordent à considérer comme hostile – ce aussi bien dans les rapports de classe, de race, de sexe que vis-à-vis de la nature –, les deux ont sélectionné 11 artistes et architectes. Que des femmes, qui détricotent, chacune avec leurs médiums, les ramifications de cette hostilité. Elles dépeignent ainsi des univers que l’exposition essaye de faire tenir ensemble, parfois très spécifiques, parfois beaucoup plus universels. On se trouve ainsi plongé·e dans des prisons pour femmes du Venezuela, de Salvador et du Guatemala avec les photographies d’Ana Maria Arevalo Gosen ou plus occidentales avec les sculptures et les dessins de Laure Tixier, dans une banlieue parisienne avec le magnifique film « Vers la Tendresse » d’Alice Diop, dans le quartier de Barbès avec la série de photos « Les princes de la rue » de Clarisse Hahn ou le monde plus général des oiseaux avec les broderies et installations d’Anila Rubiku, l’histoire de l’art et son écriture parfois extmt misogyne avec les installations d’Anna Ponchon… Toutes explorent, d’une manière ou d’une autre, les clivages, les hiérarchies et les oppositions qui régissent le monde dans lequel on vit aujourd’hui. En les donnant à voir et, parfois, en essayant de les déjouer plus ou moins subtilement, elles espèrent sûrement donner des clés de lecture et des outils pour les contrer. En les réunissant pour ce parcours, les commissaires de l’exposition poursuivent sûrement le même but et érigent le travail de toutes ces femmes artistes en outil de tendresse, qui permettra, précisément, d’apporter une alternative, une subversion.
Camille Bardin
Trop bien ! A qui le tour ? Samuel ? Flora ?
Camille Bardin
Oui, j’y vais si tu veux.
Camille Bardin
Aller go !
Flora Fettah
Et ben peut-être pour commencer, je dirais que l’exposition dans son ensemble, je l’ai trouvé intéressante et je vais commencer par le gros point négatif selon moi et je crois que vous êtes tous et toutes d’accord, c’est le texte curatorial. En fait, en t’écoutant parler, Horia, je me suis rendu compte que tu venais de m’expliquer l’exposition, que j’avais compris le propos des commissaires, mais que c’était grâce à toi et que ce n’était pas grâce au texte. [Rire]
Horya Makhlouf
Avec plaisir. [Rire]
Flora Fettah
On voit que tu fais de la médiation [Rire]
Camille Bardin
Horia, envoie une facture ! [Rire]
Flora Fettah
Et j’avoue, ça m’a un petit peu gênée quand j’ai visité l’expo, parce que même s’il y a plein d’œuvres qui sont hyper intéressantes et qui nous parlent et que le titre est relativement transparent… Finalement en lisant le texte, j’ai pas trop compris quel était l’intérêt d’associer ces deux termes de « tendresse » et de « subversif », parce que j’ai été perdue dans des considérations un peu jargonneuses, un peu de name dropping avec une citation de Maggie Nelson. Et finalement, j’ai bien aimé la dernière phrase du texte où on nous invitait nous-mêmes à être faibles, indéterminé.es, incertain.es pour accueillir cette tendresse subversive proposée par les artistes.
Camille Bardin
Tu veux qu’on discute du texte ?
Flora Fettah
Ben je ne sais pas si vous en avez envie ?
Camille Bardin
Moi j’ai envie. J’avoue que je suis davantage heurtée… Enfin, ça va pour le coup. Rien ne m’a complètement traumatisée en lisant le texte, j’avoue. Bon il y a mieux, mais il y a bien pire aussi.
Flora Fettah
Je parlerais pas de traumatisme quand même ! [Rire]
Camille Bardin
Je ne suis pas du tout excessive, jamais. [Rire]
Flora Fettah
Mais j’avais rien compris par contre. [Rire]
Horya Makhlouf
Je suis complètement d’accord avec toi Flora, mais tu veux rebondir Samuel ?
Samuel Belfond
Ouais, je vais plutôt dans le sens de Camille. Le texte ne m’a pas heurté. Ok la dialectique nature/culture était elle nécessaire certes, Maggie Nelson certes, etc. Moi je m’étais beaucoup arrêté sur la dernière phrase justement et l’adresse au.à la spectateur.ice comme une modalité du regardeur ou de la regardeuse.
Camille Bardin
Ca j’adore !
Samuel Belfond
Et j’ai trouvé plus largement justement qu’on parle beaucoup en ce moment de la question de comment les thématiques d’une exposition se déplacent dans une éthique de production et de monstration. Et à cet endroit, je dirais que ce concept de tendresse se retrouvait pas mal dans ce texte qui était… Moi je ne l’ai pas trouvé si jargonneux justement, j’ai trouvé qu’il ouvrait différentes portes mais qu’il restait ouvert. J’ai trouvé que jusqu’au cartel et aux œuvres présentées dont on va reparler, il y avait une certaine lisibilité, un certain accompagnement justement pour le public, ce qui n’est pas souvent le cas. Peut-être que le cartel introductif est un peu moins visible à cet endroit-là, et on reparlera des œuvres, mais je trouvais que de là, jusqu’à la sélection des œuvres, il y avait justement cette volonté d’accompagner « tendrement » on en rediscutera.
Camille Bardin
Ohhh. [Rire]
Horya Makhlouf
Je suis pas d’accord, je trouve que ce texte il voulait pas du tout accompagner qui que ce soit, il voulait plus… En fait je suis assez d’accord avec toi Flora, sauf sur le côté jargonneux. Effectivement, je ne l’ai pas trouvé super jargonneux. J’ai trouvé juste que les notions qui étaient mobilisées « nature », « culture » qui arrivent grave comme des cheveux sur la soupe. On t’annonce directement de « tendresse subversive » et on te parle directement de « nature et culture » comme un préambule, avant même que… Enfin, à la place d’un préambule. Et je trouve que c’était des associations qui étaient un peu… pas très bien senties, pas très justes, pas très à propos, mais dont je pense quand même qu’elles essayaient de poser ce qui en fait est le propos de l’exposition, c’est-à-dire de faire tenir ensemble plein d’univers hyper différents. Je parlais du monde hostile tout à l’heure et du coup de ce à quoi, je pense, tout le monde essaie de réagir à l’intérieur de cette exposition et en particulier les deux commissaires qui peut-être ont écrit à quatre mains ce texte d’ailleurs, je ne sais pas trop. Mais… Oui dans cette manière de vouloir réagir au monde hostile en convoquant toutes ces ramifications, qu’on parle de la nature, de la banlieue, de la manière dont les corps sont contenus dans des espaces et est-ce qu’ils se révèlent ou pas. Et puis en même temps, on essaie de parler un peu d’écologie, un peu du rapport nature/culture évidemment. Associer tout ça de cette manière-là dans ce texte d’introduction, j’ai trouvé que ça perdait plus qu’autre chose. Mais j’avoue que peut-être c’est un tord, je lis pas trop les textes au tout début. Je les lis beaucoup dans l’exposition mais j’ai pas trop envie que ça me… C’est marrant d’ailleurs parce qu’en tant que critique, j’adore qu’on lise mes textes, mais j’aime pas commencer une exposition en lisant les textes de quelqu’un.e.
Camille Bardin
J’entends. Très bien. Vas-y Samuel.
