Pourvu Qu’iels Soient Douxces – Saison 3 – Épisode 30
↘PROJETS

– Exposition : « EN-DEHORS » – CRAC Occitaine

Une exposition pensée par OSTENSIBLE collectif, de Lucie Camous et  No Anger

– Échange avec Lucie Camous, commissaire de l’exposition

Extrait : «Cette exposition se déploie sur les sept salles du rez-de-chaussée et présente le travail de huit artistes et de trois collectifs qui, comme tu l’as dit, sont concerné.e.s par le handicap et la maladie. Si l’expression « en dehors » peut nous faire penser en premier lieu à un espace, et plus spécifiquement à un extérieur, ici, il ne s’agit pas dejoute maritime, mais plutôt d’un combat contre le langage. Contre, que l’on peut bien évidemment comprendre dans toute sa polysémie, c’est-à-dire comme une opposition et une proximité. Loin du carcan médical qui enferme les corps dans une norme qui n’est pas la leur et qui réduit les individu.e.s à des examens quantifiables et univoques, l’exposition « En-dehors » invite à regarder un hors-champ, où s’entremêlent expériences intimes et politiques»

Avec Camille Bardin, Flora Fettah, Meryam Benbachir, Luce Giorgi.

Retranscription

Camille Bardin

Bonjour à toutes et à tous, on est ravi.e.s de vous retrouver pour ce nouvel épisode de Pourvu Qu’iels Soient Douxces. Ce soir au micro de ce studio, quatre membres de Jeunes Critiques d’Art, un collectif d’auteurs et d’autrices libres et indépendant.e.s. Depuis 2015, au sein de JCA, nous tâchons de repenser la critique d’art comme un genre littéraire à part entière et pensons l’écriture comme un engagement politique. Pour Projets, on a souhaité penser un format qui nous permettrait de vous livrer un petit bout de notre intimité, en partageant avec vous les échanges qu’on a officieusement quand on se retrouve. Pourvu Qu’iels Soient Douxces, c’est donc une émission dans laquelle on vous propose un débat autour d’une problématique liée au monde de l’art, puis un échange consacré à une exposition. Aujourd’hui, je ne suis qu’avec certaines des membres marseillaises du collectif. Il y a Flora Fettah.

 

Flora Fettah

Bonjour. 

 

Camille Bardin

Meryam Benbachir.

 

Meryam Benbachir

Hello !

 

Camille Bardin

Luce Giorgi !

 

Luce Giorgi

Salut !

 

Camille Bardin

Et moi-même, seule parisienne, Camille Bardin. Pour le deuxième épisode de la saison, on est parties en Occitanie, à Sète plus exactement, où se joue l’exposition « En-dehors », au Crac, jusqu’au 5 janvier prochain. Une exposition pensée par le collectif Ostensible de Lucie Camous et No Anger, qui réunit huit artistes contemporains et contemporaines, directement concerné.e.s par le handicap et/ou la maladie, à présenter des œuvres qui rendent compte de leur expérience intime et politique sous l’angle de l’émancipation. Donc ça, c’est pour l’exposition et exceptionnellement dans ce PQSD, c’est la première fois que cela arrive, on a choisi de ne pas débattre autour d’une problématique liée au monde de l’art, mais plutôt de nous taire pour vous laisser entendre Lucie Camous, commissaire de l’exposition, qui nous parlera des crip studies, du devenir des artistes handi dans l’art contemporain, mais aussi de l’élan révolutionnaire que motive cette exposition qui fera sans doute date. Mais avant d’accueillir Lucie, parlons de cette exposition. Luce, je te laisse nous la présenter.

 

Luce Giorgi

Merci Camille. Nous allons donc évoquer ensemble cette exposition polyphonique accueillie par le Crac Occitanie au bord des rives sétoises et qui est visible jusqu’au 5 janvier prochain. Au sein de ce bâtiment aux allures industrielles, Lucie Camous a pensé et coécrit avec l’artiste et chercheureuse No Anger l’exposition « En dehors ». Cette exposition se déploie sur les sept salles du rez-de-chaussée et présente le travail de huit artistes et de trois collectifs qui, comme tu l’as dit, sont concerné.e.s par le handicap et la maladie. Si l’expression « en dehors » peut nous faire penser en premier lieu à un espace, et plus spécifiquement à un extérieur, ici, il ne s’agit pas de joute maritime, mais plutôt d’un combat contre le langage. Contre, que l’on peut bien évidemment comprendre dans toute sa polysémie, c’est-à-dire comme une opposition et une proximité. Loin du carcan médical qui enferme les corps dans une norme qui n’est pas la leur et qui réduit les individu.e.s à des examens quantifiables et univoques, l’exposition « En-dehors » invite à regarder un hors-champ, où s’entremêlent expériences intimes et politiques. J’aimerais poursuivre un instant sur le langage. C’est pour ma part la première fois que j’aperçois certains concepts dans un texte d’exposition. En effet, les recherches de Lucie Camous et No Anger, fondateurices du collectif Ostensible, reposent sur les crip studies, de l’anglais cripple, « boiteux.se », « estropié.e » ou « infirme ». Les crip studies se réapproprient un mot invalidant à l’intersection entre les disabilities studies et les queer studies. Dans son livre De chair et de fer  – Vivre et lutter dans une société validiste, la philosophe Charlotte Puiseux définit ainsi le mouvement Crip. Le mouvement Crip interroge le handicap à la lumière de concepts queers tels que ceux d’idéal régulateur, de retournement du stigmate, de performativité ou de désidentification. Il propose de nouvelles définitions du handicap et invite à le faire surgir dans la sphère queer où les normes dominantes sont désessentialisées. À travers leurs vidéos, leurs installations ou encore leurs performances, les artistes invité.e.s dans cette exposition témoignent ainsi d’un monde validiste et renversent ces représentations essentialisantes et surplombantes. Je filerais bien ici ma métaphore sur les joutes qui ont lieu à Sète en disant qu’iels les font tomber à l’eau, mais je ne suis pas trop sûre de ça.

