SE TIRER SUR LA COMETE
arpentage des planètes queer
Par Samy Lagrange
On arpente les fictions queer pour retrouver les histoires que l’on nous a dérobées, on se projette sur des planètes queer pour échapper à l’orbite imposé.
#2 CAROLINE DEJOIE
TW : viol, violences misogynes, infanticide, cannibalisme, regard masculin (le mien aussi)
Ovide raconte l’histoire du viol de Philomèle, ignoble et barbare, mais surtout et d’abord l’histoire d’un homme « fou amoureux » qui soustrait une femme à ses sœurs. Philomèle est abusée, éloignée de sa famille, isolée de ses amies, ravie à sa sœur Procné, abandonnée par les déesses, dérobée à la vue de toutes et enfermée. Privée des siennes et de leurs forces. Térée, agresseur et « roi de quelque chose », ira même jusqu’à couper la langue de Philomèle.
Changement de regard, changement de paradigme. Rupture.
Caroline Dejoie a conscience du pouvoir performatif des récits mythologiques, de la – tout aussi mythologique – universalité qu’ils visent, du rôle exemplaire qu’ils revêtent, de leur résonance dans nos imaginaires et nos pratiques. Par son texte, elle débarrasse le mythe des trop nombreux vers où s’exprime violemment le désir de possession de Térée. Où le regard scrutateur et la pulsion scopophile du violeur découpent le corps de Philomèle. Elle efface le regard de l’homme et redonne, à travers sa propre voix, la parole aux sœurs, réinstaure la sororité qui manqua tant à Philomèle. C’est Procné maintenant qui raconte l’histoire de sa sœur violée. C’est leurs voix qu’on entend et écoute. Non plus la voix qui excuse ou s’excuse, qui accuse pour ne pas s’accuser.
Après des années de sévices, Philomèle put prévenir sa sœur Procné. Enfin réunies, elles organisent leur vengeance. Elles cuisineront le fils pour le donner à manger au père. Et elles échapperont aux représailles en se métamorphosant en rossignol et en hirondelle.
Ovide n’évoque presque pas la transformation des deux sœurs en oiselles. A la toute fin du mythe, quelques mots nous laissent comprendre qu’elles ne sont plus entièrement femmes*. Dans ses performances, Caroline Dejoie invite chaque fois une nouvelle sœur à l’accompagner et rejoue précisément cette métamorphose. Débarrassées de leurs vêtements, Philomèle et Procné récupèrent avec leurs doigts le miel dans les écuelles. Procédurières, elles enduisent le corps de l’autre d’un lourd mastic. Processionnelles, elles se relèvent et se laissent alors greffer des centaines de plumes qui transformeront leurs corps et leurs identités à jamais. Les corps de Philomèle et Procné, lorsqu’elles reprennent le pouvoir et assènent leur vengeance, expérimentent la transformation vers une identité choisie et multiple, qui s’affranchit de tous les binarismes. Queer, en transition et en devenir-perpétuel, ces figures mêlent alors l’humaine à l’animale. Elles rappellent la possibilité d’être plurielle, non pas en étant à la marge, mais bien en étant aux seuils. C’est en devenant monstres, en sortant des normes et des cadres, que Philomèle et Procné peuvent continuer d’exister. Elles échappent alors à l’entendement de ceux qui agressent, chantent pour qui veut s’échapper.
En détournant les regards, en réhabilitant des devenirs possibles, Philomèle et Procné, un jour furies oubliées, deviennent de petites oiselles de mauvais augure, des monstres aux cris perçants, des figures de l’avenir.
Ovide raconte aussi l’histoire d’une femme qui voulut tout ravager.
Demeter ne retrouve plus sa fille unique, Perséphone. Elle la cherche partout, à travers les îles et les continents. Perséphone a été emmenée aux Enfers. Hadès la prise pour en faire sa femme et sa reine. Les nymphes propagent la rumeur de l’enlèvement mais leurs voix se diluent dans l’eau, se perdent dans le vent, n’atteignent jamais Demeter. La sororité est empêchée.