Samuel Belfond
Pour rester sur le propos général de l’exposition, je trouve que la manière dont justement était construite l’exposition, dans les textes et la scénographie, permettait justement – et c’est peut-être notamment ce rebond sur la dernière phrase de ce cartel introductif – de faire tenir ensemble des œuvres qui, si on regarde vraiment, si on pousse (et on ne reviendra sûrement) ne tiennent pas forcément nécessairement entre elles. Et cet écueil d’expo collective. Je ne vais pas reparler de ronds et de carrés ne vous inquiétez pas. Il y a un peu de ça. Mais je trouve que finalement ça se tient et qu’en fait c’est une expo qui donne plutôt envie d’aller piocher dans certaines œuvres là où on trouve quelque chose et qui pour le coup donne un écrin, une capacité d’attention à certains de ces univers avec un nombre quand même relativement important d’œuvres présentées par artiste. Chose que je trouve super à propos pour le coup, avec justement des œuvres qu’on retrouve ça et là dans l’exposition au fil du parcours. Et je trouve que là il y a quelque chose qui est intéressant. Je note aussi pour reparler après du fait de présenter des artistes femmes sans marteler le drapeau féministe est extrêmement à propos, il me semble, par rapport au sujet. Et justement, on se retrouve non pas forcément dans les thématiques abordées de par leur diversité, mais dans une certaine phénoménologie du regard en fait, qui est un peu le même. Enfin en tout cas à mon sens, c’est là où veut nous faire tirer l’expo en fait : une manière de voir le monde plutôt que des sujets, plutôt qu’un autre. Et j’ai trouvé que c’était assez opportun.
Camille Bardin
Complètement. C’est une exposition que j’ai trouvé douce donc en cela je crois qu’elle a réussi son pari. J’ai trouvé qu’on était ça et là appelé.e par des œuvres pour leur rondeur et leur potentielle tendresse et que finalement elles s’avéraient assez mordantes. Il y a par exemple les broderies de Laure Tixier qui semblent très délicates avant qu’on comprenne qu’elles représentent en fait les portes d’établissements religieux qui accueillaient au XIXe siècle et jusque dans les années 1970, des jeunes filles considérées comme marginalisées, délinquantes, de « mauvaises vies ». Ensuite on a l’oeuvre « Dias Eternos » d’Anna Ponchon qui revient sur l’assassinat de l’artiste Ana Mendieta par Carl Andre. Je ne reviens pas dessus parce que Flora va en parler. Juste : ON N’OUBLIE PAS. Après il y a les photographies de Ana Maria Arevalo Gosen, qui révèlent les gestes de soin et de résistance des femmes détenues dans des prisons au Venezuela, au Guatemala et à Salvador. Enfin j’ai noté aussi le magnifique film d’Alice Diop, Vers la tendresse qui propose à quatre jeunes hommes franciliens de parler de désir et d’amour et qui montre finalement à quel point la masculinité hégémonique vient corrompre chacun de nos rapports et comment il est dur et nécessaire d’y résister. Bonne nouvelle, pour celleux que ça intéresse : le film est dispo sur Mubi ! Enfin bref, c’est une exposition qui m’a fait du bien. Sa densité était bonne. Je crois quand même j’aurai aimé voir encore plus d’œuvres qui proposaient ce couple « tendresse // subversion »… Et que j’aurai bien aimé, par exemple, voir davantage d’œuvres qui a priori sont inoffensives et se révèlent plus tard avoir un potentiel menaçant vis-à-vis des violences. Je pense par exemple au travail de Garance Fruh, qui mobilise une esthétique parfois très cute alors qu’en fait elle propose aux corps minorisés de se déployer. Voilà, j’aurai bien aimé sortir de là un peu plus armée si je puis dire. Non Horya tu en penses quoi ?
Horya Makhlouf
Ouais je sais pas trop si j’aurais préféré sortir de là plus armée. Je suis sortie très mitigée. Mais je dois dire que l’exposition je l’ai trouvée magnifique en terme de scénographie et de parcours. Il y avait énormément d’espace pour les oeuvres pour qu’elles respirent. Comme tu le soulignais Samuel, j’aimais beaucoup aussi le fait qu’il y ait un corpus assez important de chacune des artistes qui soit présenté. Je trouvais qu’il y avait la parfaite association entre espace aux murs, installations au sol, etc. J’ai trouvé que le parcours était hyper ouvert, que c’était du coup super agréable de faire son chemin aussi très librement, sans forcer obligatoirement les associations. Et on avait une vue d’ensemble de tout l’espace qui je pense est pour partie due au lieu lui-même, mais aussi à la manière dont les commissaires l’ont habité. Et je trouve que ça, pour le coup, c’était vraiment très réussi. C’est une exposition du coup au parcours assez riche, assez fourni. En revanche… [Rire léger] Il y a des associations qui quand même étaient un peu imposées et une en particulier qui m’a particulièrement énervée. Le magnifique film d’Alice Diop « Vers la tendresse » a une belle place au milieu du parcours dans une blackbox qui quand même est pas invisible, ce qui est beaucoup le cas pour les vidéos dans des expositions collectives. Et d’ailleurs, cette œuvre est la seule œuvre vidéo de l’exposition, donc c’est quand même chouette qu’elle ait pas été invisibilisée. Mais quand on sort de cette salle, on tombe sur la série de photographies de Clarisse Hahn, une artiste née en 1973, il me semble. Donc pas du tout la même génération d’Alice Diop. Clarisse Hahn fait du coup de la photo et qui… Du coup, j’ai l’impression… En tout cas c’est posé comme ça dans le parcours et l’association m’a sauté aux yeux en tout cas. Les deux interrogent la même sorte de construction de la masculinité de corps… disons… stigmatisés dans l’espace public, celui des hommes arabes en particulier. Et j’ai trouvé cette série de photos super problématique déjà en soi. Pour moi, elle relève d’une exotisation du corps arabe et de tous les clichés qu’on lui associe, que visiblement elle essaie de contrecarrer. C’est ce qui est écrit dans les cartels, c’est ce qui est écrit dans tous les outils de médiation qui sont fournis autour de son travail. Et c’est ce qu’elle dit d’ailleurs elle-même dans une citation qui est inscrite en préambule du cartel de médiation, elle dit : « J’ai appelé ma série « Les Princes de la rue », car il y a beaucoup de majesté dans leur allure. Elle résulte d’une théâtralisation poussée de leur comportement qui passe par le soin qu’ils prêtent à la fois à leur tenue vestimentaire et à leur gestuelle. » Pour moi, commencer à décrire une série pareillle en disant « il y a beaucoup de majesté dans leur allure », c’est vraiment mais le prototype même de l’objectivation des corps. Et je trouve ça tellement, tellement problématique quand on sait à quel point ces corps sont stigmatisés encore aujourd’hui, à quel point on n’a pas encore réussi combattre tout ces clichés. Donc de ces corps d’homme qui sont censés squatter tous les espaces publics de Barbès, empêcher tout le monde d’y accéder, mais qui, en vérité, se révélerait plus fragiles qu’on ne l’imagine et qui voulaient montrer leur zizi du coup, comme on l’a vu dans une des photos dont on dit qu’elle a été photographié au domicile même de l’artiste. Je trouve que ça fait vraiment quand même une grosse part d’ombre sur la relation entre la photographe, ces sujets, la manière dont elle les envisage véritablement. Parce que peut-être que ce sont des œuvres qu’on veut enrober de tendresse dans un geste où les gens se mettraient tout nus et que… Je ne sais pas si ça, ça veut dire que il y a un geste tendre envers eux. Bref, cet ensemble m’a posé vachement problème et je trouve que le voir directement confronté au film d’Alice Diop, qui pour le coup lui, est beaucoup plus juste, beaucoup plus nuancé, c’est aussi le propre du médium vidéo qui permet un temps beaucoup plus long que ces photographies très figées, même si elles sont prises en série. Je trouve quand même ça vachement problématique de faire ce coin « homme de banlieue », de montrer qui sont pas si masculins toxiques que ce qu’on dit et en même temps d’apporter quand même peu nuances. Et ces photos, vraiment, je les trouve choquantes d’un point de vue personnel, j’ai pas du tout aimé qu’elles soient intégrées comme ça en face du film d’Alice Diop. Donc oui, je suis ressortie un peu énervée quand même. [Rire]
Camille Bardin
Oui je me souviens bien. [Rire]
Horya Makhlouf
Oui vous le savez puisqu’on y est parti.es ensemble. Mais je m’arrête là pour l’instant, je serais ravie d’en discuter avec vous.
