Avec Camille Bardin, Grégoire Prangé, Samuel Belfond & Mathilde Leichle.
↘ Exposition : « Des cheveux et des poils » au musée des Arts Décoratifs à Paris.
↘ Débat : Les artistes appartiennent-t-ils aux critiques et aux curateurices ?
Extrait du débat :
« Ces heures de travail et aussi les relations humaines intellectuelles qui en découlent, on peut se demander si elles accordent aux critiques une sorte de primeur à parler de ces artistes, ces artistes qu’on accompagne. Et primeur, en fait, dont les répercussions sont loin d’être uniquement symboliques, puisqu’on parle de reconnaissance, de salaire effectif et cette capacité à créer cet espace à soi, dans une profession précarisée et par là, super concurrentielle. »
↘ Retranscription complète des échanges :
Camille Bardin
Bonjour à toutes et à tous, on est ravi.es de vous retrouver pour ce nouvel épisode de Pourvu Qu’iels Soient Douxces. Ce soir aux micros de ce studio : quatre membres de Jeunes Critiques d’Art, un collectif d’auteurs et d’autrices libres et indépendant.es ! Depuis 2015 au sein de Jeunes Critiques d’Art nous tâchons de repenser la critique d’art comme un genre littéraire à part entière et pensons l’écriture comme un engagement politique. Pour Projets, on a souhaité penser un format qui nous permettrait de vous livrer un petit bout de notre intimité en partageant avec vous les échanges qu’on a officieusement quand on se retrouve.
POURVU QU’IELS SOIENT DOUXCES c’est donc une émission dans laquelle on vous propose un débat autour d’une problématique liée au monde de l’art puis un échange consacré à une exposition Aujourd’hui nous sommes donc quatre membres de JCA à échanger… Mathilde Leïchlé.
Mathilde Leïchlé
Bonjour.
Camille Bardin
Samuel Belfond.
Samuel Belfond
Bonsoir.
Camille Bardin
Grégoire Prangé.
Grégoire Pranger
Bonsoir.
Camille Bardin
Et moi même, Camille Bardin ! Dans cet épisode on sort un peu des sentiers battus pour nous parce qu’on a choisi de parler d’une exposition qui est trèèès loin des expo dont on parle ici habituellement. On va discuter de l’exposition « Des Cheveux et des poils » présentée au Musée des arts décoratifs de la ville de Paris jusqu’au 17 septembre prochain. Mais avant cela ! Place tout d’abord à notre traditionnel débat. Pour cet épisode on a voulu se demander si les artistes appartenaient aux critiques et curateurices. Bon vous vous en doutez le titre est un peu « pute à clic » mais je compte sur Samuel pour nous l’introduire un peu mieux. Vas-y, je t’en prie.
Samuel Belfond
Merci Camille. Du coup, je propose une reformulation…
Camille Bardin
Direct. C’est parti !
Samuel Belfond
… de la question qui lancera ce débat. Reformulation qui pourrait être « Les artistes sont-iels des Pokémon ? »
Camille Bardin
Pas mal. [Rire]
Samuel Belfond
J’ai déjà peur de perdre une partie de nos auditeurices avec cette référence culturelle high level, comme on en fait peu dans JCA. Mais derrière cette analogie, qui est certainement très douteuse, il y a une certaine réalité du travail critique, parce que son rôle consiste, historiquement notamment, à rechercher et rendre visible des artistes, des pratiques et les accompagner par l’écriture, tacher de montrer – et ça, c’est plus dans une perspective historique – leur pertinence vis-à-vis de l’évolution d’un médium et de manière plus actuelle, une pertinence vis-à-vis du contemporain dans son sens large. Camille, d’ailleurs, dans un épisode récent de PQSD, tu parlais de l’opportunité de participer à un jury comme accès à des centaines de portfolios.
Camille Bardin
Oui, tu suis.
Samuel Belfond
Et il y a bien un côté « remplis ton Pokédex » dans notre pratique.
Camille Bardin
Grave.
Samuel Belfond
Je ne pousse pas plus loin l’analogie. Et ces heures, donc, à errer dans les hautes herbes qui sont pour nous les ateliers d’artistes, Instagram, une flopée d’événements et performances hors des sentiers traditionnels du marché de l’art et à accompagner les évolutions des artistes à force de traîner dans leurs « bulles bizarres »… Ouais ouais.
Mathilde Leïchlé
Ah ouais, c’est fort. [Rire]
Samuel Belfond
Ces heures de travail donc, et aussi les relations humaines intellectuelles qui en découlent, on peut se demander si elles accordent aux critiques une sorte de primeur à parler de ces artistes, ces artistes qu’on accompagne. Et primeur, en fait, dont les répercussions sont loin d’être uniquement symboliques, puisqu’on parle de reconnaissance, de salaire effectif et cette capacité à créer cet espace à soi, dans une profession précarisée et par là, super concurrentielle. Le problème, c’est que tout le vocabulaire que je viens d’employer ici, le vocabulaire de la collection, de la possession, est hyper ambigu à la fois dans son effectivité : est-ce que ça pourrait vraiment fonctionner ? et dans l’éthique critique que ce vocabulaire sous-tend. Ce paradoxe, on peut le vivre au quotidien dans des situations concrètes qui sont conflictuelles parfois et il pose aussi la question de l’existence potentielle d’une solidarité critique de la place du collectif comme instance, par exemple, de médiation. Donc un sacré « sac de nœuds.»
Toustes
[Iels rient.]
Samuel Belfond
En tout cas, que nous aurons, j’imagine, l’occasion de détricoter ensemble. Et je vais m’arrêter ici parce que j’avais mon dernier calembour sur « Drac au feu » que je n’ai pas réussi à caler dans cette intro.
Camille Bardin
Et merde. Merci Samuel, c’était prodigieux. A qui le tour ? Mathilde.
Mathilde Leïchlé
Il y a un terme, je ne sais pas si tu l’as dit, mais on en avait parlé la dernière fois, c’est celui de « découverte », « découvrir un artiste ». Moi, ça me fait aussi penser… Je trouve qu’il y a un parallèle entre ce vocabulaire-là, de la découverte, de la collection aussi. Et puis ça forge notre identité, parce que ce panel d’artistes avec lesquel.les on travaille, il montre aussi nos centres d’intérêts, les axes qu’on a envie de travailler en tant que critique. Vraiment, il construit notre identité au sein du monde de l’art contemporain et ça me fait penser à ce qui se passe dans le monde de la recherche, où chacun.e cherche un sujet et ensuite arrive… Donc on découvre un sujet, on découvre un fonds d’artistes, on découvre un fonds d’archives et on arrive en conquérant pour planter notre petit drapeau et dire « C’est moi. C’est moi qui produis ce savoir-là à partir de ce fonds-là qui m’appartient parce que j’ai été le premier, la première, à le trouver. » Et en fait, ça crée quelque chose d’assez néfaste au sein de la recherche où on est mis.ses en concurrence pour avoir le sujet le plus hot. Et en même temps, ça empêche complètement de collaborer, d’échanger, de faire se rencontrer des points de vue différents pour produire des savoirs plus intéressants. Et en fait, je trouve que c’est un peu la même chose qui se passe avec cette idée-là. Après, c’est une question très complexe, justement, du fait de l’atmosphère très compétitive du milieu. Je pense que c’est très compliqué parce que c’est des heures de travail, d’aller à la rencontre d’un.e artiste, de découvrir son travail, d’approfondir une relation. Et en même temps, c’est complètement absurde de dire que cette personne ne peut travailler qu’avec nous sous prétexte qu’on a été le.a premier.ère à le.a rencontrer.
Camille Bardin
Grégoire ?
Grégoire Pranger
Oui, en fait, ce qui est assez intéressant, je trouve, dans cette question qui se pose, c’est qu’on a tout de suite aussi retourné la question, qu’on a commencé un petit peu à parler de ça, justement : Est-ce que les artistes appartiennent aux critiques ? Est-ce que les critiques appartiennent aux artistes ? Dans la question de la collection, on peut dire tout ce qui a été dit, on peut le dire aussi vis-à-vis des artistes qui vont aussi collectionner les noms un petit peu hot dans leurs premières monographies. Il faut avoir tel auteur, telle autrice. On retrouve finalement des théoriciens, théoriciennes, quasiment systématiquement, même au-delà de leurs champs d’expertises et de leurs champs d’études, parce que ça fait toujours bien d’avoir tel nom sur son portfolio, dans son livre. Et alors, je pense qu’effectivement, c’est une forme de sac de nœuds un petit peu complexe à démêler. Mais j’aimerais juste qu’on s’arrête justement sur… Parce que finalement, il faut quand même qu’on arrive peut-être à des choses très concrètes, notamment la question que Samuel posait que je trouvais intéressante de comment créer des espaces de solidarité alors même que l’exclusivité est mise en avant et valorisée. Et justement, je trouve qu’au sein de Jeunes Critiques d’Art, par exemple, c’est un exemple parmi d’autres, on a toujours privilégié, on a toujours essayé de défendre la question des regards pluriels. Et justement, on essayait de se motiver pour écrire sur les mêmes artistes ou les mêmes expositions. Je ne sais pas si vous vous souvenez, on disait « Tiens, j’ai écrit là dessus, est-ce que tu veux bien écrire aussi dessus ? » Justement, pour essayer de croiser les regards. Et je trouve que c’est ce type d’initiative ou peut-être d’exercice qui peut aider à… Je suis assez mal à l’aise avec cette question parce que je trouve qu’il y a…
Camille Bardin
Elle est malaisante.
