SE TIRER SUR LA COMETE
arpentage des planètes queer
Par Samy Lagrange
On arpente les fictions queer pour retrouver les histoires que l’on nous a dérobées,
on se projette sur des planètes queer pour échapper à l’orbite imposé.
#4 ANDRÉA LE GUELLEC
« Je m’appelle Merci pour tout, numéro 8, on me dit née pour gagner. »
Dans l’hippodrome, la jument pur-sang mène une course, encore une course. Elle est née pour ça, ne fait que ça. Toutes ses pensées sont enveloppées, parasitées par les commentaires rapides au micro. « Attention au départ. Cote, carrière, position, avantage, comparaison. Sage, agressive, poitrail extraordinaire, mental d’acier. Longueur d’avance. » Les commentaires grésillent et résonnent ; ils disent – très fort – la valeur de Merci pour tout. Elle pense : « je ne suis pas favorite ».
Comment on fait quand on ne connaît que la mise en concurrence, les regards extérieurs et les mots des autres ? Quand on ne fait que courir et que ce n’est jamais assez ?
Pour dire nos réalités étouffantes, Andréa Le Guellec se projette dans des mondes de l’à-côté.
Souvent, elle devient animale.
Dans Ootheca, Andréa devient mante religieuse. Une mante religieuse qui hoquette. Elle a décapité, dévoré son amant-e, mais un hoquet persiste. Elle se barre, elle prend la route, et le hoquet ne passe pas. Elle a émergé tout d’un coup du chant des sirènes qui l’étourdissait et l’isolait, elle s’est débarrassée de l’amant-e qui avait pris le pouvoir sur elle, l’avait endormie. Pour détruire tout à fait l’emprise, elle l’a avalé, a voulu tout digérer d’un coup. Pourtant, ça ne passe pas.
L’emprise parle à l’intérieur, l’habite encore et la poursuit partout. Qu’est-ce qu’on fait une fois qu’on s’est barré-e ? Comment se reconstruit-on avec les marques de l’emprise au fond du ventre ?
Andréa devient animale, avec évidence, par nécessité.
Elle ressuscite un art, une stratégie d’existence dont on nous a longtemps privé-es. Les mythes et les fictions n’étaient jamais vraiment les nôtres. Ils racontaient vos histoires et nous oubliaient. C’est ça le problème, vous nous avez fait croire qu’il n’y avait que vos mots. Qu’ils suffisaient à dire nos réalités.
Pourtant, le langage des métaphores, des images, des symboles est une langue profondément, historiquement queer. C’est en ayant dû se cacher, puis se dévoiler par les voies du cryptique et de la clandestinité, que nous avons appris les sous-entendus, les codes et les argots. Ces mots étranges qui, mis bout à bout, ont fini par créer des histoires, des monstres et des sciences-fictions qui sont en réalité nos mondes ; des ailleurs qui n’existent que pour nous, accueillent nos récits et tracent nos futurs.
Bientôt, Merci pour tout refusera de courir, de mener vos courses. Elle va ruer dans les brancards, faire péter son box. Mantis, elle, a déjà découvert les secrets du cocon primordial pour soigner les plaies dans son ventre.
On est sympas, on vous montre un bout de nos secrets, on vous permet un regard voyeur sur nos histoires, pour voir comment on parle, d’où on parle. Comment on se répare et ce qu’on prépare.
La nuit dernière, j’ai rêvé d’une mante religieuse gigantesque, dressée sur une marche de l’escalier, gardant l’entrée de ma chambre adolescente. J’aime à croire qu’on se transmet nos imaginaires, qu’on s’invite dans nos mondes et qu’on se prête nos monstres.
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Merci à Andréa Le Guellec de faire durer toutes les conversations douces.
Merci à Camille Bardin de m’avoir dit un jour : « il faut que tu rencontres Andréa, c’est vraiment la meilleure personne. »
Andréa est membre de The Left Place, artist run-space à Reims, elle est l’une des lauréat-es de la 12e édition du Prix Science Po, et vous pouvez la retrouver au micro de Camille Bardin dans le podcast PRÉSENTE.
Chemin de traverse, déviation dans l’arpentage : les costumes réhabités de Louise Hallou et les réécritures queer des contes médiévaux de la troubadure Héloise Farago.