Camille Bardin
Ouais non mais tu as tellement raison. Et je trouvais que le mettre face au film d’Alice Diop, ça a fait tout ressortir quoi. Flora tu veux dire quelque chose ?
Flora Fettah
Ouais, je suis évidemment d’accord avec toi sur le sujet. De toute façon on a toutes parlé en sortant de l’exposition. Et tu vois, moi je trouve qu’utiliser le médium photographique versus le médium vidéo qui serait plus simple justement pour apporter la nuance, c’est pas une excuse parce que quand on voit par exemple le travail d’Anna Ponchon, on se retrouve devant une pratique qui est politique, qui est non documentaire et qui, à l’instar d’Alice Diop qui fait des protagonistes de son œuvre des véritables acteurs du discours qui est en train de se construire, Anna Ponchon de façon plastique, elle fait la même chose et les protagonistes c’est presque des co-autrices et des actrices de ses œuvres. Je pense à l’œuvre « I wanted to be an artist » où elle brode sur un livre des citations d’artistes femmes qui ont décidé d’arrêter d’être artistes. C’est aussi en ne mettant pas nos propres mots à la place des expériences des autres, qu’on n’instrumentalise pas leur vécu, leur corps, etc. Bon et du coup je vais un peu continuer à vous parler de cette artiste et notamment d’une œuvre que tu as déjà évoquée Camille. Donc déjà je vais faire un petit regard trigger warning parce qu’on va parler de violence conjugale et de mort. Donc si c’est des choses qui sont difficiles pour vous maintenant ou plus tard, vous pouvez avancer un petit peu plus loin. Mais donc en fait, cette œuvre d’Anna Ponchon, pour que vous compreniez de quoi on parle, c’est un grand échiquier textile sur lequel des mots sont brodés. Ainsi, l’artiste aborde assez subtilement le problème des féminicides. Donc un féminicide, c’est quand tu es assassinée parce que tu es une femme. Elle le fait au prisme de l’histoire de l’artiste Ana Mendieta, qui a été supposément assassinée par son compagnon Carl Andre, qui lui est également un artiste très connu. Et finalement, elle ne va pas montrer la violence physique, elle ne va pas reconstituer le meurtre, elle ne va pas porter d’accusation directe. Et ce que je trouve hyper intelligent, c’est qu’elle reprend les mots de Carl Andre et elle est brode sur l’échiquier qui lui même a la taille d’une des œuvres de Carl Andre. Et je vais vous lire un des passages parce que pour moi c’est extrêmement brillant ce qu’elle fait. Elle brode cette citation de Carl Andre qu’il aurait prononcé en 1985, juste après le meurtre de sa compagne, enfin le décès de sa compagne pardon. Et il dit « Elle voulait regarder la télé. Je ne sais pas. Peut-être que j’aurais dû aller au lit avec elle. C’est ce qu’elle voulait. Dans un sens, peut-être que je l’ai tuée. Vous voyez, je suis un artiste qui a beaucoup de succès et pas elle. Peut-être que ça a fini par l’atteindre et dans ce cas, peut-être que je l’ai effectivement tuée. »
Camille Bardin
Rah putain. C’est glaçant.
Flora Fettah
Ces mots, ils sont terribles. Cette histoire, elle est terrible. Et ces mots pour revenir à eux, ils illustrent la rhétorique qui est encore à l’œuvre du renversement de la culpabilité du coupable vers la victime, d’euphémisation, de la séparation de l’homme et de l’artiste, du fait que finalement, aujourd’hui, quand on est quelqu’un, on continue à être défendu par son petit boy’s club et que finalement, quand il s’agit de violences sexistes et sexuelles, on n’est jamais réellement inquiété. Donc finalement, aujourd’hui, on s’aperçoit que harceler, violer, tuer une femme et a fortiori sa femme, finalement ça brise pas de carrière. Donc je me permets d’être un peu lourdingue parce que finalement, à l’heure à laquelle nous parlons, le 8 mars approche et même si on doit pas parler de ça que le 8 mars, c’est quand même un jour où on a un peu de place pour le faire. C’est donc une occasion pour moi de rappeler les chiffres qui sont qu’en 2022 il y a eu 147 féminicides et que sur ces 147 féminicides, 75 % l’ont été au sein du couple. Nous sommes le 23 février 2023 et on compte déjà 17 féminicides depuis le début de l’année. Voilà, tout ça pour vous dire que finalement, le 8 mars, même si on est déjà en grève le 7 mars, on reconduit la grève. Parce qu’il est important de rappeler que les violences de genre, elles sont toujours insuffisamment adressées par les politiques publiques et que c’est ainsi par la grève, qu’on peut peut-être rétablir un rapport de force. Et maintenant j’arrête.
Camille Bardin
Samuel… Vas-y !
Samuel Belfond
C’est pas facile de reprendre après ça. Merci Flora. [Rire gêné] En plus, je vais revenir à des choses plus terre à terre sur l’oeuvre que…
Camille Bardin
Tu vas parler d’art contemporain ? [Rire]
Flora Fettah
Oui pardon j’aurais peut être du faire une pause. [Rire]
Camille Bardin
Buvez un verre d’eau ! [Rire]
Samuel Belfond
Non mais effectivement, cette oeuvre m’a énormément touché aussi par sa justesse et la dimension très directe… Enfin tu vois c’est des œuvres qui disent ce qu’elles disent et qui essaient de masquer un discours, enfin d’opacifier leur sens. Et je trouvais que tout était très juste et justement dans le parallèle qu’elle fait entre les violences sexistes et sexuelles et la non émancipation de la figure du grand artiste tel qu’en parlait d’ailleurs Nina Nonchlin dans cet article qui est un peu canonique « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ? » Et qui démantelait en fait justement cette figure de l’artiste et qui est complètement lié à tout ce qui est exprimé dans cette œuvre, d’incapacité à prendre du recul, enfin la dimension complètement hors-sol de l’artiste et qui est complètement exprimé dans les propos en interview qui sont brodés sur le tapis. C’est intéressant aussi que ce soit Carl Andre, parce que le minimalisme aussi – et Isabelle Alfonsi en parle assez bien dans « Pour une esthétique de l’émancipation » – est lié justement à cette dimension complètement hors-sol de l’artiste qui n’a pas à être lié à la société, qui est lié à une force de création pure. Artistes minimalistes, qui ont d’ailleurs invisibilisés quasiment toutes les femmes autour d’eux. Et en ce sens-là, je trouve que l’œuvre, elle a une justesse parce qu’elle a plein de niveaux de lecture et c’est une artiste jeune. Enfin, je ne vais pas faire de l’âgisme, mais c’est une artiste qui est relativement jeune et je trouve que c’est une œuvre qui est très très riche et qui garde sa puissance. J’ai été très admiratif justement de la qualité de ce travail.
Horya Makhlouf
Oui, parce que justement, en plus de se réinscrire dans cet héritage de Carl Andre et de le citer directement, c’est une œuvre qui se trouve vraiment à plat, qui reproduit la même dimension que l’œuvre de Carl Andre, mais qui en même temps la subvertit pour le coup complètement. Elle utilise de la broderie, technique ancestralement clairement assimilée aux femmes et qui ont d’ailleurs beaucoup pendant l’histoire de l’art développées ce médium et qui reprend exactement les carreaux de Carl Andre, auxquels elle ajoute un peu plus de couleurs, sur lesquels cette fois on ne peut pas marcher. Mais il y a une manière comme ça… Moi il y a un truc qui m’a particulièrement choquée aussi dans tout ce recensement d’archives et de paroles qui ont été émises par Carl Andre, c’est le flegme avec lequel il parle, c’est la nonchalance…
Camille Bardin
C’est clair…
Horya Makhlouf
Et ce truc limite de condescendance absolue.
Camille Bardin
Il est intouchable…
Horya Makhlouf
Et surtout de se permettre de faire des blagues comme ça et de retourner un peu les choses en étant justement encore une fois complètement subversif. Mais du coup, peut-être que c’est de subvertir la subversion.