 

Camille Bardin

Ça va ! [elle rit]

 

Luce Giorgi

En tout cas, iels participent à un élan émancipateur, à rendre visible ce qui a été mis à la marge. Pour reprendre les mots du réalisateur Rémi Gendarme-Cerquetti dans l’introduction de son documentaire « Fils de Garches » présenté par ailleurs dans l’exposition : « Pour une fois, nos images sur nous-mêmes, nos souvenirs par nos voix. » Après ce travail de définition, je vous laisse la parole.

 

Camille Bardin

Et avant de vous laisser définitivement la parole, traditionnel disclaimer dans PQSD, c’est important pour nous de vous expliquer à chaque fois dans quel cadre on visite les expositions. En l’occurrence là, il y a des choses à dire, parce que ça fait plusieurs mois en fait qu’on parle au sein de Jeunes Critiques d’Art de consacrer un épisode de Pourvu Qu’iels Soient Douxces à cette exposition dont on avait par ailleurs entendu parler. Sauf qu’en début d’été… au début de l’été, Lucie Camous a contacté certains et certaines membres de JCA pour nous proposer un partenariat dans le cadre de cette exposition, que ce soit le Crac qui produise en fait et qui paye un épisode de PQSD. Partenariat qu’on a refusé donc parce qu’on avait l’envie de toute manière de contribuer à la diffusion de cette exposition. Néanmoins, si c’est Projets média qui nous rémunère sur cet épisode, il faut sachez que… On a quand même… nos billets de train ont été payés. [elle rit] Je me dis, celleux qui n’ont pas la ref vont vraiment me mépriser à tout jamais. [elle rit] Nos billets de train ont été payés par le Crac. On a une nuit d’hôtel qui a été payée par le Crac. Là, comme vous avez pu l’entendre en entendant les mouettes, on enregistre dans le Crac, juste à côté du Canal Royal, où se jouent les joutes, justement. Et on a également des per diem qui nous sont proposés sur la durée du séjour, à savoir deux jours. Et on a fait l’exposition complètement seules, néanmoins on a eu un temps d’échange à la fin avec Lucie Camous. Let’s go ? Qui veut commencer ? Allez Flora, on t’écoute.

 

Flora Fettah

Merci Camille. Pour ma part, je vais commencer par dire qu’en fait, je suis extrêmement impressionnée par cette exposition. D’abord par son ampleur, c’est-à-dire qu’on a donc une exposition qui rassemble huit artistes, un guide de visite très fourni, un podcast avec chacun et chacune des artistes, une programmation de performances, de discussions, des ateliers de danse avec le collectif Modèle Vivant.e, des projections, des ateliers fanzines, une affiche produite spécialement pour l’exposition, une salle de ressources qui est hyper généreuse, c’est-à-dire qu’on est reparties les bras chargés de fanzines produits par les collectifs Les Dévalideuses et Les Handi·es Tordu·es. Il y a également une traduction de Crip Technoscience Manifesto de Aimi Hamraie et Kelly Fritsch, traduit par Gabriel Stera pour l’occasion, et enfin une salle de projection. Donc moi, j’avoue quand je suis arrivée, j’étais là « Ah ça va, c’est pas immense, ça va être… on va y passer une heure. » [elles rient] Alors pas du tout. On y a quand même passé un certain nombre de temps, c’était généreux, c’est des pratiques qui absorbent. Donc, il y a cette… cette véritable ampleur où on mesure le travail engagé par lae curateurices, les artistes elleux-mêmes et les trois collectifs qui ont été agrégés dans la préparation de cette exposition. Par ailleurs, il ne s’agit pas seulement de quantité de formats proposés, mais également de la précision de la pensée qui est déployée. On sent que Lucie Camous a pensé à tout, moi, je suis vraiment ressortie en me disant « Waouh, iel a pensé à tout. » Donc il y a des formations qui ont été proposées aux médiateurices du centre d’art, la question de la traduction de proposer et des contenus en langue française existant et de contribuer par la traduction à la diffusion, à la visibilisation d’un champ de recherche assez peu diffusé, assez peu connu en France et dans le cadre universitaire et dans le champ de l’art contemporain. Pour moi, ça, c’est des choses qui sont… En fait, c’est presque du fignolage, tellement c’est… Je suis vraiment ressortie en me disant « Wow, je…

 

Camille Bardin

Quel boulot.

 

Flora Fettah

Quel boulot, ouais. Quel boulot, vraiment. » Voilà puis je pourrais continuer encore un moment, mais je vais vraiment passer pour une grosse fan girl, donc je vous laisse la parole.

 

Camille Bardin

Tu as le droit hein ! On peut être fan. Meryam, tu veux y aller ?

 

Meryam Benbachir

Ouais, le travail de précision, il est juste impressionnant, je suis assez d’accord. Et en fait, on entre dans un espace d’art, mais aussi un espace de ressources, consultables et emportables, et dans un espace de lutte. Et ça, j’ai trouvé que la jointure entre ces trois enjeux était hyper bien pensée et très fluide, en fait. Hum. Et par ailleurs, moi, ce qui m’a marquée dans l’exposition en termes de production plastique, c’est la question du générique. En fait, on oscille constamment entre des images et symboles génériques et intimes. Je pense notamment à la série de Laurie Charles « Waiting Room ». Donc, c’est une série de 14 aquarelles qui reprennent des motifs de salles d’attente médicales, où elle vient en fait redomestiquer ces espaces-là. Et donc cette pièce est en dialogue notamment avec le travail de Benoît Piéron, qui a fait des fauteuils avec des draps… des patchworks de draps réformés d’hôpitaux. Donc toute cette question du motif et de la matière qu’on connaît et qui est très générique et qui a pas de particularité… enfin à laquelle on n’attache pas d’affect plus que quelque chose d’aseptisé, de neutre et de la maladie, là, viennent intervenir dans des endroits de vie et dans des endroits de l’intime. Parce qu’en fait, c’est des personnes qui côtoient le milieu médical depuis un très long moment et qui, du coup, ça fait partie de leur intimité quoi. Et donc j’ai trouvé cette oscillation entre les deux assez marquante et surtout, j’ai trouvé que ça résonnait beaucoup avec l’avant-dernière salle, qui est donc une installation de Kamil Guénatri, qui recrée en fait sa salle de bain. Et donc c’est une pièce qui a été activée lors du vernissage avec une performance. Et donc, on entre dans un espace très blanc, très grand, parce que le Crac a quand même 7 mètres de hauteur sous plafond.