Grégoire Pranger
Il y a la question de la critique comme activité littéraire. Ça veut dire quoi ? Quand Samuel commençait à parler de son analogie sur les Pokémon, c’est bizarre, mais je me suis tout de suite dit « C’est quoi la Pokéball ? » Comment est-ce qu’on enferme l’artiste ? C’est quoi ? C’est le texte ? C’est des réseaux d’amitié ? Ça se passe comment concrètement ? Si c’est la question du texte, je ne vois pas comment est-ce qu’on peut s’accaparer à un.e artiste, à moins de s’octroyer la découverte d’un regard sur l’artiste en disant « Voilà, cette manière de voir l’artiste, c’est moi qui l’ai posée en premier et je veux être crédité.e à chaque fois. » Je ne sais pas si c’est assez clair.
Camille Bardin
Si, c’est très clair. Tu veux réagir rapidement ou… ?
Mathilde Leïchlé
Oui, rapidement. Je trouve que la question, elle ne se pose pas tellement du côté des artistes. Même si cette question de « est-ce que les critiques appartiennent aux artistes ? » est hyper intéressante, ça pose des questions de fidélité et tout, on pourra en parler après. Mais c’est aussi entre nous, critiques, comment on travaille et comment on fonctionne ? Et est-ce que ça vous est déjà arrivé d’avoir le seum de parler d’un ou d’une artiste à quelqu’un.e ou de la/le lui présenter et de voir que cette personne écrivait sur cet artiste alors que vous aviez fait ce travail de rencontre préalable ?
Camille Bardin
C’était un peu ça dont j’allais parler. J’allais tout de suite donner un exemple. Mais c’est drôle parce que tu disais que ça arrivait peu chez les artistes, mais moi, je me souviens justement d’une artiste qui m’avait demandé d’écrire son texte pour une exposition collective où il y avait besoin de différents textes. Et quelques semaines plus tard, une autre artiste de la même expo m’avait demandé aussi et je crois qu’elles s’étaient… J’allais dire « embrouillées », c’est peut-être un peu too much, mais en tout cas que ça lui avait pas trop plu à la première tu vois. Donc il y a quand même un truc de… Enfin, mine de rien, Grégoire, toi qui avais retourné le truc, ça marchait aussi. Mais du coup, je suis contente qu’on parle de ça parce que justement, j’avais un exemple à ce propos que j’ai vécu il y a quelques mois. En fait, il y avait une collègue critique et curatrice qui nous avait convié, encore avec une autre consoeur, à rencontrer plusieurs artistes qu’elle connaissait bien. Et après ses visites, la consoeur qui avait été invitée avec moi, a dit qu’elle aimerait écrire justement sur l’une des artistes que la première critique nous avait présentée. J’espère que c’est clair. Et alors, cette dernière lui a tout de suite mis un stop, en gros, en lui expliquant que ces artistes, elle les connaissait au prix de longues heures de travail bénévole, à contacter des artistes, à faire des rendez-vous, etc. Et que ça l’embêtait, en quelque sorte, qu’elle puisse lui prendre ce travail-là. Et franchement, j’ai trouvé ça hyper intéressant parce que je trouve que cette situation, elle n’est pas si évidente que ça. D’un côté, bien sûr, si on fait ce métier, si on travaille avec des artistes, c’est pour tenter de porter au jour leur travail, justement, le montrer, le médiatiser, que l’artiste puisse aussi à terme en vivre. Et en même temps, il est vrai que lorsqu’on est indépendant.e, tout ce travail-là, il est fait complètement bénévolement. Et surtout, il faut garder en tête que lorsqu’on est indépendant.e, notre valeur repose aussi, et vous le disiez, sur notre CV, mais aussi sur les artistes avec lesquel.les on a travaillé, les prix qu’on a eu, etc., notre carnet d’adresses, en fait, de manière générale. C’est tout ça qui fait de nous une ou un critique ou un ou une curateurice avec lequel ou laquelle on a envie de travailler. Et du coup, au-delà du titre un peu « pute à clic » qu’on a choisi, en vrai, la question, je la trouve vraiment intéressante aussi parce qu’elle permet de comprendre un peu mieux les contours du métier de curateur, curatrice, critique et de se rendre compte, une fois de plus, qu’une grande partie de notre travail est bénévole et prospectif. Enfin, cela soulève aussi un autre problème intéressant, c’est le fait qu’on considère encore assez mal les métiers de critique et de curateurices indépendant.es, qui sont souvent tout aussi précaires que ceux des artistes. Et ça, je crois que ça vient une fois de plus du fait qu’on est souvent amené à penser les relations de manière hiérarchique, c’est-à-dire qu’on va avoir tendance à imaginer qu’il y a une espèce de pouvoir qui repose sur les épaules des critiques et curateurices, là où les artistes seraient peut-être en deçà. Sauf qu’encore une fois, ce truc-là s’inverse aussi souvent. Grégoire ?
Grégoire Pranger
En fait, la question des rapports de pouvoir est intéressante. Je crois qu’on en a déjà parlé dans ce podcast. C’est des choses qui reviennent assez régulièrement. On en parle aussi beaucoup, évidemment.
Camille Bardin
On a nos petites marottes.
Grégoire Pranger
Exactement. Pour moi, la question du pouvoir elle est pas… ou même la question du pouvoir, la question de l’autorité ou de la prise de pouvoir, elle n’est pas inhérente à un statut. C’est pas… Il n’y a pas un statut qui est plus fort que l’autre. Le.a galeriste n’est pas plus puissant.e que l’artiste, plus puissant.e que le critique. Enfin, c’est pas une pyramide comme ça. Par contre, il y a des formes d’autorité dans chacun de ces groupes, entre guillemets. Un.e très très grand.e galeriste va avoir plus d’autorité peut-être et plus de pouvoir qu’un.e artiste qui commence sa carrière. De la même manière qu’un.e très grand.e critique de New York Times a peut-être plus d’autorité ou plus de… Ce n’est pas des questions de statut, c’est plus des questions de bagages, de reconnaissance et de…
Mathilde Leïchlé
De stade dans la carrière quoi.
Camille Bardin
Oui aussi.
Grégoire Pranger
Oui, c’est ça, exactement. Je trouve que ça évite de rentrer dans ces questions de qui a le pouvoir sur qui de manière un petit peu trop…
Camille Bardin
Manichéenne, peut-être.
Grégoire Pranger
Manichéenne, ouais. Mais au-delà de ça, là où je voulais rebondir sur ce que tu disais, Camille, c’était cette question, justement, de tout ce travail ou tous ces efforts, ces heures passées dans des ateliers d’artistes à rencontrer des personnes, les soirées, les vernissages, etc. Tout ce temps qui est un temps effectivement qu’on peut considérer comme étant non rémunéré. C’est un temps qui est un préalable nécessaire peut-être pour justement exercer une activité de critique ou de commissaire d’exposition. Et en fait, je trouve que la question de comment toute cette… En fait, ce réseau qui s’est constitué, qui s’est créé, ces connaissances, cette compréhension aussi de la complexité d’un secteur ou d’un environnement artistique, comment est-ce qu’il est transmis ? Pour moi, c’est la question aussi du cadre de transmission, c’est-à-dire que par exemple. Si je prends un exemple au hasard, mais ça arrive assez souvent, quelqu’un.e va vouloir faire une exposition ou un hors-série dans un magazine sur tel sujet et va contacter, (et ça nous est déjà arrivé.es en plus à nous aussi) va contacter un critique, une critique, un.e commissaire d’exposition en disant « Voilà, je prépare tel sujet, est-ce que tu veux bien m’accompagner, m’aider ? » En fait, là, tout de suite, qu’est-ce qui se passe ? Soit c’est encadré, dans ce cas-là, en fait, OK, je suis intervenant.e scientifique sur l’événement, sur l’exposition, sur le livre. Dans ce cas-là, je vais être rémunéré.e. Effectivement, je vais apporter une contribution intellectuelle à ce projet. Et parfois, en fait, et c’est un petit peu tout le problème, c’est que c’est très organique. Ça va être autour d’un verre : « Ah mais en fait, je travaille sur tel projet. » Et là, en fait, tu vas donner de manière très organique beaucoup de choses qui va se retrouver utilisées, tu ne vas pas être crédité.e, tu ne vas pas être payé.e. Et là, c’est là qu’il y a un peu de seum qui arrive, parce qu’effectivement, tu as l’impression de t’être fait dépouiller.