Camille Bardin
Wa pchhh. Il faudrait finir là-dessus ! [Rire]
Horya Makhlouf
En tout cas, c’était vraiment une belle expo, j’ai trouvé. Au moins elle met beaucoup de choses en débat.
Camille Bardin
Ouais. Oui Samuel ?
Samuel Belfond
Je me suis pas trop arrêté effectivement sur l’œuvre de Clarissa Hahn. En revanche, la vidéo d’Alice Diop qui est sortie en 2016 il me semble, j’étais très heureux de la voir dans ce contexte parce que c’est un de mes cheval de bataille. Mais justement, la question de quelle est la place de la masculinité là-dedans ? Parce que, quand on parle de subversion de la tendresse, un des problèmes aujourd’hui auquel on fait face, c’est justement de se demander dans la construction de la masculinité quelle est la place de cette tendresse ? Là, en l’occurrence Alice Diop, à travers les paroles et une certaine manière de mettre en scène, ou de donner à voir des personnes d’origines diasporiques venant de quartiers populaires qui sont extrêmement stigmatisés dans justement leur rapport à la masculinité, parce qu’elles s’expriment d’une façon qui est peut-être moins insidieuse qu’elle l’est ailleurs. Mais cette question – pour justement intervenir beaucoup dans les écoles sur ces sujets, dans ces quartiers-là notamment – il me semble que c’est un point essentiel et c’est un endroit très important sur lequel travailler. La vidéo d’Alice Diop, en fait, je trouve qu’elle est… Moi elle me déprime un peu. Je la trouve formidable, mais la manière dont elle est construite avec la manière dont les témoignages sont agencés montre comme si on allait assez facilement vers une sortie vers la tendresse, justement, ce qui est l’objet de la vidéo. Or, 6/7 ans après, ça avance et après #MeToo, et après tous les discours qui se sont construits autour de ça… Empiriquement, je n’ai pas l’impression que ça avance tant que ça. En revanche, ce piège de la masculinité est toujours un truc qui reste et sur lequel on a du mal à travailler, si ce n’est qu’il y a beaucoup plus de production de savoirs et beaucoup plus de productions culturelles qui parlent de ce sujet. Enfin, je pense notamment à un documentaire qui est sorti assez récemment qui s’appelle « Dans le noir les hommes pleurent » de Sikou Niakate, enfin qui est sorti en 2020, qui est peut-être l’étape d’après « Vers la tendresse » où ce sont des hommes qui viennent des mêmes origines, des mêmes quartiers, mais qui expliquent comment ils sont sortis de ça. Donc c’est peut-être ces hommes, 5 ans après. C’est un assez beau documentaire. Il y a la pièce qui a été co-écrite par Alice Zeniter qui s’appelle également « La tendresse », que j’ai pas encore vu parce que je l’ai ratée, mais qui a l’air justement aussi de s’adresser à ça. Et je pense que c’est là où il y a quelque chose qui se passe aujourd’hui, qui se vérifie peut-être pas empiriquement, mais en tout cas il y a une volonté d’aller travailler vraiment sur ce sujet et ça se voit à plein d’endroits.
Horya Makhlouf
Je suis désolée, pardon je peux réagir juste deux secondes ? Je suis désolée mais Samuel, je suis assez pas d’accord avec toi sur la définition de la tendresse. Pourquoi est-ce qu’on voudrait absolument faire sortir les hommes des quartiers populaires de cette définition qu’on leur applique aussi de la tendresse ? Et pourquoi est-ce qu’on pourrait considérer qu’il y a plein d’autres manières d’exprimer cette tendresse et plein d’autres définitions possibles de la tendresse ? Les deux commissaires… [Samuel hoche négativement la tête] C’est pas que tu as dit ?
Samuel Belfond
Non, j’ai pas du tout dis ça pour le coup. J’ai donné aucune définition.
Horya Makhlouf
Oui oui, tu n’as donné aucune définition, mais tu as dit que c’était l’étape d’après vers la tendresse et que 5/6 ans après ce film, on en était toujours à ce constat-là sur la tendresse, qu’il n’y avait pas assez d’espaces de visibilité, d’espaces de diffusion, d’autres images, et que les hommes de ces quartiers-là avaient peu de place pour pouvoir exprimer une autre forme de tendresse qui correspondrait à une image aussi qu’on se fait dans un autre milieu de la tendresse. Alors il y a plein d’autres manières de pouvoir de l’exprimer aussi, et d’avoir sa propre définition à soi aussi de la tendresse. Peut-être que plutôt que de se dire qu’on devrait absolument suivre un chemin très… J’ai pas envie de dire linéaire, mais c’est l’image qui me vient vers un idéal ultime de la tendresse. Peut-être qu’on pourrait aussi nous s’ouvrir à plein d’autres modalités de la tendresse qui existent. En parlant de plaire, il y a ici une citation que j’ai envie de donner, enfin une référence pardon que j’ai envie de donner : « Un homme, ça ne pleure pas » de Faïza Guène où on parle encore d’autres choses et d’un autre rapport de larmes et d’un autre rapport de tendresse qui est absolument magnifique, où elle parle aussi de ce rapport aux larmes, à la pudeur et a plein de sentiments que dans certaines familles, certaines cultures, on n’exprime pas forcément avec les mots.
Samuel Belfond
Je pense que le titre du documentaire que j’ai cité t’a un peu induit en erreur par rapport à ce que je voulais dire. C’est juste qu’on n’a pas parlé… La majeure partie du film d’Alice Diop est quand même rempli justement de propos d’hommes qui témoignent de leur incapacité à partager leurs émotions, à même à interroger leurs propres émotions, à transformer assez vite justement leurs émotions en violence intériorisée ou extériorisée. Et c’est quelque chose qu’on voit aussi quand on côtoie des jeunes garçons de 13/14 ans, quel que soit le milieu d’où ils viennent, de la difficulté justement dans leur apprentissage émotionnel, sexuel et le déficit qu’il y a là-dedans. Donc c’est pour ça que je ne parle même pas d’idéal, mais il y a cet endroit là qu’Alice Diop interroge et pour lequel elle donne une voie de sortie mais qui est un peu elle aussi idéalisée. Moi c’est le seul truc qui m’a un peu interrogé dans sa vidéo c’est comme s’il y a une forme de linéarité et qui est pas forcément si évidente.
Horya Makhlouf
Ok j’entends mieux ce que tu dis.
Camille Bardin
C’est clair qu’il y a plein de modèles à inventer en tout cas.
Flora Fettah
Peut-être juste en deux secondes j’aimerais ajouter quelque chose. En vous écoutant parler, il y a juste un truc finalement qui m’a fait tilter. On disait au début que c’était vraiment chouette que ce soit une expo avec que des artistes femmes mais qu’on n’ait pas agité le drapeau féministe, etc. En même temps, finalement, faire une exposition sur la tendresse en invitant que des femmes, ça me pose aussi un peu la question de pourquoi l’apanage, et même la charge je dirais, de la tendresse qu’on associerait à la charge du soin, etc. dont on a déjà beaucoup entendu parler. Pourquoi la tendresse reste l’apanage des femmes et des personnes issues de minorités de genre. Bon voilà, je pose ça là.