 

Camille Bardin

Ouais, c’est impressionnant. 

 

Meryam Benbachir

Et donc, on est vraiment projeté.e dans un white cube et dans la violence que ça peut représenter. Et cette violence-là, du coup, s’entremêle avec la violence de l’aseptisation du milieu médical aussi, que ce soit dans le traitement des personnes en tant que personnes et aussi dans les espaces et l’architecture. Et en fait, j’ai trouvé ce parallèle très marquant et très bien géré. Et je pense aussi qu’il fait énormément de sens avec les crip studies et… voilà. 

 

Camille Bardin

Hum. Moi, ce que j’ai trouvé hyper intéressant, c’est la manière dont les artistes et Lucie Camous, lae curateurice, réussissaient à nous déplacer. D’abord, tout de suite, elle nous sort du simple statut de regardeureuse. Dès l’entrée, on est mobilisé.e par cette paire de fesses en bronze qu’on est invité.e à toucher. Et le bronze étant chaud — donc d’ailleurs à la même température que le corps de l’artiste Lou Chavepayre, on est tout de suite en contact avec l’autre. Et on comprend qu’ici, il ne sera pas seulement question de regard. Cette œuvre, l’artiste l’a intitulée « Absence de cul », en précisant que personne ne le voit, son cul. Et cette pièce est super, qui plus est à cet endroit-là, parce qu’au-delà du fait qu’elle soit mobilisatrice, elle ajoute une certaine légèreté, presque une dimension comique à l’exposition. L’artiste cite d’ailleurs le « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte. Et je trouve ça formidable à cet endroit-là parce que ça vient tout de suite déstabiliser les discours misérabilistes, paternalistes, enfermants qu’on projette sur les handicaps. Et puis cela évoque le désir, le désir d’une personne handi mais surtout d’une femme qui souhaite être désirée en tant que telle. Lou Chavepayre dit, je la cite, « Personne ne voit mon cul, je ne peux pas être un sujet de désir, je veux être désirée. Peut-on être désiré sans cul ? » Et c’est super puissant d’accueillir les publics avec ça, de tout de suite nous dire, de ravaler notre pitié ou nos bons sentiments et qu’ici vont se déployer des corps désirants, désirés et agissants. Après… Après cela, on tombe immédiatement sur une vidéo de la même artiste, donc toujours Lou Chavepayre. Et ça d’ailleurs, je… c’est un point qu’il faut souligner, c’est une exposition collective, certes, mais on retrouve tout au long de l’exposition des œuvres de mêmes artistes, ce qui leur laisse la possibilité de se déployer dans l’espace et contre cet effet un peu d’échantillonnage qu’on déplore souvent dans PQSD. Et donc cette vidéo, je l’ai trouvée particulièrement intéressante parce que c’est l’artiste Lou Chavepayre qui, depuis son point de vue, filme des personnes dans la rue et très vite, on se rend compte qu’il et elle la fixent. Leur regard balaye le paysage, iels la remarquent et là, on les voit bloquer sur son corps, on voit les petits coups d’œil qu’iels lui lancent en essayant d’être discrets et discrètes sauf que, spoiler, on est absolument cramé.e.s quand on fait ça. Et c’est hyper intelligent d’avoir mis cette vidéo dès l’entrée parce que vraiment en tant que valide, pour ma part, on se sent un peu minable, un peu ridicule si on l’a déjà fait. Et puis surtout, il y a un malaise qui s’installe en nous parce que ces personnes filmées, on a la sensation que c’est nous qu’elles regardent finalement. Et là se joue une inversion formidable, c’est qu’on sait la violence que cela peut être de montrer des corps mis en minorité dans une salle d’exposition. On pense évidemment au freak show, à la violence de l’exhibition des corps jugés monstrueux. Exhibition/Exposition, je crois qu’on comprend assez bien le glissement. Or là, nous sommes toutes et tous autant mis et mises à nu, ou en tout cas, nos corps sont tous mobilisés et nous ne sommes pas passifs et passives à simplement venir scruter les œuvres et faire un exercice d’esprit. La corporalité, elle est essentielle dans cette exposition. J’ai passé les deux heures de visite à m’asseoir sur les assises de Benoît Piéron. J’étais accroupie, je me penchais, je me tordais. Bref, j’étais pas passive et on m’a obligée, en fait, à être concernée. Meryam, tu levais la main ?

 

Meryam Benbachir

Oui, je voulais revenir sur deux notions que tu as évoquées et que j’ai trouvées hyper importantes, c’est celle du désir. Parce qu’il y a aussi cette magnifique vidéo de No Anger et Beth B qui s’appelle « Glowing No » et qui est une sorte de poème d’amour écrit à une personne qui n’est plus là et où en fait l’absence de cette personne est traitée comme juste l’absence aussi de…

 

Camille Bardin

… de contact.

 

Meryam Benbachir

… de contact et voilà, j’ai trouvé ça hyper… hyper fort aussi de simplement parler de désir et de ne pas parler nécessairement de conditions et de redonner en fait, de revisibiliser juste le désir et la sexualité des personnes en situation de handicap.

 

Flora Fettah

Et peut-être juste rebondir sur le désir comme ça tu continues après.

 

Meryam Benbachir

Ouais vas-y. 