Camille Bardin
Alors que ça devrait être un travail de consulting.
Grégoire Pranger
Exactement. En tout cas, s’il y a un débouché concret, une expo, un livre, un article.
Camille Bardin
Oui complètement.
Mathilde Leïchlé
Il faut au moins une mention et vraiment, pour être décent.e, une rémunération. Mais du coup, la question, c’est on fait comment ? Enfin, quelle est… qu’est-ce qui vous semble être la manière de faire la plus idéale ? Est-ce que c’est choisir les personnes à qui on transmet ? Mais ça demande un self control de malade de se retenir de dire les choses pendant un verre ou de… Et puis, comment on peut faire s’il y a un.e artiste qui nous plaît trop, que quelqu’un.e nous a présenté, qu’on a envie d’écrire sur lui/elle, à part communiquer comme des êtres humains qui ont envie d’être heureux.ses ensemble ?
Camille Bardin
En vrai, je pense qu’il y a plusieurs trucs. Moi déjà je me suis… J’allais dire je me suis interdit, j’exagère, mais par exemple, il m’est arrivé à plusieurs reprises que des gens me demandent si on peut aller boire un café parce qu’ils ont envie de conseils, justement, sur une expo qu’iels sont en train de préparer, etc. Et moi, j’arrive et ça m’est arrivé tellement de fois et après je me dis « Camille, t’es vraiment teubée ». Bref. On me pose plein de questions, on me dit « Tu connais tel.le artiste ? » et moi je donne toustes les artistes avec lesquel.les je bosse depuis des années, en me disant « Je suis trop contente pour elleux », etc. Et en fait, derrière, la personne, elle monte son expo et moi, je suis comme une couillonne comme ça, sans… peut-être un petit remerciement ou quoi, mais voilà. Et du coup, moi, la solution que j’ai tenté de trouver, même si évidemment, elle n’est pas unique et elle ne résout pas tout, mais c’est par exemple dans le podcast PRÉSENT.E de ce que je fais, au lieu de déballer en introduction le CV de mon invité.e, en général, je crédite tout le temps la personne ou la structure grâce à laquelle je connais cette personne. Et du coup, pour moi, c’est une manière aussi de montrer qu’il y a plein de petites mains qui œuvrent aussi à la visibilisation des artistes et qu’en fait, c’est un travail collectif. Rares sont les fois où vraiment une seule personne s’est acharnée pour visibiliser un travail. Ça arrive, mais en général, c’est vraiment, comme tu le disais, quelque chose de très organique. Et du coup, ça m’a fait penser à une notion que t’as développée, Mathilde, qui est celle de Constellations. Parce que je trouve que cette manière aussi de… En fait, le fait de se poser cette question-là, ça nous amène aussi à nous interroger sur la figure, sur la manière dont on construit une carrière, en fait. Et on se rend compte que finalement, effectivement, évidemment que c’est au prix de longues heures de travail, mais aussi grâce à certaines personnes, etc. Et qu’en fait, c’est aussi une manière de déconstruire, finalement, la figure de génie. Et du coup, j’aimerais bien que tu nous dises si tu trouves que ça rentre dans ce cadre-là, peut-être la notion de Constellations que t’as développée, parce que je trouve que ça marche bien.
Mathilde Leïchlé
La notion de Constellations, on l’a développée au sein de Les Jaseuses, d’abord par un colloque, et ensuite par un numéro de la revue Glad! que j’ai co dirigée avec Aurore Turbiau, Camille Islert, Marys Renné Hertiman et Vicky Gauthier. L’idée, c’était de voir comment est-ce que les femmes et les personnes minorisées, notamment les personnes queers, avaient construit des réseaux, des affinités réelles ou imaginaires en parallèle du canon masculin hétérosexuel qui prédomine dans la culture, la littérature, les arts. Cette notion de Constellations, elle nous plaisait parce qu’elle permettait d’entremêler plein d’autres notions qui sont celles d’héritage, de réseau, de rhizome aussi. Elles permettent de créer un espèce de tissu de connexions dans lequel il n’y a pas de centre et dans lequel, en fait, tous ces liens qui lient les personnes, ils n’ont pas de linéarité verticale du maître au disciple. Il n’y a pas non plus de cadre géographique strict, de cadre temporel strict. Et ça permet aussi de penser qu’entre toutes ces étoiles qui sont connectées entre elles, il y a mille autres étoiles qui ne sont pas forcément extrêmement brillantes, mais qu’on peut toujours retravailler et rechercher. Cette notion de Constellations, en fait, elle permet d’envisager des réseaux beaucoup plus horizontaux et plus intéressants que quelque chose de l’héritage strict de maître à élève.
Camille Bardin
Je trouvais ça intéressant, du coup. Samuel ?
Samuel Belfond
Oui, ça me semble d’autant plus intéressant que ça va justement, ça bat en brèche un peu, justement, cette mythologie. Je ne sais pas si c’est du « génie », mais en tout cas, du « critique un peu démiurge. » Je pense qu’on est tous et toutes, dans une certaine mesure, empreint.es de cette… de ces références de Pierre Restany avec le Nouveau réalisme, Clément Greenberg avec l’Action Painting, enfin le truc de trouver un terme, prendre une espèce de mainmise qui verticalise la relation qu’un.e critique peut entretenir avec un ou une artiste, plusieurs artistes ou même une scène artistique. Et ça pose la question aujourd’hui de qu’est-ce qui définit une identité critique ? Effectivement, c’est intéressant la notion de Constellations. Après, elle pose question aussi… Qu’est-ce qui se passe en dehors, justement, des communautés minorisées et sexisées ? Parce qu’effectivement, c’est hyper important dans ces communautés, on voit très bien comment ça peut se passer et ça se passe. En dehors, c’est une question qui se pose justement. Comment tu fais constellation hors de ça ? C’est un problème un peu moins urgent, par ailleurs. Mais ça pose une question parce que la plupart des critiques ne font pas partie de ces communautés et tu ne peux pas essayer de définir uniquement quelque chose. On ne se définit plus par un mouvement, on ne se définit plus en tant que critique par un médium, par un style. C’est une question qui est intéressante de développer l’identité critique au-delà de ces communautés-là.
Camille Bardin
Grégoire ?
Grégoire Pranger
Je voulais juste réagir peut-être à ce que vous avez dit Mathilde et Samuel. Déjà, la question que tu soulèves Samuel, je trouve qu’elle est intéressante parce que elle… sous-jacente, il y a aussi la question de la propriété. Parce que finalement, c’est ça aussi, c’est-à-dire que ces critiques qui se sont accaparé.es la seule paternité possible sur… déjà, ce terme est très problématique… sur une scène artistique, c’est encore plus problématique. Donc ça, on est bien sûr évidemment toutes et tous d’accord pour dire que c’est quelque chose qu’il ne faut pas essayer de reproduire. Mais ça pose la question de la propriété, c’est-à-dire que comment on propage sans piller ? Comment est-ce que je passe des idées ? Comment est-ce qu’on laisse cette liberté de passage des idées, de ruissellement, sans les piller ?
Camille Bardin
C’est dangereux ça aussi. [Rire]
Grégoire Pranger
Oui, c’est dangereux. Ça reste un terme. Mais voilà, ça, c’est la première question et je trouve qu’elle est importante parce que finalement, on est toutes et tous, et les artistes aussi d’ailleurs, des éponges. On se gorge de tout ce qu’on reçoit dans notre environnement et comment est-ce qu’au moment où on presse l’éponge, finalement, on arrive à la créditer ou à recréer en fait des formes de généalogie pour montrer que la pensée ne vient pas d’elle-même toute seule comme ça, comme une étincelle ou comme la fameuse petite loupiote que tu as au-dessus de la tête. La deuxième question, et juste j’arrêterai là-dessus..
Camille Bardin
Non mais vas-y.
Grégoire Pranger
Ce que tu disais, enfin ce dont on parlait juste avant aussi et la Constellation est venue aussi mettre un peu de matière à tout ça, c’est finalement, pour reprendre l’image très concrète, « Je suis à un café, finalement, est-ce que je donne et ce que je garde ? » Je pense qu’avant tout, si on fait ce travail de critique ou de commissaire d’exposition, c’est parce qu’il y a un vrai amour des artistes avec lesquel.les on travaille, qu’on a envie de défendre, qu’on a envie de faire voir au plus grand nombre. Et donc évidemment, c’est mon point de vue en tout cas, que je ne vais pas garder des informations.