Camille Bardin
J’avais envie de m’attarder sur la toute première œuvre que l’on voit en entrant dans la cour du Frac Orléans. Cette œuvre est une immense bâche noire sur laquelle est inscrit en lettre gothique : Fuck Patriarcat. Pour celleux qui nous écoute : Sachez qu’elle ne fait pas partie de l’exposition mais je pense que c’est quand même important d’en parler ici, notamment parce que Abdelkader Damani, le directeur de l’institution a souhaité qu’elle accueille de manière pérenne les visiteureuses du FRAC et qu’elle « donne le ton » de ce qu’iels pourront découvrir en son sein. Donc cette oeuvre est vraiment à considérer comme un manifeste, une sorte de cahier des charges pour la programmation à venir du FRAC. Vous vous en doutez, cela a fait jaser. Au-delà des ouin ouin de Valeurs actuelles, l’œuvre a carrément été volée en juin dernier. Elle a été immédiatement restaurée. Mais ce n’est pas de cela dont je voulais parler ici. En fait, passée l’enthousiasme de voir une institution publique arborer une telle enseigne, et surtout maintenir son engagement malgré les attaques, j’avoue que je ne sais toujours pas vraiment ce que je pense de l’œuvre en elle-même. Premier point de crispation si je puis dire, c’est que si l’artiste a utilisé la police gothique « fraktur », c’est parce qu’elle a été employée sous le 3e Reich notamment parce qu’elle était considéré comme représentatives des valeurs germaniques puis qu’elle a ensuite été bannie des documents officiels du régime quand Hitler s’est rendu compte qu’elle avait été créée par des imprimeries juives. Cheh ! Selon l’artiste, sa réhabilitation teste, je cite : « notre capacité à changer de perception sur les choses longtemps ancrées dans le subconscient collectif, tout comme notre rapport au féminisme et plus largement à la société. » Et en fait, il y a quelques semaines, j’ai posté sur Instagram mes prémices de réflexions sur le sujet et là, un brainstorm critique s’est naturellement mis en place dans les commentaires de mon post et j’ai trouvé que les questions qui étaient soulevées étaient tellement intéressantes qu’il fallait que je profite d’un PQSD pour en parler ! Il y a notamment Camille Jouneaux de la minute culture qui a répondu que ça l’a mettait mal à l’aise que l’on associe « féminisme et fascisme » Et j’avoue que clairement je la rejoins là dessus. Je comprends la bonne intention mais je trouve que l’oeuvre ne va pas assez loin. Camille Jouneaux ajoute aussi : « Tester nos perceptions, pourquoi pas mais peut-être le faire sur des notions moins fragiles et moins protéiformes. » Et oui définitivement. Deuxième point que j’ai trouvé interessant, celui soulevé par l’artiste et curatrice Alizé Rose-May Monod qui s’interroge sur la pertinence de l’emploi du mot « fuck » – « baiser » donc – comme une insulte. elle pose la question suivante : « Ne pourrait-on pas désormais trouver d’autres termes et rendre ainsi à ce mot sa sexpositivité et son consentement ? » Pareil, je trouve ça super intéressant, et j’avoue que je n’étais pas du tout allée aussi loin. Et finalement, tout cela m’a menée à m’interroger sur la notion de « complices » ou d’ « alliés » dans les luttes. C’est un concept qui est pas mal bousculé en ce moment notamment parce que l’un de ses écueils serait le fait de s’autoproclamer « savior » donc une sorte de chevalier blanc qui viendrait délivrer l’oppressé·es. Ce qui est notamment infantilisant et cela implique aussi que ce seraient toujours les mêmes qu’on félicite. Et du coup… J’avoue qu’il y a une partie de moi qui trouve ce geste proposé par un homme, un peu trop bruyant. Et finalement, pour tenter de retomber sur mes pattes je trouve que d’une certaine manière, l’exposition « Tendresse subversive » répond assez bien à mes questionnements. Dans le sens où elle propose des oeuvres qui ne sont pas grandiloquentes. Des oeuvres qui ne se font pas avoir en regardant ou en nous montrant ce qui brille, qui convoquent des antagonismes – peut-être un peu plus solides que ceux ici choisis par Sammy Engrammer – et montrent que des interférences naissent parfois des forces plus agissantes que discursives. Voilà globalement ce que j’avais envie de dire sur cette œuvre, parce que vraiment elle était trop grosse pour qu’on en parle pas. « Fuck Patriarcat » en rentrant dans un FRAC. Merde.
Flora Fettah
Pour parler de tendresse ! [Rire]
Camille Bardin
Oui, et puis surtout je crois que si dans un sens on pourrait être tenté de crier victoire en voyant que même nos FRAC deviennent féministes. Je pense aussi qu’il est nécessaire de rester vigilant.es à ce que nos luttes ne deviennent pas fancy. Quelles restent créatrices de pensée, et pour cela il me semble qu’il faut que nous restions rigoureux et rigoureuses parce qu’aucune paresse ne nous sera pardonner. Maintenant ! Je vous propose qu’on passe à la deuxième partie de cette émission. Et pour cela je vais demander à Samuel d’introduire notre nouveau sujet !
Samuel Belfond
un peu de contexte. Le 17 février, on s’est retrouvé-es avec quelques membres de JCA – Samy Lagrange, Mathilde Leichlé et Camille Bardin ici présente – au palais de Tokyo pour une rencontre organisée par l’association internationale des critiques d’art. Le sujet ? « Influenceur-ses, aux avant-garde de la critique d’art ? », préparé avec l’aide des trois membres de JCA, qui avaient fait paraître récemment un article sur les liens entre createur-ices de contenu et recherche. Dans l’assemblée : pas mal de critiques d’art, chercheur•ses, historien-nes de l’art, de tous âges mais quand même pas mal ayant le double du nôtre, et une dizaine de ces influenceur-ses, parmi les lesquel-les margaux brugvin, Hugo spini, camille journeaux de la minute culture. Spoiler alert : ça s’est pas très très bien passé ! Pourquoi ? Le format, une discussion libre modérée les membres de l’aica, invitait, et c’est heureux, a un échange ouvert et horizontal. Échange qui a pour la majeure partie de ses deux heures à deux choses : des attaques rangées contre les influenceur-ses et leur légitimité à parler d’art, saupoudré d’un soupçon de « vous nous volez notre travail ohlala c’est pas juste et puis les réseaux sociaux c’est l’apologie du capitalisme tardif de toute façon » ; et, dans un second temps, la nécessité pour ces influenceur-ses d’expliquer le b.a.-ba du fonctionnement des plateformes où iels opèrent. Qu’est-ce qu’une story, en même temps ? moi-même je me pose la question. Bref, comme on devait s’y attendre, la rencontre a tourné au mini-Hernani générationnel, toutes proportions gardées, et l’échange hyper riche qui aurait pu naître sur les porosités entre nos pratiques et leurs se sont transformés en séance de sensibilisation-debat sur les réseaux sociaux.On s’est donc dit, après cet événement, qu’il nous paraissait juste de donner suite à cet échange ici, et d’aborder quelques unes des questions qui nous semblent importantes sur les liens entre cette nouvelle pratique et la critique d’art. On peut commencer peut-être, avec celle qui compose notre sujet, entre Createurices de contenu VS critiques d’art : faut-il VRAIMENT choisir un camp ?
Horya Makhlouf
Parce que de toute façon, c’est acté qu’il y a deux camps et que clairement, on est en antagonisme. Et pourtant moi j’étais pas là à cette…
Camille Bardin
Premier degré ?