 

Flora Fettah

Mais oui, je pense qu’en fait, c’est… En vous écoutant parler et par rapport à ce que j’ai pu moi voir aussi, en fait, c’est vraiment pour moi une sorte de sous-thème en filigrane qui traverse l’exposition. [elles approuvent] Et je trouve encore une fois que curatorialement c’est hyper smart en fait. Parce que évidemment que le risque de ce type d’exposition, c’est la thématisation des identités. Et là, finalement, tu ressors de cette exposition et on a parlé de désir individuel. Tu as parlé de cette vidéo de No Anger and Beth B, mais c’est également le sujet de films. Dans la salle ciné, il y a toute une rétrospective de Rémi Gendarme-Cerquetti, dont tu parlais, Luce, en introduction, et qui a une vidéo qui s’appelle « Le Désir » d’ailleurs qui est présente. Et c’est vraiment quelque chose qui est présent en filigrane et je trouve aussi même dans les formes plastiques qui sont proposées et qui suscitent une forme de désir. Je me rappelle que quand on était proches de l’œuvre de Lou Chavepayre où on doit s’asseoir, enfin, on doit se baisser pour écouter, bah t’as vraiment le nez dans un cul quoi. [elles rient]

 

Camille Bardin

Ouais complètement !

 

Meryam Benbachir

C’est vrai qu’il y a cette sensualité en fait. Il y a des œuvres qu’on touche entre les trois mains qui sont de Mélanie Joseph, qui s’appelle « Pi », où il y a écrit « Toi, touche-moi » au-dessus. On a aussi le bain en fait de Kamil Guénatri, donc qui… c’est… qui a fait sa toilette avec son auxiliaire de vie, en tant que performance au vernissage de l’exposition. Et l’autre chose sur laquelle je voulais revenir, c’est donc la vidéo dont tu parlais à l’entrée qui vient nous mettre dans une position de regardé.e et de dévisagé.e.

 

Camille Bardin

Ouais. 

 

Meryam Benbachir

Et en fait, ça m’a fait penser aux « Incubateurs de révolte » de Josèfa Ntjam.

 

Camille Bardin

De ouf !

 

Meryam Benbachir

C’est mettre en situation d’inconfort pour amener ensuite, plus tard avec cette sorte de ressources, à une conscientisation et une implication dans une lutte.

 

Camille Bardin

C’était des incubateurs qui étaient présentés à la Fondation Pernod Ricard et on avait consacré un épisode de PQSD là-dessus. Luce ?

 

Luce Giorgi

Je suis d’accord avec pratiquement tout ce que vous avez dit, c’est trop chouette. [elles rient]

 

Flora Fettah

Encore beaucoup de débats dans ce PQSD. [elles rient]

 

Luce Giorgi

Pratiquement. [elles rient] Non, c’était juste par rapport à cette vidéo justement sur la question du regard. Tu disais tout à l’heure Camille qu’il y avait évidemment quelque chose de très corporel. Pour moi le regard, il est essentiellement corporel et il peut aussi avoir des textures, il peut aussi avoir des odeurs. Il y a quelque chose qui est pour moi plurisensoriel dans le regard, qui est lié aussi beaucoup aux souvenirs, donc quelque chose de forcément très intime. Pour le cas de cette vidéo où on regarde des regardeurs et des regardeuses qui sont finalement des voyeurs et des voyeuses, je ne sais pas si j’ai réussi à m’identifier à ces personnes-là. Au contraire, je les ai perçues à travers le regard de l’artiste. Et donc, pour moi, il y a une distance qui s’est créée avec justement comme une vitre. Alors, je ne sais pas pourquoi j’ai cette image-là qui vient, cette image de la vitrine, c’est-à-dire d’être en vitrine, mais finalement, la vitrine a ce paradoxe — alors en plus, bon là, on est dans un espace qui est vitré donc c’est… [elle rit] encore plus… Mais il y a ce paradoxe où à la fois les autres nous regardent et en même temps, on peut les regarder. Et là j’avais la sensation à travers ce dispositif de la vidéo qu’en réalité qui était dans la vitrine c’étaient ces personnes-là. Et donc pour moi l’inversion, elle est encore plus forte que juste « Ah, on est mal à l’aise parce que c’est vrai qu’on le fait aussi », mais elle est vraiment « Ah ! Regardez-les ! » en fait. Et pour moi enfin voilà ça allait quelque chose même de… Voilà pour moi, c’est ça aussi le regard émancipateur de cette exposition. Il se trouve aussi à ces endroits-là qui peuvent être parfois un peu subtils où on peut passer à côté. De la même manière, et je rebondis dans l’installation de No Anger « L’avenir indocile », il y a aussi d’autres éléments qui sont mis en vitrine, qui sont exposés. Alors, on se retrouve face à une installation qui est recouverte du dossier médical de l’artiste. Donc, ce qui recouvre, comment dire, ces armoires vitrées, ce sont le dossier médical, comme une sorte de papier peint. Et pourtant, à l’intérieur, ce n’est pas nécessairement ça qu’on trouve. Ce qui se trouve à l’intérieur, c’est des objets qui sont chers à l’artiste, des objets qui font référence à l’enfance, à l’adolescence. On retrouve des topos pour les fans de rock, des disques de Patti Smith, des petits Pokémon et des doudous par-ci par-là. Finalement des choses qui peuvent être appropriées aussi dès lors qu’on a un vécu d’enfant en général. Et je pense que… Moi, j’ai été particulièrement touchée par cette… cette installation. Hum. Voilà. C’est quelque chose, pour toutes les personnes qui ont eu la malchance de fréquenter des hôpitaux où le soin n’est pas toujours la priorité, c’est-à-dire ne pas forcément soigner seulement des corps, mais avec cette ambiguïté de vouloir les redresser. Allez chercher vos dossiers médicaux, c’est possible de les demander et servez-vous-en pour faire justement des matériaux et non pas pour faire un morcellement d’identité. Je pense que c’est hyper important de se rendre compte que c’est pas ces mots-là qui nous définissent, mais c’est vraiment quelque chose qui est justement dans l’intime et qui… peut se donner à voir autrement.