Camille Bardin
Evidemment, on partage.
Grégoire Pranger
Là, on en revient à la question, est-ce que les artistes appartiennent aux critiques ? Bien sûr que non, évidemment que non. On ne va pas non plus être le trou noir dans la constellation pour le coup. À capter toute la lumière et à ne pas en renvoyer.
Camille Bardin
Wa ! Vous êtes forts ce soir ! [Rire]
Mathilde Leïchlé
Ouais les métaphores filées ! [Rire]
Grégoire Pranger
[Rire] Non mais je trouve ça important parce qu’effectivement, ce n’est pas le but de se faire avoir, mais je trouve que c’est très problématique de se dire « Je ne vais pas en parler. »
Mathilde Leïchlé
Ouais c’est horrible de vivre comme ça.
Camille Bardin
Ah bah oui ce serait attroce. T’imagines ? Non mais du coup c’est bien de se dire qu’il faut qu’on ait toujours en tête le fait de créditer la personne d’une manière ou d’une autre. Que ça passe par, je sais pas, l’inviter à écrire un texte pour l’exposition qu’on prépare, l’inviter… que sais-je, mais d’une manière ou d’une autre, réussir à lui rendre ça.
Grégoire Pranger
Après, c’est le karma.
Camille Bardin
Oui, mais on ne peut pas compter sur le karma. [Rire]
Samuel Belfond
Non mais tu parles de karma, mais il y a quand même des effets de réputation. L’exemple que tu as cité tout à l’heure, Camille, tu as anonymisé les gens, mais potentiellement, si tu connais les personnes en amont, il y a toujours un effet de « Qu’est-ce que tu vas donner à qui ? » en fonction de sa réputation et l’incidence que ça peut avoir. Peut-être que le café que tu prends et les informations que tu donnes, elles sont aussi corrélées au karma que tu connais de la personne en face. Et ça joue. C’est comme un des effets positifs ou en tout cas effectifs du fait qu’on vit dans un milieu où on sait exactement avec qui on interagit. Et ça pose aussi, justement, encore une fois, cette question de se mettre en collectif d’une manière ou d’une autre pour être capable d’arbitrer et de médier ces situations.
Camille Bardin
Oui, c’est ça. J’ai eu la sensation qu’au sein de Jeunes Critiques d’Art, pour le coup, il y avait eu des moments… Moi qui m’avaient encouragée justement à donner davantage, c’est qu’il est arrivé quelques anecdotes où justement, j’ai eu la possibilité de donner quelque chose et en fait dans les mois qui suivaient, le.a membre en face me le rendait. Tout est anonymisé à chaque fois, donc c’est peut-être pas très clair à chaque fois. Mais bon. Et du coup, je trouve qu’effectivement, le collectif, c’est mine de rien une bonne stratégie, encore une fois, pour réussir à contourner tout ça et de réussir à créer des espèces de team et d’avancer en équipe. Encore une fois, ça soulage pas mal.
Mathilde Leïchlé
Et puis réaliser que des rapports sains sont possibles en fait. Aussi, le collectif, ça permet de parler de moments où on est frustré.es et tout et de et de voir… Parce que parfois, on a l’impression, dans ce genre de moments où on donne beaucoup, on n’est pas crédité.es, on peut avoir l’impression d’être un peu parano ou d’abuser ou des choses comme ça. Du coup pouvoir en parler au sein du collectif, c’est génial aussi pour relativiser ou pour voir si on est dans notre bon droit et que ça se fait pas.
Camille Bardin
Oui et puis ça permet de préserver des garde fous aussi, de se dire « Là, t’as peut-être aussi déconné ». Effectivement, il faut voir comment on procède différemment. Mathilde, tu voulais poursuivre et retourner la question comme tu disais ?
Mathilde Leïchlé
Comme Grégoire l’a initiée plus tôt, mais « Est-ce que les critiques appartiennent aux artistes ? » Ça me fait penser aux questions de fidélité qu’on a avec les artistes avec qui on construit une relation. Et je voulais vous poser une question. Est-ce que ça vous est déjà arrivé de suivre un.e artiste et puis son travail vous plaît plus du tout, voire vous pose problème ? Et dans ce cas-là, comment ça se passe ? Parce que c’est super compliqué je trouve comme a des relations quand même très fortes avec les artistes avec qui on travaille. Voilà ma question.
Samuel Belfond
Ça va encore anonymiser.
Camille Bardin
Non, pas du tout. Vas-y, Grégoire, t’avais l’air de vouloir réagir, mais il y a aussi plein de trucs qui pop dans ma tête.
Grégoire Pranger
Évidemment, au-delà de la question, là encore, un petit peu brutale de « Est-ce que les critiques appartiennent aux artistes ? » Évidemment, encore que non. En fait, toutes ces relations… Je trouve que la question de la fidélité, elle est hyper importante. C’est une question de confiance, d’accompagnement et de dons aussi. Ça peut pas reposer sur des questions de propriété, évidemment. Je pense que c’est comme des relations amicales. Parce que finalement, les artistes qu’on suit vraiment, on les côtoie énormément, on échange beaucoup sur leur travail et pas que d’ailleurs, sur plein de choses, la pluie et le beau temps. De la même manière que si t’as un.e ami.e, t’as l’impression qu’iel est en train de partir complètement en couille, qu’il fait n’importe quoi dans sa vie. En fait, le but, c’est de lui dire. Et puis, si ça devient trop nocif, il faut couper les ponts. C’est pareil pour une relation amoureuse. Et moi, je trouve que c’est vraiment important. Je pense que les artistes, en tout cas, c’est quelque chose qu’on a beaucoup entendu, attendent des retours honnêtes. C’est très dur d’en recevoir parce qu’en fait, il faut quand même passer une certaine glace aussi pour pouvoir dire les choses comme on les pense.
Camille Bardin
Et puis, c’est un accompagnement aussi.
Grégoire Pranger
Exactement. Je trouve ça super important de le dire. Et puis après, si le travail ne plaît plus, on n’est pas obligé, forcément. Et puis après, c’est des séries aussi parfois, donc il y a des choses qui reviennent. Et puis, si ça ne te plaît pas à toi, ça plaidera à d’autres.
Camille Bardin
Mais c’est vrai quelle preuve d’amitié quand même de réussir à dire… Moi, ça m’est déjà arrivé en vrai de dire à un très bon ami artiste, lui dire « Alors là, franchement, je t’avoue, je ne te suis plus du tout. » Je l’avais dit encore pire en plus, on buvait des coups, c’était terrible. [Rire] Et en fait, j’attends pareil, de l’autre côté tu vois, si je commence à faire n’importe quoi professionnellement, tu vois etc., j’attends aussi de lui qu’il me dise… Enfin, j’attends rien de lui, mais j’espère qu’il me dira peut-être un jour « Camille, franchement, là, tu déconnes grave. » C’est aussi ce qu’on attend aussi d’ailleurs au sein de ce collectif, c’est qu’on puisse se dire… Moi, il m’est déjà arrivé de vous envoyer des textes et à ce moment-là, vous me dites « Pas sûr Camille ou tu pêches là-dessus. » Donc oui, mais quelle preuve d’amitié et de confiance, etc. Mais je pense qu’effectivement, ça marche aussi quand il y a un accompagnement sur le long terme et que ce n’est pas juste balancer une punchline à la gueule d’un.e artiste qui est évidemment fragile face à… La création, c’est des doutes, c’est des recherches. C’est vraiment beaucoup de doutes, encore une fois. Donc quand… Il faut réussir derrière, à pouvoir être là aussi quand les doutes gonfleront.
Samuel Belfond
D’autant plus que je pense que ces relations artistes/critiques sont d’autant plus viables qu’il y a un contraste dans le discours et qu’on n’est pas juste dans la célébration d’une œuvre qui est en train de se faire et qu’on n’arrive pas à mettre d’aspérités. Ça me rappelle juste une commande qui m’est arrivée récemment, où justement, c’est une personne que je suivais depuis longtemps, mais de loin, parce qu’en fait, je n’avais jamais adhéré à son travail. Et la série sur laquelle il m’a fait une commande, j’ai eu de la chance pour le coup, me plaisait sincèrement. Mais je lui ai dit immédiatement dans la conversation. J’ai essayé de le mettre dans le texte d’ailleurs, mais… La discussion galerie a été un peu complexe. Mais il a quand même poussé. Je trouve ça… Effectivement, ça pose des questions intéressantes parce que je trouve que le risque dans la proximité artistique, c’est à la fin, c’est celui de la complaisance et on perd peut-être le peu aussi d’aspérité qu’on peut mettre à certains endroits aussi dans le milieu, on en a parlé plein de fois, donc on ne va pas revenir sur ce sujet précis.