Horya Makhlouf
Bah c’est quand même ce que je perçois de… Ce que tu dis ça me fait penser à… J’avais un patron qui était pas hyper cool, qui était même carrément pas cool, qui me disait qu’il croyait pas au principe d’Instagram. Comme si Instagram c’était une religion et qu’il fallait y croire ou pas y croire, et qu’on attendait peut être un messie ou quelque chose qui allait se passer sur Instagram. Mais je pense qu’aujourd’hui, enfin, j’avoue que je suis pas très réseaux, je suis pas très portable de manière générale, les gens autour de cette table me disent souvent qu’iels en ont marre je leur réponde pas trop. J’avoue que moi le portable ça m’angoisse mais en même temps je trouve que c’est un travail hyper intéressant que font toutes ces personnes créateur.ices de contenus. Parce que j’ai appris aussi du coup qu’on ne disait plus influenceur et influenceuse mais créateur.ice de contenus. Je trouve que c’est un changement de terme assez intéressant. Comme si on essayait de cacher un peu la toute puissance et le côté peut-être un peu suiveur et suiveuse que peuvent avoir les abonné.es vis-à-vis des gens auxquels iels sont abonnés. Et qu’on mettrait plus en avant quelque chose d’un point de vue de la création. Et en vérité, je trouve que c’est tout à fait juste et plutôt cool d’avancer dans ce sens-là. Effectivement, c’est de la vraie création, au même titre pour moi que le texte de critique d’art que nous on peut produire, au même titre que cet enregistrement qu’on est en train de faire, où c’est de la critique aussi sous une autre forme, même si c’est pas de la critique écrite à laquelle on peut être habitué.es. En fait je pense que ce débat il a pas de sens, mais il y a clairement un conflit générationnel qui oppose plein de générations, plein de pratiques, plein de cursus, d’habitudes de vie assez différentes. Mais je trouve que ce débat a pas trop de sens parce qu’en vérité, peut-être c’est un peu naïf de penser ça comme ça, mais on participe tous et toutes au même écosystème de l’art et heureusement qu’il y a plein de manières d’exprimer des choses sur l’art et de donner son ressenti de faire de la médiation. Peut-être que plutôt que de… Moi, je pense qu’une question binaire n’implique pas forcément une réponse binaire. Il ne faut pas choisir son camp. On devrait travailler tous.tes ensemble, main dans la main pour propager plus de connaissances et plus d’esprit critique aussi sur l’art. En tout cas moi c’est ce que j’essaie de faire dans ma critique. Donner des possibilités aux gens ensuite de prendre position, d’élaborer un point de vue, de partager ensemble des outils. Et dans ce sens-là, il me semble que les créateur.ices de contenus ont tout à fait raison de faire ce qu’iels font très bien par ailleurs.
Flora Fettah
Je suis évidemment d’accord avec toi Horya. Et c’est vrai que quand on a choisi ce sujet, je me suis un peu poser la question de franchement pourquoi choisir ? Et après, quand vous nous avez dit ce qui s’était passé au Palais de Tokyo, en vrai, ça m’a un peu gavée. Ça revient encore à ce problème fondamental de l’art contemporain qui est que les gens qui travaillent en son sein, et notamment les critiques d’art, utilisent le fait de produire des contenus comme un outil de distinction sociale où écrire sur l’art contemporain c’est une façon de montrer « qu’on en est », de montrer notre maitrise des sujets et des codes plutôt que de s’inscrire dans une volonté de transmission et de réellement embrasser un rôle de passeur ou de passeuse qui pour moi est l’intérêt même de la critique d’art. Parce que finalement, si aujourd’hui il y a d’autres types de contenus sur l’art qui émergent, c’est peut-être parce qu’il faut constater un échec partiel de la critique d’art, d’une certaine critique d’art en tout cas, qui produit des textes qui ne sont pas accessibles, qui sont trop conceptuels, trop jargonneux et qu’ils écrivent à destination de leurs pairs et pas du tout pour un large public. Donc finalement, si les critiques d’art ont abandonné leur rôle de médiation, de passation entre les œuvres et le public, c’est normal que d’autres personnes fassent le boulot et d’ailleurs on les en remercie.
Camille Bardin
Je te rejoins complètement là-dessus Flora.
Samuel Belfond
Oui et en plus à un moment Marion Papillon qui est une galeriste, qui était là en fait, l’a dit en creux. Elle était très polie, mais elle a quand même sous-entendu que tout ça c’était lié aussi à une faillite de la critique d’art à s’adresser à un public large. Et même, au sein du milieu de l’art, à avoir un rôle de prescription. Après, on peut s’interroger sur la critique d’art a-t-elle jamais eu un rôle de prescription ? Mais en tout cas…
Flora Fettah
Oui.
Samuel Belfond
L’historienne de l’art a parlé. Cinq ans d’Ecole du Louvre pour cette réponse. [Rire] Mais effectivement, c’est là où ça s’inscrit. Sauf que justement… Là où le débat a manqué, c’est sur la question de se demander justement, quelles sont exactement leurs pratiques en tant que influenceurs, influenceuses ou créateur.ices de contenus. Je rebondissais tout à l’heure Horya sur la question sur les termes, parce qu’en fait ça a pris une demi heure sur l’échange au Palais de Tokyo. Personnellement, je fais juste attention à ça parce que ces termes « influenceurs », « influenceuses », « créateur.ices de contenus », ne viennent pas de la pratique de ces personnes-là mais d’un usage plus large de la plateforme. Et en soi, ils sont super attaquables à plein d’endroits du fait des logiques justement de capitalisme liés à la plateforme derrière. Mais je suis pas sûr que ce soit forcément le débat, même si je te rejoins sur ce que tu as dit, sur la dimension de création. Ce qui me semblait intéressant c’est la question des pratiques et j’essayais de me poser la question de la différence fondamentale entre ce que nous on fait en se positionnant comme critique et ce que ces personnes font ? Déjà, il y a une difficulté aujourd’hui dans la diversité des pratiques, des médiums, des approches qui fait que c’est très très difficile de répondre à cette question. Et à mon sens, à part une certaine forme d’incarnation qui est propre pour le coup de cette pratique, de se mettre en avant, de se donner à voir, qui est quasiment toujours un impondérable des influenceur.euses de l’art dans leur médium.
Horya Makhlouf
Mais nous on fait aussi pareil.
Samuel Belfond
Mais oui dans un sens, nous on fait de plus en plus pareil effectivement. Et que ce soit dans une critique qui tend vers la recherche ou dans une critique qui tend vers la parole située, pour moi c’est très très difficile de faire une différenciation. La question c’est plus justement comment ces pratiques vont nous nous amener à nous renouveler, à nous interroger sur notre adresse. Comme tu le disais, Flora, à qui on s’adresse, pourquoi on s’adresse, comment on s’y adresse ? Ces questions nous emmèneront à nous interroger la pratique des influenceur.euses de l’art, qui est à la fois différente et proche de la nôtre, en ce que nous ne partageons pas la même éthique de travail qui est liée 100 % aux plateformes sur lesquelles iels opèrent.
Camille Bardin
Oui. Je vous rejoins complètement là-dessus, notamment sur la question de l’éthique de travail, parce qu’en fait, c’est notamment un des points qui m’a fait un peu halluciner pendant tout ce débat-là et qui revient souvent. En fait, on a souvent tendance à attaquer les créateur.ices de contenus justement sur leur potentiel manque d’éthique, alors même que j’ai l’impression que c’est celleux qui font partie de celles et ceux qui réfléchissent le plus à cette question-là. Il y a toujours cette crainte de tomber dans la pure communication qui revient souvent. Et là je me suis dit mais au mieux c’est de l’amnésie, au pire c’est de la malhonnêteté. Attendez, mais la presse en art contemporain, aujourd’hui, c’est pas de la com ? Genre sous prétexte qu’on serait sur Insta, là ce serait plus de la com ? Moi, je me souviens, je bossais dans une rédaction (encore) et la rédactrice en chef nous demandait dans nos papiers, dans les chapeaux des papiers, de mettre le maximum de mots-clés pour que le papier soit repris sur les panneaux de publicité dans le métro et que le média soit cité. C’est pas de la com déguisée ça ? Ah ! Du coup, ça m’agaçait au plus haut point ! Quand iels se cachaient derrière ce truc en se disant « Non mais vous c’est pas bien ce que vous faites parce que vous êtes de la communication. » Alors même que j’ai l’impression que justement, à partir du moment où iels emploient la première personne du singulier pour s’exprimer dans leurs stories, il y a une vraie honnêteté, j’ai l’impression qui se dégage de chacune de leurs critiques. Il y a aussi une vraie volonté, j’ai l’impression, qui s’est faite de manière assez naturelle. J’ai pas l’impression que ça a été trop réfléchi au début, mais ça s’est vraiment ancré, le fait de montrer aussi tous les rouages du secteur. C’est-à-dire qu’à chaque fois, par exemple, les créateur.ices de contenus souvent citent les agences de presse qui les ont invité.es, etc. Donc ce sont ces petites choses comme ça que je trouve bien et qui permettent de sortir aussi de l’opacité de notre secteur. Et enfin, je pense que les créateur.ices de contenus, sont venu.es aussi à un moment donné où la presse, qui plus est spécialisée, est au bord de l’agonie et l’hygiène nous oblige, il me semble, à nous redresser, à ne pas considérer le désintérêt du public pour l’art contemporain comme une fatalité et à prendre le temps de nous remettre en question et d’essayer de comprendre quel est aussi notre part de responsabilité dans tout cela. Parce qu’en fait, quand on voit leurs contenus et la manière et à quel point iels sont suivi.es, on ne peut plus maintenant se cacher derrière notre petit doigt en disant « Ben oui, mais de façon l’art contemporain ça intéresse personne et tout ». C’est faux. Preuve en est avec avec le nombre de personnes qui les suivent. Donc je pense que c’est vraiment à… Enfin moi je vois ça un peu comme ça, comme une espèce de miroir en fait révélateur.