 

Camille Bardin

Ce que disait d’ailleurs No Anger en disant qu’en lisant son dossier médical, iel ne réussissait même pas à s’identifier, à se retrouver, à découvrir son corps quoi. Flora ?

 

Flora Fettah

Oui, je pense que finalement, c’est une expo qui soigne, mais pas dans le sens curatif et de redressement des corps moins normés, on va dire, mais qui en tout cas moi en tant que visiteuse m’a fait beaucoup de bien dans les… Évidemment, dans la qualité des pièces proposées, dans la générosité de ce que j’ai déjà mentionné, mais aussi dans la façon dont mon corps était accueilli. C’est-à-dire qu’on arrive dans un bâtiment hyper massif, on est dans l’ultimate white cube, 7 mètres de plafond, c’est blanc, c’est du béton, waouh ! Franchement, moi, j’ai un peu peur, et je pense que j’en parle à chaque fois que je suis dans PQSD, mais moi, j’avoue, mon enjeu à chaque fois que je vais dans une expo, c’est de savoir combien de temps, je vais pouvoir rester sans avoir mal au dos. Donc [elle rit] c’est… notamment quand il y a de la vidéo, notamment quand c’est des expositions exigeantes avec des œuvres qui nécessitent qu’on leur accorde du temps, de l’attention, et là clairement la question du corps, elle est prise en compte. À la fois dans les œuvres qui sont proposées, c’est-à-dire qu’on a les œuvres de Benoît Piéron, qui sont des chaises, donc qui nous permettent de nous asseoir justement face à l’œuvre de No Anger dont tu parlais, Luce, à l’instant. Alors c’est vrai que c’était assez drôle, je reviens un peu en arrière, c’est parce que la première salle, finalement, elle est exigeante pour le corps. Les œuvres de Lou Chavepayre, elles te tordent un peu partout, donc t’es là, tu te baisses, tu touches un cul, t’es faces à ses… 

 

Luce Giorgi

À pieds tordus.

 

Flora Fettah

… à ses pieds tordus. Donc ton corps s’adapte aussi à ça. T’es face, par ailleurs, à ses photographies grand format. Moi, j’ai trop apprécié le fait qu’on fasse la même taille et que ça soit accroché par le bas parce que du coup il y avait… J’avais vraiment l’impression que je rencontrais l’œuvre comme je rencontrais une personne. Ça, c’était ouf. Et en fait, cette question du corps, elle est présente dans l’engagement qu’on nous demande, mais aussi dans le soin qu’on y apporte. C’est-à-dire que la salle de ciné, c’était trop bien, moi, j’ai vraiment pu passer genre 20 minutes, bien installée, à regarder les vidéos. C’est pensé également pour la lecture. Donc la question de son accueil ou de son non-accueil est pensée, dans les deux cas. Et ça franchement, c’est hyper fort parce que comme on est dans des sociétés valides où les corps n’existent plus, qu’on est des espèces d’esprits flottants qui n’ont absolument aucun besoin, aucune… Enfin voilà, c’est quelque chose qui n’existe jamais. Et là moi ça m’a fait trop du bien quoi.

 

Camille Bardin

Ouais. Je suis contente que tu parles de ce face à face avec l’œuvre de Lou Chavepayre, donc ses grandes vidéos… Heu ses grandes photographies pardon, parce qu’il y a vraiment un truc. Je ne sais pas si vous avez ressenti ça. C’est qu’il n’y a pas de cartel à proprement parler dans l’exposition, néanmoins chaque visiteur et visiteuse a accès à un guide de visite qu’on lui donne dès l’entrée. Et là, il y a un truc qui est hyper bien pensé, j’ai trouvé, c’est que comme Lucie Camous a fait des entretiens avec chacun et chacune des artistes, en fait, iel a extrait les moments où les artistes parlaient de leurs œuvres à la première personne et de manière orale pour faire du coup ces petits cartels. Donc en fait, face à chaque œuvre, on a la possibilité de lire ce que dit l’artiste de son boulot. Et donc de manière orale et à la première personne encore une fois, ce qui fait que quand tu parlais de rencontres, moi, j’ai vraiment eu la sensation, alors que je ne connais pas les artistes, hormis Benoît Piéron que j’ai déjà croisé, je connais aucun.e artiste présent.e dans cette exposition, personnellement en tout cas. Et en fait, j’en suis ressortie en ayant la sensation qu’iels étaient toutes et tous avec moi, qu’iels m’ont… Enfin, il y a vraiment un truc, une espèce de présence assez… vraiment hyper cool, j’ai trouvé à cet endroit-là.

 

Flora Fettah

Moi, je te rejoins complètement, Camille, et ce que tu dis, pour moi, ça renvoie à deux choses qui sont… mais qui ont déjà été abordées, en fait, brièvement. Il y a déjà la volonté d’être dans une réelle dimension collective qui transparaît avec cette démultiplication des voix, donc pas de discours monolithique, porté seulement par lae curateurices. Donc avec cette volonté de démultiplication des voix et de ne pas être lae seul.e.s porteureuses d’un discours monolithique, évidemment via les œuvres, via le déploiement en fait de la diversité des pratiques artistiques dans l’espace, c’est-à-dire qu’on a beaucoup parlé de Lou Chavepayre. Mais par exemple si on prend Kamil Guénatri, Meryam, tu mentionnais cette grande installation qui archive la performance faite au vernissage, mais il y a aussi dans la première salle des tirages qui restituent ses performances dans l’espace public souvent menées par l’artiste. Benoît Piéron également. Vraiment, à chaque fois, il y a une forme de déclinaison, en fait, de la pratique où on peut en saisir l’ampleur. Et je trouve que l’exemple un peu clé là-dessus, c’est Laurie Charles, dont l’une d’entre vous a déjà parlé, où on commence avec des tout petits formats. Au début, avec ses « Waiting room » qui sont à la fois inquiétants et familiers. Et on termine avec une fresque en dos bleus immense dans la dernière salle — dans laquelle on était rentrée en premier d’ailleurs. Et ça, je trouve ça assez incroyable. Et par ailleurs, il y a une grande place qui est faite à plein de collectifs dont on a déjà parlé.