Grégoire Pranger
On doit arrêter ?
Camille Bardin
Oui, Grégoire, si tu prends la parole, c’est pour conclure.
Grégoire Pranger
Non, parce que je n’aime pas conclure.
Camille Bardin
Non, je ne veux pas. [Rire]
Grégoire Pranger
Non, mais en fait, du coup, ça m’a tellement stressé.
Camille Bardin
Non mais sinon, tu peux balancer la patate jaune à quelqu’un ou quelqu’une, mais pas moi. Je me lave les mains.
Grégoire Pranger
Attends, c’était par rapport à ce que tu disais, Samuel, que je trouvais hyper cool. En fait, la question de la complaisance, il y a deux solutions. Soit c’est une question d’aveuglement, c’est pareil, l’amour rend aveugle. Comment est-ce qu’on peut réussir à rester justement… à avoir du recul par rapport à une relation qui est devenue parfois très très très amicale, très très intime ? Et ça pose aussi la question de « est-ce qu’on est dans le même bateau ? » Parce qu’en fait, quand tu construis toute ta notoriété en tant que critique sur un groupe d’artistes, mettons, ou sur un lieu avec des artistes, quand tu commences à voir que, mettons, si tu n’es plus trop en phase avec ça, en fait, t’es où ? Tu appartiens à quel gang tu vois ? Non, ça, c’est un mot de merde. [Rire]
Mathilde Leïchlé
A quelle team.
Grégoire Pranger
Tu appartiens à quel team tu vois ? C’est ça. Comment tu… ? En fait, on doit se définir par rapport forcément aux artistes sur lesquel.les on écrit, pas forcément, mais quand même, ça nous colore, on va dire. Comment rester indépendant.e par rapport à ça ?
Samuel Belfond
D’autant plus, ça repose la question par rapport aux Constellations, et notamment dans les communautés minorisées et sexisées, où ton discours critique, il est à la fois pour l’intérieur et pour l’extérieur. Et quand tu commences à… Je ne suis pas une personne concernée, mais il me semble qu’il y a justement un enjeu… Genre quand tu commences à dissocier de certains enjeux internes, mais que tu ne veux pas les visibiliser en interne, parce qu’en fait, ça risque de fragiliser cette communauté. Là, ça pose une autre couche de complexité qui, en tant que critique, a l’air assez dure à gérer pour le coup.
Grégoire Pranger
Ça, c’est une super question.
Camille Bardin
On se la garde au chaud, mais bon, pas évident. Du coup, on passe à la deuxième partie de l’émission. On se focalise cette fois-ci sur l’exposition des cheveux et des poils. Mathilde, tu nous la présentes ?
Mathilde Leïchlé
Pour cet épisode de PQSD, pour vous auditeurices, on a fait du hors piste. En critiques d’art tout terrain, nous sommes allé.es visiter l’exposition Des cheveux et des poils ouverte à Paris, au Musée des arts décoratifs, du 5 avril au 17 septembre 2023. Le commissariat est assuré par Denis Bruna que nous avions cité dans l’épisode 15 de PQSD pour évoquer les dispositifs de médiation audacieux de La mécanique des dessous, sur les sous-vêtements, en 2013, dans laquelle les visiteureuses pouvaient essayer des corsets et crinolines ainsi que de Marche et démarche en 2019 qui proposait un runway sur lequel défiler en plateformes et talons aiguilles. Des cheveux et des poils n’est pas la première exposition consacrée à la question dans les musées parisiens. En 2012, le musée du Quai Branly présentait Cheveux chéris. Frivolités et trophées et, en 2019, l’exposition Roux ! De Jean-Jacques Henner à Sonia Rykiel se tenait au musée Jean-Jacques Henner.
Camille Bardin
On en apprend des choses.
Mathilde Leïchlé
Les poils et les cheveux habitent nos imaginaires. Ils participent à la construction de nos rapports sociaux, de nos apparences, de nos identités. Ils sont la marque d’une norme et de ses transgressions, de recherches esthétiques et artistiques. De Marie Madeleine au rasoir Vénus, de la femme à barbe à la calvitie, des perruques poudrées du XVIIIe siècle à celles des candidat-es de Ru Paul Drag Race, ce sont ces enjeux qu’aborde Des cheveux et des poils par la mise en espace d’œuvres et d’objets occidentaux de l’Antiquité au XXIe siècle créant ainsi un dialogue entre les modes et les époques et permettant d’interroger ce dont nous héritons.Pour ouvrir la discussion, je vous propose trois questions : Comment sont envisagées les questions de genre, de classe et de race dans le parcours ?
Camille Bardin
Ouiii !
Mathilde Leïchlé
Quelle place est donnée aux œuvres et aux artistes ? Comment sont pris en compte les corps des visiteureuses ?
Camille Bardin
Trop bien. C’est chouette comme questions. Est-ce que les garçons… On fait du tout terrain, mais vous êtes en chasse neige, vraiment. Vous voulez pas y aller quoi. [Rire]
Samuel Belfond
Terrifiés. [Rire]
Camille Bardin
Moi, ça ne me dérange pas de commencer, sachant que je voulais faire tout un passage sur justement la question des personnes minorisées qui sont clairement sous représentées, si ce n’est pas du tout. Mais est-ce que vous voulez prendre la parole avant ? Non ?
Grégoire Pranger
Non.
Camille Bardin
Du coup, simplement pour introduire, c’est vrai que c’est une exposition que j’avais hâte de découvrir parce qu’elle fait évidemment écho à pas mal de recherches que je mène notamment sur la déconstruction des stéréotypes de genre. Parce que les cheveux et les poils sont bien souvent les premiers marqueurs du genre. Et pour cela j’avoue que je n’ai pas été déçue parce que quoi de plus efficace pour montrer que notre rapport aux cheveux et aux poils relèvent d’une construction sociale qui n’a rien d’évident et rien de naturel, que de montrer justement comment ce rapport à évoluer au cours des siècles et au fil des modes. En fait, j’ai trouvé que pour cela c’était une exposition qui permettait de prendre de la hauteur, du recul. J’ai adoré la visiter mais tout autant regarder les gens la visiter, parce que la plupart, esquissait des sourires, riait carrément, se racontait des anecdotes sur le tonton à la calvitie, etc. C’était joyeux en fait.Je pense que ça a aussi bien pris notamment parce que je crois qu’on peut dire que c’est une exposition assez pop. La scénographie est rythmée par de grandes franges dorées qui tombent du plafond. Il y a dés la première salle une musique qui nous mène jusqu’à un film qui est une sorte de tuto coiffure dans lequel un coiffeur reproduit les coupes extravagantes qu’on pouvait faire aux XVIIe… XVIIIe et XIXe siècle pardon. Il y a aussi pas mal de publicités, tu l’as dit Mathilde, des années 2000, dans les cartels on trouve également beaucoup d’anecdotes : on apprend par exemple que les femmes portaient des petites bouteilles dans les coiffes pour y tremper les fleurs fraiches qu’elles mettaient dans leurs cheveux. Et franchement, les cartels sont assez bien foutus pour ça. Même très bien foutus, disons-le. C’est donc une exposition que j’ai trouvé top à ce niveau-là. Maintenant, cela étant dit, je dirai quand même quelques mots tout à l’heure sur le manque de représentativité. Je me doute bien qu’il est impossible de traiter un sujet comme celui-ci de manière exhaustive mais il y a quand même des questions et surtout tout un tas de groupes sociaux qui ont été complètement évincés et j’ai trouvé ça vraiment regrettable. Parce que certes c’est une exposition qui se concentre sur les poils et les cheveux en Occident et c’est bien précisé notamment dans le dossier de presse, etc. mais aux dernières nouvelles en Occident les gens ne sont pas toutes et tous blancs.ches et n’ont pas toutes et tous les cheveux lisses. Il y a des personnes aux cheveux frisés, aux cheveux crépus et elleux sont à nouveau complètement oublié.es. Mais j’y reviendrai, c’est dans ma deuxième partie mais je vais laisser parler soit Samuel, soit Grégoire, qui veut prendre la parole ?
Grégoire Pranger
Moi, peut-être juste très rapidement aussi sur l’impression de l’exposition. Et puis après, on va revenir aux super questions de Mathilde. Mais effectivement, Camille, je rebondis juste, je suis tout à fait d’accord avec toi. En fait, la question de l’ancrage contextuel du sujet était posé. Par contre, toutes les… comment dire… toutes les conséquences racistes que peuvent véhiculer la question du poil ne sont pas du tout traitées ni même évoquées. Ça, c’est quand même un vrai manque.
Camille Bardin
Il y a un tout petit passage quand même sur les personnes marocaines réunionnaises qui devaient adapter leurs coiffures. C’est quatre micro photos dans un coin.