Horya Makhlouf
Oui, il y a tellement de choses dans ce que tu dis. J’ai envie de rebondir sur tout. Je pense quand même que déjà tous.tes les créateur.ices de contenus sont pas forcément bon.nes dans ce qu’iels font.
Camille Bardin
Bien sûr.
Horya Makhlouf
De la même manière que les critiques sont pas forcément tous.tes bon.nes.
Camille Bardin
Complètement.
Horya Makhlouf
Mais je pense quand même qu’il y a une part de com’ dans tout. Parce qu’à partir du moment ou tu signes « Je ». A partir du moment où tu te Facecam et tu montres ta tête et tu parles, etc. Il y a toujours forcément une part de communication. Mais peut-être que c’est pas si grave en fait. Ce que je retiens de la plupart des comptes que je suis, et il y en a qui sont vraiment trop agréables. Par exemple @la.minute.culture, j’adore. Tous les lundis je regarde toutes ses stories alors que je suis jamais sur Instagram. Bref, Margaux Brugvin, Hugo Spini, Mister Bacchus, etc. C’est vraiment une clique que j’aime bien, qui produit du contenu de grande, grande qualité et qui donne à voir des images en plus en les expliquant d’une manière tellement efficace. Mais je trouve que c’est un débat qui a vraiment pas de sens et je comprends pas comment il peut susciter des réactions aussi tranchées aujourd’hui.
Camille Bardin
Oui c’est très étrange.
Horya Makhlouf
Je trouve que c’est un débat beaucoup trop binaire et que en fait ça pose pas comme vous le disiez, comme Marion Papillon avait l’air de le dire aussi, évidemment que ça pose la question de la défaillance et du manque de la critique d’art qui est pas lue. Je pense pour rebondir aussi sur un truc que tu disais tout à l’heure Samuel que la critique d’art est prescriptrice depuis très longtemps et que des critiques… Quand la critique d’art est née au XVIIᵉ siècle – oui, j’en remets ma casquette Ecole du Louvre [Rire] – avec des gens comme Diderot, Victor Hugo qui allaient au Salon dire qui était l’artiste tendance et qui devait arrêter sa carrière. Ils en ont détruit des carrières comme ça. Ils ont dit qui devaient continuer, qui devaient être hués.
Camille Bardin
La cancel culture ! [Rire]
Horya Makhlouf
On peut dire que c’était un peu les influenceurs de l’époque en vérité, avant même Instagram et tout. Enfin bon, bref, tout ça pour dire que je pense que quand même, dans toute ce côté prescription, dans tout ce côté, on essaye de créer des hiérarchies ou pas, qu’est-ce que c’est que la com, tout ça tout ça quand même. Si on revient à la base de base, la critique d’art, ça parle pas à grand monde dans l’histoire de la critique, c’était pas adressé à tout le monde, c’était adressé aux gens qui pouvaient aller dans les Salons, c’est adressé aux gens qui pouvaient lire, qui pouvaient comprendre aussi quelle langue et quelle notion et quel concept parfois très très très jargonneux, philosophique, tout ce que vous voulez, pouvait être utilisé par les critiques. Donc quand même, ça demande un certain capital culturel déjà de base, qui peut être évidemment acquis, qui était en général plutôt hérité. En vérité, on parle d’une langue qu’on a aussi appris à parler. Parce qu’on s’est spécialisé.es là-dedans au fur et à mesure de nos études. Si aujourd’hui, les créateur.ices de contenus peuvent permettre à tout le monde d’accéder aux mêmes informations que nous on a et à ces informations qu’on a engrangé qui nous permettent aujourd’hui d’écrire des textes parfois un peu pointus, de faire aujourd’hui des nouveaux formats, tout ça, mais quand même, de base, moi je relis mes premiers textes dans Jeunes Critiques d’Art. Qu’est-ce que je me la raconter ! [Rire] Je voulais faire une dissertation, je voulais montrer que je connaissais plein de choses et tout.
Flora Fettah
Oui syndrome de la bonne élève quoi.
Horya Makhlouf
Ouais, carrément syndrome de la bonne élève. Montrer qu’on est intelligent.e, quoi. Il y a quand même un truc qui est associé à ça dans la critique et même dans celle que j’ai apprise à faire un peu par mes propres moyens. Quand je m’en suis rendu compte, j’ai essayé de m’éloigner de ça de plus en plus et de le mêler un peu plus à la médiation, tout ça. Mais je pense que la critique et la médiation, déjà, c’est pas la même chose non plus. Les textes sont différents. Bref, tout ça pour dire je vois plus ces compétences comme des chaînes de transmission et que les créateur.ices de contenus sont parfaitement légitimes à parler d’art. Tu le disais tout à l’heure, Camille, iels ont fait l’Ecole du Louvre pour la plupart, iels transmettent des…
Flora Fettah
Et puis même s’iels ne l’avait pas faite.
Horya Makhlouf
Et puis même s’il l’avait pas faite. Mais c’est quand même des choses dans lesquelles iels se sont spécialisés. Bon, en tout cas, ces créateur.ices de contenus, ielss citent leurs sources, iels produisent des discours qui sont quand même hyper sourcés, iels ont une telle audience que je pense qu’on leur tombe dessus assez régulièrement quand iels proposent des choses injustes ou incorrectes, ou que d’un coup… C’est quand même un espace où il y a beaucoup plus de débats. Est-ce que vous avez déjà eu autant de retours sur vos textes critiques que les gens qui produisent des petites stories de dix minutes ont en-dessous dans leurs commentaires. Camille tu le disais toi-même tout à l’heure, dans cette œuvre que tu as postée, tu as eu tout plein de réactions qu’on n’a pas eu, même nous, en sortant de l’exposition. Je ne sais pas. Je me dis que c’est une chaîne et qu’il faut évidemment l’alimenter et que de toute façon, on ne peut pas toujours aller contre le cours du monde. Il y a plein de choses contre lesquelles il faut lutter, mais c’est clairement se tromper de combat que de miser tous ces espoirs là-dessus, à essayer de garder des repères, et à considérer Instagram comme une nouvelle religion.
Camille Bardin
Il y a des nouvelles du temps à perdre, que veux tu ? Samuel ou Flora ?