 

Camille Bardin

Luce ? 

 

Luce Giorgi

Oui, alors je veux pas finir sur une note négative, mais je voulais quand même évoquer le passage qui a été un peu rude pour moi en tant que visiteuse entre deux salles d’exposition qui étaient consacrées à la vidéo, c’est-à-dire une première salle où on voit des vidéos de No Anger et puis des vidéos de Mélanie Joseph, qui elles sont plus spécifiquement tournées sur la langue des signes, qui sont des vidéos qui ne sont pas traduites en langue française écrite, et qui le sont par ailleurs, parfois, lors de « lectures performées ». Et évidemment, cet espace incroyable de rétrospective du réalisateur et documentariste Rémi Gendarme-Cerquetti, qui est aussi un « trésor », au niveau de la recherche et puis au niveau de de l’engagement que ça signifie de montrer l’ensemble… enfin une grande partie de ses films dans un espace d’exposition. Malgré tout, de passer de ces deux black box à cet espace très médicalisé, très white cube, dont tu parlais tout à l’heure, Meryam, avec cette installation de Kamil Guénatri. Pour moi, ça a été un peu difficile de re-rentrer de nouveau dans un espace avec des formes telles… telles qu’elles étaient présentées. Je pense que c’est juste une… Voilà, c’était juste ça.

 

Flora Fettah

Oui tout à fait. 

 

Camille Bardin

Oui. Je te rejoins complètement, c’est pareil, c’est un peu le truc. J’aurais peut-être monté l’exposition dans l’autre sens. J’ai trouvé l’avant-dernière salle effectivement un peu violente, notamment parce qu’elle évoquait la question du corps malade sous l’emprise de la médecine, du corps médical qui enferme, etc. Bien que, comme on le disait, les salles ne soient pas thématisées à proprement parler. Et en parlant de corps, je crois que pour le coup celui de Kamil Guénatri m’a manqué en fait. Parce que dans cette salle, on voit comme tu disais Meryam, si… En fait… Elles font toutes des grimaces, c’est pour ça que je dis « si ». [elles rient] Et si si en fait, il y a un truc où du coup c’est donc… Il y a cette table en fait qui est la table sur laquelle il se douche du coup. Et en fait, du coup, cette table est une installation qui était donc activée pendant le vernissage, comme tu le disais, Meryam, en début de cet épisode. Et là, en fait, nous, quand on n’a pas accès à cette performance-là, on a juste la table avec des trous, etc. Et moi, je trouve que dans mon imaginaire, ça a évoqué des trucs beaucoup plus violents. Hum. Et donc, là où j’avais vu des corps se réempouvoirer, enfin, tu vois, tout un truc. Là, j’étais juste face à… cette espèce de table de dissection, tu vois. Enfin moi, c’est ça qui m’a choquée, là où en fait ce n’est pas du tout en fait ce qui est dit par l’artiste. À l’inverse, c’est tout un truc de quotidienneté de voilà…

 

Meryam Benbachir

Et ce qui pour moi en dit beaucoup aussi du coup sur l’état de la médecine et le traitement des corps par la médecine. Encore aujourd’hui la médecine occidentale est médicale en fait et institutionnalisée. 

 

Camille Bardin

Complètement. Qui vient tordre le corps pour que ça convienne plus à la médecine qu’à la personne concernée.

 

Meryam Benbachir

C’est ça, et du coup, je pense que ça en dit beaucoup sur nos lectures de ça et sur les biais cognitifs qu’on peut avoir, sur l’utilisation qui a été faite de la médecine occidentale dans l’histoire évidemment, mais du coup, comme nous disait Lucie, c’est la douche qu’il a chez lui en fait.

 

Camille Bardin

Complètement.

 

Meryam Benbachir

Donc c’est aussi de l’ordre du domestique et du quotidien et de l’intime.

 

Camille Bardin

Mais je pense qu’on ne peut pas oublier en fait justement et du coup, c’est intéressant parce qu’en fait ça montre en fait… Tu ne peux pas mettre de côté tout l’imaginaire collectif et toutes les images qui ont été martelées et tu vois et Kamil Guénatri le sait lui-même parce qu’il joue avec ça dans son travail. Je vois notamment cette photographie qui est à l’entrée dans le… En fait, il a fait toute une performance — d’ailleurs, c’est un de mes coups de cœur dans l’exposition Kamil Guénatri clairement, j’ai trouvé son travail enfin vraiment incroyable, et donc il y a des photos où on voit son cœur… son corps nu et il tient en fait une espèce de jambon quoi, un truc énorme, enfin une grosse pièce de viande et en fait sur son bras, il a tatoué 36-37 qui est le numéro du Téléthon et on sait à quel point il y a justement le discours du Téléthon qui est très misérabiliste, etc. infantilisant, etc. Et donc qu’il dénonce en ayant tatoué ce numéro sur son bras. On sait évidemment tu vois dans l’imaginaire collectif ce que ça évoque ce tatouage, tu vois de chiffres sur un bras et donc en fait, on peut pas non plus quand on fait une exposition se débarrasser complètement de tout cet imaginaire-là. Néanmoins, ce qui est intéressant dans cette expo, c’est qu’elle vient aussi le confronter et nous dire genre pourquoi en fait ça te semble violent de voir un corps, tu vois…

 

Flora Fettah

… tatoué comme un jambon.

 

Camille Bardin

Exactement. Donc voilà, mais encore une fois, je sais pas si quelqu’un ou quelqu’une veut conclure ou si on dit simplement bravo bravo. Meryam, je te laisse.