Camille Bardin
C’est tout petit. C’est un manque problématique dans une exposition quand même une exposition hyper ambitieuse.
Camille Bardin
Archi grande oui.
Camille Bardin
Une « exposition monde » qui traite cette question du cheveu et du poil de manière hyper large. Il tourne autour du sujet sans cesse, avec des questions de mode, des questions historiques, des questions sociales, des questions politiques, mais également de design, économiques. Il traite tous ces sujets. J’ai trouvé que l’exposition était très bien structurée avec des chapitres, sous-chapitres et sous-sous-chapitres, avec des systèmes de couleurs sur les murs, avec des systèmes de titres et sous-titres. On s’y retrouve plutôt bien. On ne lit pas tout parce qu’évidemment, il y a beaucoup trop de matière, mais en tout cas, à chaque fois qu’on lit de la matière, on voit dans quelle partie on se trouve et dans quel sous-chapitre. C’est plutôt bien structuré, ça, c’était quand même pas facile. Par contre, cette très bonne structuration à mon sens, et là, je ne suis pas d’accord avec toi Camille, conduit à une scénographie que je trouve très attendue, très classique.
Camille Bardin
D’accord, je ne voyais pas sur quoi tu me…
Camille Bardin
Très classique, pour le coup. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose. Ce n’est pas une exposition d’art contemporain, on va dire, très expérimentale là-dessus. Mais pour moi, c’est une scénographie qui dit pas grand chose en soi, qui met en avant des objets et qui est plutôt praticable.
Camille Bardin
Il y a des petites grimaces.
Grégoire Pranger
C’est l’impression que j’en ai eu en tout cas. Et pour le coup, les franges de cheveux, c’était plutôt un étonnement. Je me suis dit « C’est quoi ce truc ? ». J’ai pas du tout trouvé ça intéressant.
Camille Bardin
[Rire] Franchement, quand j’ai vu ça, je me suis dit « Mathilde, elle va adorer ».
Mathilde Leïchlé
J’ai adoré.
Camille Bardin
Samuel ? Je vais pas te jeter dans la gueule du loup, hein mais… [Rire]
Samuel Belfond
Il va bien falloir parce que j’ai un micro devant moi, il va falloir l’utiliser.
Camille Bardin
Désolée, je t’esquive depuis tout à l’heure mais…
Samuel Belfond
Non, mais très rapidement, je suis désolé pour vous et les auditeurices. Je me suis rendu compte, je vous en ai parlé avant que en fait… Je me suis rendu compte que j’étais critique d’art contemporain.
Camille Bardin
C’est déjà un bon début. [Rire]
Samuel Belfond
C’est super. Et qu’en fait, je ne me sens pas outillé du tout pour parler de cette exposition, parce que mon appareil critique, la manière dont je regarde une exposition, n’est pas du tout, je pense, la visée et lié au public que cherche à toucher cette exposition, que ce soit dans ce qui est exposé, la manière dont c’est exposé, la manière de la médiation qui est faite, etc. Mon regard est à peu près caduque. Le truc sur lequel je me suis concentré, parce que c’est aussi un de mes objets de recherche, c’est sur cette question de déconstruction du genre où il y a quelques artefacts qui sont assez intéressants. Mais j’ai pas… Après, c’est pour ça que j’ai du mal à me rendre compte par rapport à un public non averti. C’est sûrement des choses, si on ne s’est pas posé la question, qui montrent que oui, au gré des époques, effectivement, il y a des fluctuations et des travestissements aussi, qui est une figure qui est quand même investie, il me semble, à différents endroits, cette notion-là, à travers le cheveu. Mais au-delà de ça, j’ai trouvé que c’était toujours très en surface. Mais après, je pense que pour une personne qui travaille sur cette question de déconstruction, des représentations, ça ne va pas très loin. D’ailleurs, fluctuations à travers les époques, sauf pour les personnes chauves, comme c’est stipulé sur un cartel que j’ai pris extrêmement personnellement. C’est « Être chauve, c’est éclaté. Mais alors quelque soit les époques c’est nul. ».
Toustes
[Iels rien]
Samuel Belfond
C’était quoi ? C’était pas un truc… Que César avait des implants pour cacher sa calvitie ? C’est génial.
Camille Bardin
Il s’était fait bully parce que… Ouais.
Grégoire Pranger
Je veux bien juste réagir très rapidement à ce que disait Samuel.
Camille Bardin
Sur les chauves ?
Grégoire Pranger
Sur la question, justement, de l’outillage critique. En fait, moi, dans l’exposition, ça a nourri ma… J’étais étonné, j’ai découvert plein de choses, j’étais curieux. J’ai appris des choses aussi. J’ai trouvé que l’exposition était très pédagogique dans le sens où même des questions parfois assez complexes étaient très bien expliquées et amenées. Et par contre, ça n’a pas du tout nourri mon appétence artistique et… ou mes besoins. Pas du tout. Je n’ai pas eu d’émotion forte dans l’exposition. Ça s’est passé dès le tout début de l’exposition où il y a une succession de tableaux, de peintures. Ces peintures, elles sont là pour illustrer des changements de mode dans la coiffure et le cheveu des femmes. Je me suis dit, en fait, je n’arrivais pas à penser à autre chose parce que j’essayais quand même de préparer un petit peu cet échange. Je me suis dit « C’est intéressant parce que je ne les vois pas comme des peintures comme je vois normalement des peintures. Je les vois comme un témoignage, comme une image qui vient documenter. » C’est un petit peu comme ça qu’elles sont utilisées. Par contre, je me suis pas posé devant à la recherche d’une émotion artistique et d’une réaction plastique. Du coup, évidemment, ça pose la question, mais qui est tellement basique du contexte dans laquelle on voit les œuvres. Mais en fait, dans cette exposition, pour moi, il n’y avait aucun objet qui n’était montré comme une œuvre. Mais c’est sans doute normal, mais aucun objet n’était montré comme une œuvre.
Camille Bardin
Samuel ?
Samuel Belfond
Oui, effectivement, moi, c’est le truc qui m’a marqué, cette neutralisation de toutes les auras des œuvres.
Camille Bardin
Même la Vénus…
Samuel Belfond
Vas-y, vas-y. Non mais je t’en prie.
Camille Bardin
Je te coupe pour ne pas trouver [le titre]… En plus, c’est horrible ce que je viens de faire. L’origine du monde. Excusez-moi, Samuel.
Samuel Belfond
La Vénus de Courbet ? [Rire]
Camille Bardin
Non, il y a L’origine du monde qui est quand même waouh quoi. Mais pardon.
Samuel Belfond
Oui, mais même L’origine du monde est montrée comme un témoignage. Oui, et cette horizontalisation, elle m’a perturbé justement et on peut se demander, est-ce que… Mais c’est vrai que, par exemple, un des gimmick actuels, ça aurait été de faire une petite section genre « Art contemporain et cheveux » à la fin.
Mathilde Leïchlé
Mais il y en a une.
Samuel Belfond
Il y en a une ? Non, il y a les… Tu parles de tous les trucs avec Charlie Le Mindu et tout ?
Mathilde Leïchlé
Il y a même Jeanne Vicerial.
Samuel Belfond
Ah bon ? Oui, il y a une robe de Jeanne Vicerial à la fin du parcours.
Samuel Belfond
Oh waouh.
Mathilde Leïchlé
Et il y a aussi des robes en cheveux d’Helen Pynor qui sont hyper fines. Le cartel dit que c’est plus des œuvres d’art que des vêtements.
Samuel Belfond
Ah ok. Pour moi, c’était que du registre, justement, de la perruque. Même Charlie Le Mindu, qui est un peu dans un entre deux. J’avoue, je n’ai pas vu le travail de Jeanne Vicerial qui rentrait un peu dans ça, donc il y a un peu ce gimmick. D’accord. Mais à part ça, limite, dans le sens, ça répond peut-être à ta troisième question sur la place du.de la spectateurice. Je trouvais que c’était bienvenu parce que ça invite aussi à une déambulation qui est un peu différente, une manière de ne pas se sentir obligé de s’arrêter sur chaque objet, d’être surplombé.e, mais vraiment d’aller picorer et trouver le sens entre ce qui est expliqué et les différents objets qui, à mon sens, est plutôt bien vu en termes de scénographie et de manière de voir l’exposition. Par ailleurs, je trouve aussi que la scéno est un peu lightos et très très attendue, mais avec les questions de franges et ces espèces de faux miroirs sur les côtés.
Grégoire Pranger
Pour mettre à distance, oui.
Mathilde Leïchlé
Qui brillent quoi. [Rire]
Camille Bardin
Franchement, il n’y a rien qui rend plus heureux.se que Mathilde à une banane incroyable.
Samuel Belfond
C’est la salle de bal de Carrie.