Demeter ravage la Terre de sa colère et de sa douleur. La déesse de la fertilité fait tout mourir autour d’elle, refuse que les graines ne germent, obscurcit le soleil et étouffe les terres de ronces et de chardons. Éplorée, elle va jusqu’à se laisser elle-même dépérir. Quand le crime lui est enfin révélé, le récit ovidien raconte comment Demeter doit supplier l’Olympe pour que sa fille lui soit rendue une moitié de l’année. Comment elle doit supporter les paroles qui lui assurent qu’il faut accepter le rapt et l’inceste. Que c’est comme ça et que c’est un mec bien et influent, ce Hadès.
Une ancienne version raconte cependant que, errant en Grèce à la recherche de sa fille, Demeter fut ici accueillie par Baubô. Voyant la déesse morte-vivante, elle lui proposa un breuvage. Demeter refusant toujours de s’alimenter, n’existant plus que par tristesse, Baubô aurait alors soulevé sa robe et lui aurait montré son sexe. Pour la première fois amusée, Demeter accepte la mixture d’orge et d’eau. Baubô répare Demeter, réinstaure la sororité. Baubô enraye la mécanique qui vient toujours épuiser et isoler celleux qui luttent contre l’horreur.
Baubô échappe à Ovide. Elle est une figure multiple et obscure. Elle se cache dans les replis de la tradition orphique oubliée, elle est une des gardiennes des mystérieux mystères d’Eleusis.
Par le jeu des légendes et des étymologies, Baubô est nourrice, chienne et prêtresse tout à la fois. Elle est l’énigmatique, celle qui invente le culte sororal. Elle dévoile ce qu’il convient de cacher, initie aux secrets les mieux gardés. Elle rappelle la puissance du sexe des femmes*, qui effraie les hommes et fait rire les sœurs.
Alors Caroline devient Baubô, l’amie, la sœur, la chienne oubliée. Elle est Baubô-lesbienne, Baubô-HighFem, Baubô à paillettes. Baubô qui jappe et qui jase. Elle raconte comment elle n’a pas osé rire pendant des années, elle dit comment elle veut faire rire ses sœurs maintenant. Baubô-pitre, Baubô-stand-uppeuse qui se fait la main, Baubô-toomuch. Parce que c’est comme ça qu’on retrouve la force d’aller botter des culs, même en Enfer.
Caroline réactive le rituel – celui de l’enfance, celui de l’obscénité et de l’impudeur. Celui qui libère et crée des liens : la baragouinerie. Elle soulève sa robe et entame la conversation. Elle vous sourit.
Caroline Dejoie n’efface pas les mythes, ne les réécrit pas, ne les dézingue pas et puis basta. Elle investit les creux du récit, fait parler les espaces de silence. A côté du discours normatif qui – par une sale habitude – prend toute la place, elle travaille le hors-champ, le contre-champ, et étend l’espace narratif qu’on croyait saturé. Elle nous rappelle qu’il y a encore de la place dans nos imaginaires, tout un univers d’où l’on peut chanter, rire et crier.
Ils sont rois de quelque chose, mais ça n’a plus d’importance.
____
“L’étoile, ou paillette inclusive, permet d’élargir le sens du mot qu’elle précède pour plus d’inclusivité. Dans ce cas précis, le terme « femmes » est à considérer en tant que groupe social et non comme une catégorie biologique. Ainsi, toute personne occupant un statut de dominé·e, minorisé·e dans le système cishétéropatriarcal, pourrait être inclue dans cette catégorie élargie.” Caroline Dejoie.
Le signe est utilisé dans Sam BOURCIER, Homo Inc.orporate, Paris, Cambourakis, 2017.
Tendez l’oreille et écoutez les voix retrouvées de Philomèle, Procné et Baubô.
Merci à Caroline Dejoie de bricoler des trucs avec moi et de partager, tous les jours, de nouveaux imaginaires.
Merci à Mathilde Leïchlé qui, au tout début de nos aventures communes, m’a fait entendre les histoires de Caroline.
Retrouvez Caroline dans l’exposition COVEN au Centre Chorégraphique National d’Orléans, et dans le podcast Radio Coven qu’elle a co-crée avec Mathilde Leïchlé.
Chemin de traverse, déviation dans l’arpentage : les projets de transformations collectives et sans promesse de Nina Santes et du collectif La Fronde.