 

Meryam Benbachir

Ouais, bravo bravo, mais j’avais un petit truc à dire. [elles rient] Mais évidemment, bravo ! Oui, moi, je voulais revenir sur les vidéos de Mélanie Joseph, donc la série de 6 vidéos, encore une fois une série.

 

Camille Bardin

Ouais.

 

Meryam Benbachir

Donc la série de 6 vidéos, donc « Voir ou apercevoir », où on voit des personnes qui signent, donc qui sont en train de juste avoir des conversations en LSF, langue des signes française, et ce n’est pas sous-titré. Et moi, j’ai adoré ça. Et ça m’a fait penser à une autre exposition qu’il y avait eu au Crac en 2020, l’exposition de Qalqalah, qui est un collectif de recherche sur la question du langage entre le français, l’anglais et l’arabe, et qui avait fait une exposition avec des installations au Crac de Sète. Et il y avait notamment des pièces avec du texte écrit en arabe, et ce texte n’était pas traduit. Et je me rappelle de visiteurices qui se plaignaient de ça, et j’avoue que j’étais un peu contente. J’étais un peu frustrée parce que j’aimerais comprendre, mais en même temps, ce renversement en fait de cette violence-là, je l’ai trouvé très juste et très mérité. Voilà, c’est sur ça que je voulais conclure, sur cette question de l’adresse aussi en fait, parce que ça s’adresse à tout le monde et à la fois ça reste situé et il y a toujours cet engagement qui est très présent en fait.

 

Camille Bardin

Maintenant que la critique de l’exposition a été esquissée, je vous propose qu’on se taise les filles et qu’on laisse parler Lucie Camous, lae commissaire de l’exposition. Meryam peut-être que tu nous l’introduis avant ?

 

Meryam Benbachir

C’est parti ! Alors tout d’abord, je voulais commencer par poser une petite question à laquelle je vais répondre parce que je suis très prétentieuse. [elles rient] Les savoirs situés, c’est quoi ? Donc, comme évoqué notamment par Frantz Fanon, Audre Lorde ou évidemment Donna Haraway, les savoirs situés s’opposent à l’objectivité dans la science, le fait de partir du principe que l’on peut tout voir de nulle part. Donc, les savoirs situés impliquent d’interroger la position des sujets producteurices de connaissances. On parle alors de se situer, de dire d’où je parle et donc, par extension, de privilégier des paroles concernées par un sujet pour l’évoquer. Dans un souci de respecter ces dynamiques qui nous sont chères et de respecter les sujets abordés par l’exposition, et comme nous ne sommes pas nécessairement les plus concernées pour parler de ces sujets, nous avons décidé pour ce PQSD de proposer à Lucie Camous d’intervenir et de répondre à quelques questions. Donc bonjour Lucie.

 

Lucie Camous

Salut.

 

Meryam Benbachir

Petite biographie rapide avant de commencer. Donc Lucie, En 2019, tu cofondes avec Hélène Fromen et Linda DeMorrir Modèle vivant.e, un collectif transféministe de dessin et de représentation des corps dissidents. En 2022, avec No Anger, tu crées le collectif Ostensible, structure de recherche création active dans le champ des crip et disabilities studies et de l’art contemporain. Tu es aussi membre de C-E-A, Association Française des Commissaires d’Exposition, et du REHF, Réseau d’Études Handicap Féministes. Voilà, je laisse Flora commencer.

 

Flora Fettah

Bonjour Lucie, merci beaucoup d’être avec nous. Finalement, les théories queer et féministes, elles vous ont permis d’amorcer vos réflexions à toi et No Anger sur l’antivalidisme et vos expériences handicapées. Est-ce que tu peux, pour commencer, revenir sur la manière dont vous vous saisissez des crip studies, ou études crip en français, avec Ostensible et comment vous les appliquez au champ de l’art ?

 

Lucie Camous

Ouais, et je pense que pour commencer, c’est toujours bien de rappeler que les crip studies, et parler depuis les crip studies et avec les crip studies, c’est réfléchir de façon intersectionnelle. Et donc c’est forcément parler d’anticapitalisme, de productivisme, de temporalité, d’antiracisme. Surtout à l’aune de l’actualité à l’échelle du monde en ce moment, je pense que c’est important de le rappeler que ça engage aussi ces réflexions-là. Et au sein des crip studies, je suis très influencée par Alison Kafer et notamment par son ouvrage Feminist, Queer, Crip où elle imagine, pour une fois [léger rire], des futurs désirables pour les personnes handies, et elle théorise ce qu’elle appelle « le modèle politique et relationnel du handicap ». Et c’est vraiment depuis cet endroit-là, avec Ostensible, qu’on se positionne, depuis cet endroit-là qu’on cherche. Donc ce modèle politique et relationnel, il repose sur le modèle social du handicap, et donc il réfléchit le handicap et son exclusion systémique, et ses modèles sociaux. Et Alison Kafer, elle rejette pas l’intervention médicale, mais elle lui donne pas une… elle lui confère pas une place supérieure, en tout cas. Et pour ce qui est de l’application des crip studies dans l’art contemporain, en plus de ce que j’ai déjà cité qui pourrait être déjà des lignes éthiques à respecter sur des manières de faire, je pense que c’est d’abord saisir le handicap d’un point de vue sociopolitique. Pour l’instant, c’est quand même… quand on parle de handicap dans des institutions culturelles, on a trop tendance à le faire… uniquement pour accueillir des personnes — quand on le fait — en tout cas, on le fait pour accueillir des personnes dans des espaces, sans tellement se poser la question de pourquoi ces espaces sont inaccessibles ? Qu’est-ce que ça signifie pour ces personnes que de se rendre dans des espaces semi-accessibles ? J’ai l’impression que c’est aussi considérer la présence d’artistes handi.e.s comme primordiale. À la fois pour aborder des questions liées au corps dévalidé, au validisme, mais aussi en fait pour parler de n’importe quel autre sujet. Et donc plus uniquement comme public ou comme bénéficiaire d’un service de médiation spécialisé. Mais c’est aussi interroger des conditions de mise en exposition et considérer toujours les artistes, les travailleureuses de l’art avant les impératifs de production. Puis c’est se poser la question de l’esthétique d’une scénographie en fonction des corps et des spectateurices qui la traversent, qui la vivent. C’est pouvoir s’asseoir. C’est systématiser la présence de FALC, de sous-titres, de visites en LSF, pas que pour parler des sujets liés au handicap. C’est intégrer les équipes de médiation très tôt dans le projet aussi. C’est être pédagogue parfois aussi avec les équipes avec qui on travaille. Et puis, je pense que de manière générale, c’est surtout attraper l’accessibilité ou plutôt l’inaccessibilité comme un potentiel créatif plutôt que comme une contrainte pénible et administrative auquel on devrait absolument se plier. Puis… Par exemple, dans la traduction de CrashRoom de Cryptechnoscience Manifesto, l’accès est défini… est défini comme « collectif, chaotique, expérimental, frictionnel et génératif » et je pense que c’est une définition qui devrait apparaître un peu plus souvent quand on parle de mise en accessibilité ou plutôt de comment contourner l’inaccessibilité d’espaces, d’expositions, d’œuvres. Puis, c’est savoir distinguer ce qui est grave de ce qui est chiant. Et je l’ai beaucoup répété pendant l’accrochage de l’exposition. C’est aussi, tu vois, sans se laisser emporter par de fausses urgences, réfléchir à nos temporalités. Je pense que c’était ça mon rôle comme intermède entre les artistes et l’institution. C’est réexpliquer les besoins de toustes, c’est intercéder et négocier, donc parfois bloquer, contourner les urgences qui n’en sont pas toujours, c’est trouver des solutions en essayant de faire peser le moins possible de poids excessif sur le dos des artistes via certaines urgences des institutions. Puis, en construisant l’exposition, j’ai souhaité attraper le sujet du handicap comme une praxis. On a souhaité pas le mettre… On l’a pas mis dans le texte de l’exposition, mais ça a été quand même ça qui nous a guidé.e.s. Parce que la praxis, c’est un terme qui est issu de la philosophie marxiste et c’est, donc je vous lis la définition pour éviter de… tout impaire.