Toustes
[Rire et inaudible]
Camille Bardin
Je rêverais que vous puissiez voir le visage de Mathilde. Vas-y, je t’en prie.
Mathilde Leïchlé
Je vais commencer par la scénographie. Moi, j’aime bien les expositions comme ça, qui tracent des grandes périodes historiques qui sont construites comme des dissertations. J’aime bien et je trouvais que c’était une bonne dissert’. En plus, il y a un effet un peu « wow » quand on arrive, parce qu’il y a cette entrée magistrale avec l’escalier. Il y a le nom de toutes les coiffures qui sont écrites sur les marches. C’est assez drôle : à la jardinière, à la marmotte, au berceau d’amour, au désir de plaire. Et puis on ouvre la porte où il y a un espèce de gros plan photographique sur un torse hyper velu. Et là, on arrive dans l’expo et il y a ces franges qui sont accrochées tout au long du parcours, ces franges brillantes et mat. Et je trouve ça très discret, parce que je trouve pas ça facile de créer une sceno un peu… avec une identité, avec un thème comme cheveux et poils, sans que ce soit direct, super kitsch. Et moi, ça m’a plu. Voilà. Et ensuite, le côté « bonne dissert », j’aimais bien que le premier niveau soit vraiment sur la période historique, un déroulé historique. Ensuite, on monte les escaliers et là, c’est beaucoup plus aéré. On a beaucoup plus d’espace et on passe sur des questions vraiment plus techniques, sur les savoir-faire. Et puis on finit sur la partie haute-coiffure et art contemporain. Et puis, enjeux extrêmement contemporains. Et moi, j’ai bien aimé cette galerie de portraits au début, parce que je trouve que c’est un bon moyen de déjouer la frise chronologique qu’on attend en fait. C’est une frise chronologique par les œuvres et ça, j’ai bien aimé, surtout qu’on retrouve une deuxième frise chronologique au deuxième niveau sur les métiers de la coiffure et des cheveux, avec vraiment une mise en avant des savoir-faire techniques. Ça, ça me plaît bien. Et puis, j’ai beaucoup aimé aussi les parallèles entre les techniques, le jeu entre les techniques et les objets artistiques et utilitaires. Par exemple, au début, il y a tout un truc sur la coiffure à la fontange où il y a des éléments de dentelle dans les cheveux et à la fois une sculpture qui montre cette coiffure, une dentelle qui est exposée et puis un portrait peint. J’aime bien ce dialogue entre les œuvres et moi, je trouve que ça m’a permis de regarder autrement des œuvres que je croyais assez bien connaître. Par exemple, le tableau de Théodore Chassériau, Mesdemoiselles Chassériau, dit Les deux sœurs de 1843 qui est au Louvre, il est présenté juste à côté d’un bracelet avec cadenas cœur de 1840/1850 qui est réalisé en cheveux. Et je n’avais jamais remarqué que sur ce tableau, il y avait ce bracelet en cheveux en fait au poignée d’une des sœurs. Et puis, je trouve que justement, les transitions, elles sont super bien menées parce que cette œuvre, elle nous permet de passer de la section sur les ornements de cheveux à la section sur les souvenirs en cheveux. Et je trouve que comme ça, tout est très fluide. Après, la scénographie, elle part de la Bible. Le point de départ, c’est cette sculpture d’homme sauvage, cette sculpture de Marie Madeleine. Et ensuite, il y a tout un truc sur la première lettre de saint Paul aux Corinthiens qui dit qu’une femme doit toujours être voilée. Donc, en fait, dès le début du parcours, on est vraiment ancré.e dans un héritage judéo-chrétien très occidental, et c’est jamais vraiment explicité, à part dans quelques cartels, dans quelques œuvres, les photographies dont tu parlais de Jacques-Philippe Potteau, qui photographie au XIXᵉ siècle des femmes qui viennent de la Nouvelle Orléans, du Maroc, de la Chine et qui ont des coiffures à l’occidentale. Et puis une autre œuvre aussi, une affiche des Folies Bergères où une famille Birmane dont deux membres souffrent d’hypertrichose, donc d’une pilosité très abondante, sous représentés. Le cartel est un peu surprenant.
Camille Bardin
Oui il est chelou hein.
Mathilde Leïchlé
Oui oui. Il est écrit que « se met toutefois en place, sous le prisme de la colonisation, une timide tentative d’humanisation de ces individus auparavant cantonnés à un rôle de sous-hommes. » Et le parcours se termine par une vidéo d’Angela Davis, sans que soit abordé la question des cheveux crépus et du lissage, et par des œuvres de Leatitia Ky, Hair for love and justice de 2022, qu’elle partage sur les réseaux sociaux. Et c’est une activiste militante, artiste ivoirienne qui réfléchit à cette place des femmes Noir·e·s en Occident. Et puis, en fait, cette boucle qui part de la Bible, elle aboutit avec cette image de la révolution iranienne, des femmes… enfin de la question du voile qui est placée uniquement dans le contexte de l’Iran, alors que tout au long du parcours, on est dans le contexte français occidental. Ça, c’est quand même un gros manque.
Camille Bardin
Oui ça m’a trop gênée.
Grégoire Pranger
Sur le côté, en plus, si je ne me trompe pas, sur le côté dans une sorte de petite enclave.
Camille Bardin
C’était vraiment juste avant de partir. Tu tombes là-dessus et… Je veux trop réagir à ce que tu as dit parce que oui, je parlais du manque de représentativité de l’expo, parce que si l’expo elle précise que si on parle justement du cheveu en Occident, bah en Occident, encore une fois aussi, les gens sont noirs, ont les cheveux frisés ou crépus. Ça m’a fait penser au truc de la parisienne, de Inès de La Parisienne, de Inès de La Fressange. Et derrière, t’as Alice Pfeiffer qui arrive en mode « Mais en fait, la parisienne, c’est pas que Inès de La Fressange, c’est aussi une meuf avec des baskets qui vient de quartiers populaires, etc. » Bon bref. Ça m’a fait penser à ça. De même, j’imagine qu’au XVIIe siècle, celles qui travaillaient dans les champs ne portaient pas de grande coiffe de 30 centimètres de haut. Et du coup, je ne peux pas m’empêcher de me dire que finalement, cette exposition, elle parle des cheveux et des poils des personnes riches et blanches en Occident. Et je crois que c’est vraiment plus possible qu’on ne parle quasiment pas de certains groupes sociaux. Il y a bien une petite tentative à un moment donné où on parle, encore une fois, on en a déjà parlé de ces femmes marocaines, etc., qu’on a contraintes à porter des coupes qui n’étaient pas adaptées à la nature de leurs cheveux. Mais du coup, c’est encore plus criant, je trouve, d’avoir juste ça. C’est que le truc n’a pas du tout été traité. Il y a aussi le clip de Solange “Don’t touch my hair” et des photos, tu le disais, de l’artiste ivoarienne Leatitia Ky. Mais c’est tout, en fait. Alors qu’on sait très bien à quel point on contraint les femmes qui ont les cheveux frisés et crépus à les lisser, à tendre à tout prix vers une texture qui serait celle d’une personne blanche ou d’Asie de l’Est. Ensuite, je suis peut-être passée à côté, mais je n’ai rien vu non plus sur les cheveux blancs et gris et j’aurais trop aimé. Alors que Dieu sait encore une fois combien il est stigmatisé dans notre société d’avoir les cheveux blancs ou gris, notamment quand on est une femme. Je me souviens d’un passage du livre de Mona Chollet sur Les sorcières, dans lequel elle expliquait que les femmes sont presque contraintes de teindre leurs cheveux gris si elles ne veulent pas paraître négligées. Elle donnait l’exemple de Sophie Fontanel qui porte ses cheveux au naturel et qui se fait encore shamer pour ça. Et elle donnait un contre exemple, que je trouve délirant encore et je ne m’en remets toujours pas, c’est celui de Laurent Wauquiez qui, quant à lui, avait décidé de teindre ses cheveux en gris lors d’une campagne. Justement parce que chez les hommes, c’est au contraire une marque de sagesse et de respectabilité. Et aussi, à la toute fin de l’exposition, il y a un panneau sur le cheveu comme arme de contestation des normes et des oppressions. Mais je crois que là aussi, il ne faut pas oublier que le cheveu, c’est aussi un outil d’oppression en fait. J’aurais bien aimé qu’il y ait un petit mot sur la tonte des femmes soupçonnées de sorcellerie, la tonte des femmes après la libération, etc. Bref, je me suis donc dit que tout ça, c’était aussi une bonne opportunité pour moi, la bonne occasion pour moi, de vous conseiller d’aller regarder les vidéos d’A.I.M sur YouTube et notamment sa série justement qui s’appelle « Don’t Touch My Hair », dans laquelle elle reçoit des femmes aux cheveux frisés et crépus pour parler de leur rapport à ces derniers. Et je voulais aussi vous dire d’aller voir le travail de Safya Fierce sur Instagram, dont je suis franchement une fangirl et qui a réalisé une vidéo trop bien écrite, trop bien montée, surtout très bien montée, sur justement son rapport à ses cheveux en tant que femme noire. Voilà. Grégoire ?