Flora Fettah
Moi peut-être simplement pour apporter un éclairage sur ce point de tension que je n’ai pas du tout inventé. Pour moi, la discussion qu’on est en train d’avoir, elle rejoue beaucoup l’article que Camille, tu as écrit avec Samy Lagrange et Mathilde Leïchlé sur les tensions entre créateur.ices de contenus et chercheurs et chercheuses et finalement ce qu’on comprend, enfin en tout cas en vous lisant mais ce qui me semble être assez transposable à la problématique de critiques d’art, c’est que pourquoi tout le monde se saute à la gorge, c’est parce qu’on est dans des milieux extrêmement précaires, extrêmement atomisés, où tu es obligé.e de faire une forme de marketing de toi-même quand tu n’es pas créateur.ice de contenus pour pouvoir décrocher un job, payer ton loyer, accéder aux prochains jobs, etc. Et que du coup, finalement, ces créateur.ices de contenus, c’est une forme de nouvelle compétition, une nouvelle menace parce qu’on leur propose des jobs qu’on ne propose pas à des critiques d’art. Mais c’est pas la faute des créateur.ices de contenus pour le coup. Et enfin, je pense que toutes ces personnes qui sont là à taper à bras raccourcis sur les créateur.ices de contenus en disant que de toute façon c’est des suppôts du capitalisme, iels feraient peut-être mieux de se faire payer 300€ minimum leur feuillet et d’arrêter de bosser gratos et peut-être que là les choses iraient mieux.
Camille Bardin
C’est clair. Samuel ?
Samuel Belfond
Je vais pas rebondir sur ça hein ! [Rire] On entre dans les eaux troubles. [Rire] Non mais justement, pour revenir à la question de leur éthique, si on rentre un peu dans leurs pratiques parce que ce qui est intéressant, c’est que justement, du fait de leur dimension prescriptrice aujourd’hui, à la fois dans le milieu et hors du milieu, c’est important de poser cette question. Comme tu le disais Camille, je pense que l’analogie entre critiques d’art et créateur.ices de contenus n’est pas forcément pertinente. En revanche, à mon sens, il y avait peut-être une analogie à faire entre créateur.ices de contenus et médias culturels. À mon sens, chaque chaîne d’un créateur ou d’une créatrice de contenus fonctionne un peu comme à la manière d’un média qui se construit une audience, qui réagit, qui adapte sa ligne éditoriale en fonction de cette audience, qui est un peu en prise directe économique avec ça. Quand je pense média, je pense à des médias type Beaux-Arts Magazine, etc. qui sont dans une volonté d’aller toucher toujours un public plus large et qui ont une capacité prescriptive par rapport à ça. Ce qui m’interroge justement dans leur éthique, c’est la question des contre-pouvoirs, notamment par quoi iels sont drivés, par des retours d’audience directs et par les commandes qui leur sont faites, qui leur permettent de vivre. Si on analyse un peu le contenu, je trouve qu’à certains endroits par exemple, c’est comme dans les médias généralistes, la place laissée à la création émergente n’est pas forcément toujours évidente chez les influenceurs et influenceuses.
Camille Bardin
Ça arrive de plus en plus comme quand même ! Il y a de plus en plus de contenus qu’iels créent j’ai l’impression avec des visites dans des ateliers, etc.
Samuel Belfond
Ah oui ? J’avoue que j’ai un peu du mal à le voir. Là où peut-être justement ça se différencie de la critique et ça se rapproche plus des médias, c’est la difficulté à avoir un discours critique structurel, enfin faire de la critique institutionnelle sur le monde de l’art, là où il me semble, quand je regarde les principales chaînes, ça parle beaucoup d’expos, ça parle beaucoup d’oeuvres, on est beaucoup dans l’actualité. Il y a moins la réflexion sur le fonctionnement du système, là ou il me semble que la critique d’art à un certain endroit, notamment au nôtre avec Jeunes Critiques d’Art, s’est un petit peu se déplacer. Non mais c’est vrai.
Camille Bardin
Oui c’est ça, c’est ce que j’allais dire. Au début, on a commencé juste en écrivant des textes critiques d’expos et portraits d’artistes et c’est seulement aujourd’hui, déjà un petit peu avec Touche critique et maintenant avec Pourvu Qu’iels Soient Douxces qu’on a la possibilité de développer ça quoi.
Samuel Belfond
Oui oui, bien sûr. Et c’est là où il me semble qu’il y a une différence assez fondamentale. Là où la critique s’est déplacée et là où ne sont pas justement ces créateur.ices de contenus.
Camille Bardin
On l’a senti, nous aussi, au sein de notre collectif quand on abordait justement la possibilité de se déployer sur différents réseaux sociaux, médias sociaux, on a beaucoup parlé Twitch, etc. On a senti qu’il y avait certains et certaines membres qui étaient crispé.es et inquiet.es à l’idée que la qualité potentielle de notre contenu s’étiole en passant sur les réseaux sociaux. Mais pour moi, ce n’est pas la bonne question. En fait, pour moi, l’enjeu, c’est surtout de se dire qu’aujourd’hui, il faut réussir à allier à la fois la forme et le fond. Il n’est plus uniquement question d’énumérer des concepts et de se targuer du fait d’avoir écrit tel ou tel papier, mais de toujours garder en tête que si on écrit, c’est bien pour être lu.e, pour que quelqu’un ou quelqu’une quelque part, découvre un ou une artiste. Et il me semble que les créateurices de contenu nous ont vraiment permis de déplacer notre regard, de ne plus regarder vers notre milieu, mais bien vers celleux qui n’y travaillent pas et/ou ne le fréquentent pas. C’est ça que je trouve intéressant et surtout, tu parlais un peu d’éthique et de contrepouvoir Samuel et ça a un peu égrainé dans toute la conversation, ce que je trouve intéressant c’est que iels sont tellement regardé.es par ailleurs que contrairement à nous et au fait que des petits micmacs puissent se faire par dessous le manteau en fait iels doivent se tenir à carreau en permanence. Iels font le moindre truc et iels savent qu’iels se font call out dans la minute quoi. Et il faut dire qu’iels ont vraiment une ordre de chiens de garde derrière iels qui sont vraiment, vraiment… Enfin moi ça m’énerve beaucoup parce que vraiment, ça caresse le harcèlement et ça m’exaspère au plus haut point. Je trouve que par ailleurs, du coup, ça les oblige à être en permanence droit dans leurs bottes et carré.es quoi. Est-ce que Flora, tu acceptes la lourde tâche de conclure cet épisode ? [Rire] Ne hausse pas les sourcils, tu vas y arriver.
Flora Fettah
Je vais essayer en tout cas. [Rire] Non mais finalement en vous écoutant, ce que je comprends, c’est qu’il y a une forme de crispation autour de certains formats qui seraient plus légitimes que d’autres. Certains qui seraient taxés de légers, donc des stories sur Instagram par exemple, et d’autres qui seraient plus sérieux, des gros articles imprimés en gras, sur du papier glacé. Et finalement qui en reviennent à cette hierarchie. Et donc finalement, je vais peut être finir en citant Samy Lagrange, Mathilde Leïchlé et Camille Bardin qui ont dit dans un de leur très bon article que j’ai relu aujourd’hui parce que…
Camille Bardin
Ah ! Quelle fayotte ! [Rire]
Flora Fettah
En fait, je suis un peu une tête d’ampoule, je l’avoue. Moi aussi j’ai le syndrome première de la classe et donc j’aime bien avoir lu les exposés de mes copain.es avant de commencer à parler d’un sujet. Et finalement, il y avait une question que vous avez posée qui pour moi est centrale c’est « A qui enjoint-on la responsabilité et la légitimité de diffuser les savoirs ? » Et est-ce que finalement, comme tu le disais Horya, ce n’est pas une responsabilité et une légitimité qui doit être partagée afin que tout le monde puisse avoir une part du gâteau, même si malheureusement il est assez peu garni.
Camille Bardin
Mais c’est bien comme conclusion !
Horya Makhlouf
Oh là, c’est à la fois tendre et subversif ce que tu dis.
Camille Bardin
Ouais grave… Ah ! [Rire] C’était même pas monté au cerveau. Je crois qu’il est temps de vous laisser, vraiment. Merci de nous avoir écouté.es. On se retrouve désormais le dernier jeudi de chaque mois. On a calé ça, donc comme ça on se fout la pression en vous le disant à l’oral. Donc au prochain jeudi du prochain mois d’avril. Voilà, on vous souhaite une très bonne journée/soirée. Ciao Ciao !