Grégoire Pranger
Oui, je vais je voulais juste réagir très rapidement, justement, à cette question de l’invisibilité, notamment des classes populaires que tu décrivais tout à l’heure et de tout un tas de personnes aussi et de réalités qui ne sont pas dans l’exposition. Je pense qu’il y a des questions curatoriales, des questions de choix également. Mais ça pose une question aussi qui est un peu plus compliquée, qui est que cette exposition, comme beaucoup d’autres, est une démonstration par l’image. Ça a deux conséquences. La première, c’est que l’image illustre un propos. Elle est là comme document qui vient faire office de preuve. La deuxième, c’est que quand il n’y a pas d’image, il n’y a pas de propos.
Camille Bardin
Mais il y a des images de…
Grégoire Pranger
Justement, ils en prennent conscience dans le texte sur les femmes. La salle s’appelle « La Belle et la Bête. » On pouvait faire aussi quelque chose sur les titres de salle qui étaient assez intéressants. En tout cas, ils disent que le problème qu’on a par rapport à cette question-là, c’est qu’on n’a pas forcément de sources très anciennes et qu’en en a, ce sont des sources masculines. Donc forcément, il y a un gap qui se crée.
Mathilde Leïchlé
J’ai bien aimé parce qu’il y a une petite incise dans le texte qui dit « Faut-il le préciser ? » Ça, ça m’a fait kiffer. Voilà.
Grégoire Pranger
Là, ils le disent. Par contre, ce que j’aurais trouvé aussi intéressant, parce qu’évidemment, il y a plein d’images qui existent sur les sujets que tu as évoqués, mais il y a aussi plein d’images manquantes. De ça, on n’aura jamais en fait connaissance dans ce type d’exposition. Je trouve que ça aurait pu être intéressant. Je ne sais pas comment déjouer ça.
Camille Bardin
D’y aller, en tout cas, et de ne pas le laisser de côté.
Mathilde Leïchlé
Oui, il y a des images dans l’exposition, mais qui ne sont pas exploitées. Par exemple, sur la question des classes, il y a un film de 1909 de Pathé qui s’appelle « D’où viennent les faux cheveux ? » dans lequel on voit une paysanne bretonne qui enlève sa coupe et qui se fait couper les cheveux pour les vendre à justement des bourgeois, des nobles qui ont envie de perruques. Et c’est une scène hyper violente et il n’y a aucun texte qui accompagne ces images-là. Donc il y a certaines images qui ne sont pas travaillées, qui sont juste posées-là, mais sans être accompagnées d’un discours. Je veux bien parler d’une petite frustration sur le genre, justement sur la question de la calvitie. J’ai trouvé ça dommage qu’il n’y ait rien sur l’alopécie des femmes, surtout qu’on en a quand même beaucoup parlé ces derniers temps avec Jada Pinkett Smith. Et puis voilà je voulais conseiller une page Insta pour pallier ce manque d’une super personne dont la page s’appelle @hellopecia, qui fait tout un travail autour de ces questions d’alopécie chez les femmes.
Samuel Belfond
C’est dans la continuité de ce que vous avez dit, justement, sur la manière, avec cette vidéo sur l’Iran à la fin et le fait que tout ce qui est problématique dans les représentations de genre est un peu évacué dans le contemporain ou est… balancé vers un ailleurs. Et ce qui est vraiment le… Je ne veux pas stigmatiser une meuf, mais l’effet « Catherine Deneuve qui signe une pétition genre pour les femmes en Iran et qui est ultra anti féministe ici en même temps. » Et à mon sens, ça participe un peu de ce même truc de ne pas se confronter au vrai. Ça aurait été intéressant de voir le contemporain, à part justement ce truc sur l’Iran, est très dans l’esthétique, avec toutes ces œuvres d’art que je n’ai pas vu notamment, mais pas dans les problématiques actuelles nécessairement et que vous avez notamment évoquées. Donc c’est cool que vous le fassiez ici. Et je pensais à ça, notamment en repensant au fait que Michel Guerrin, le rédac chef du Monde, dans un papier odieux sur Adèle Haenel, s’est permis de mentionner sa coupe à la garçonne comme un signe de sa nouvelle rage. Non, ça existe encore, il y a toujours une stigmatisation qui existe.
Camille Bardin
Même les poils d’Angèle. Il y a eu un débat d’une demi heure chez Hanouna sur pourquoi Angèle monte ses poils sous les bras ? Nanania. C’est quand même des sujets qui sont hyper contemporains.
Grégoire Pranger
Après, juste pour nuancer, même si je suis d’accord avec vous, pour nuancer quand même, ces sujets ne sont pas adressés dans l’exposition, mais l’exposition s’inscrit dès le début comme une forme de réponse à ces sujets. Et ça, ils le disent. Effectivement, ce travail historique de donner à voir aussi ces constructions culturelles et sociales, c’est une forme de réponse ou d’apport.
Camille Bardin
Ouais. Je trouve que à certains endroits, ils ont réussi à être vraiment très, très frontaux et de l’autre côté… Et ce dernier truc sur les Iraniennes, ça faisait vraiment genre… « Le patriarcat, de toute manière, c’est l’affaire des musulmans, on le sait bien. Et en Occident, ça n’existe plus depuis très longtemps. » Ça faisait vraiment ça. Ça m’a mis trop mal à l’aise.
Grégoire Pranger
La salle s’appelait plutôt, c’était la question du cheveu et de la contestation. Ensuite, on ne parle que de l’Iran. C’était même pas adressé comme ça tout de suite. C’était assez étrange.
Camille Bardin
Bon. Tu conclues Mathilde ?
Mathilde Leïchlé
Je veux bien conclure sur la place du corps des visiteureuses et sur quelque chose que j’ai bien aimé. Sur la place du corps des visiteureuses, j’avais beaucoup d’attentes du fait des précédentes expos. J’ai été un peu déçue parce que l’espace interactif, c’est un espèce de salon de coiffure avec des miroirs sur lesquels il y a des pochoirs avec des coiffures. On se regarde dedans, on voit la coiffure et tout. J’avais vraiment envie d’essayer des perruques, c’est clair. [Rire] Et puis, il y a des espèces de faux casques de mise en plis sous lesquels on peut s’asseoir pour écouter de la musique. Voilà, il y a une borne olfactive. Ça, j’ai bien aimé parce qu’elle était vraiment réfléchie, travaillée. Je l’ai trouvée très pertinente où c’est un créateur, un parfumeur qui a créé une odeur à partir d’un étuis à poudre, d’un poudroir du XVIIIe siècle dont il a senti l’intérieur pour reconstituer cette odeur à côté des objets servant à entretenir les perruques et d’une reproduction d’une gravure de perruquier de l’encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Ça, ça m’a fait kiffer. Et pour finir sur un autre truc qui m’a plu, c’est la manière dont le travail en équipe est quand même valorisé, puisque dans les remerciements à la fin du parcours, les premier.ères qui sont cité.es juste après Olivier Gabet, ancien président, et Anaïs David, qui a initié la production de l’exposition, c’est les stagiaires. Ça, c’est quelque chose qui m’a vraiment plu. Et ce que j’aime aussi dans le travail et la démarche de Denis Brunat, c’est la manière dont il fait le pont entre ses activités d’enseignant à l’École du Louvre, puisqu’il a un groupe de recherche à l’École du Louvre, et son travail de commissaire. En fait, il fait travailler dans son groupe de recherche ses élèves sur des sujets qui vont faire l’objet d’expositions. Et ensuite, ses élèves écrivent dans le catalogue. Et ça, je trouve que c’est une bonne initiative.
Camille Bardin
Et puis, ça boucle bien avec notre premier sujet sur les crédits, etc. Donc merci pour cette merveilleuse conclusion, Mathilde. Merci à vous, très cher.ères auditeurices de nous avoir écouté.es jusqu’au bout. Merci aussi à notre première auditrice, en l’occurrence en régie, et à la seconde, Cosima Dellac, qui retranscrit tous nos podcasts pour les personnes sourdes et malentendantes. A dans un mois peut-être, on va négocier si on peut refaire un 20ème épisode. Voilà c’est lancé, Marc, si tu nous écoutes. Ou sinon à la rentrée prochaine, on verra, vous saurez si on a réussi ou pas !
Mathilde Leïchlé
Au revoir !
Grégoire Pranger
Ciao !
Samuel Belfond
Bye !