 

Camille Bardin

Vas-y. 

 

Lucie Camous

« C’est l’ensemble de pratiques par lesquelles l’homme transforme la nature et le monde, ce qui l’engage dans la structure spatiale. La praxis sera organisée et développée en stratégie et en tactique révolutionnaire. » Donc c’est prendre l’expérience de corps dévalidé comme un médium, comme une façon de concevoir l’expérience du corps. Et c’est vraiment là où on se situe. Et puis, ce que j’aime bien avec crip, c’est que ça peut être pris comme un verbe d’action. On peut criper le commissariat d’exposition, on peut criper l’institution, on peut repenser ses normes.

 

Camille Bardin

Tu disais la base de vos recherches porte sur le fait de promouvoir une nouvelle approche du handicap, notamment en sortant celui-ci du prisme médical. Aussi l’art contemporain est un secteur où on observe une grande archipélisation des personnes qui travaillent en son sein. On projette par ailleurs souvent sur les personnes en situation de handicap un supposé isolement. À l’inverse, avec Ostensible, vous concevez l’adelphité comme une puissance politique. Comment est-ce que cela prend forme aussi dans les projets que vous portez ?

 

Lucie Camous

Les personnes handies le sont structurellement isolées, ghettoisées même dans des structures médicalisées, enfermantes, ou simplement tenues loin du monde ordinaire par une accumulation d’inaccessibilité. Puis, le handicap, et il est encore trop souvent considéré comme un problème individuel. Puis d’un autre côté, persiste encore l’idée de l’artiste comme génie solitaire en haut de sa tour. Donc faire collectivement, s’allier à d’autres, concevoir des projets qui permettent de générer des alliances, des rencontres, ça fait partie de notre manière de travailler avec Ostensible. Puis alors dernièrement, je lisais sur le compte Insta de Nathalie Sejean, elle revenait sur le mot de « scenius » qui a été créé par Brian Eno en opposition à genius, génie. Donc le « scenius », c’est la force créatrice par le groupe, c’est la porosité, c’est les influences par la proximité avec d’autres, c’est une sorte d’écosystème évolutif comme ça par le groupe. Et je trouvais ça assez juste aussi cette façon-là de travailler ensemble en même temps à des endroits différents et de s’auto-influencer et de tisser ce réseau-là aussi entre nous de réflexion, d’entraide, d’invitation des uns, des unes, des autres dans les endroits où on travaille. Et donc évidemment pour cette exposition, on a invité plusieurs collectifs qui eux-mêmes avaient l’opportunité d’inviter pour le projet d’autres personnes à collaborer. Puis, on a fait aussi très attention à pas substituer ma parole avec ce rôle-là de curateur qui peut être un peu surplombant à celles des artistes et donc de vraiment penser à comment est-ce qu’on démultiplie leur voix avec le podcast, avec le guide de visite, avec la possibilité de répondre elleux à des interviews et que ce soit pas toujours moi qui sois mis en avant pour le faire.

 

Flora Fettah

Oui, finalement, tu partages la position d’expert/experte, de sachant.e ou de prescripteurice, c’est pas toi qui en as le monopole, c’est quelque chose que tu partages avec les artistes, les collectifs et les personnes avec lesquelles iels travaillent.

 

Lucie Camous

Oui, c’est pour ça que l’exposition, elle est si juste d’ailleurs, c’est parce qu’elle a été co-pensée, co-écrite, co-construite et que c’est pas moi dans ma tour d’ivoire qui l’ai produite seul.e.

 

Luce Giorgi

C’est vrai qu’on a tendance à avoir une dichotomie très forte entre la théorie et la pratique, entre la mise en action et ce qu’on peut lire dans les livres. J’ai la sensation que l’exposition est un espèce de prolongement de justement ce travail de recherche que tu effectues avec No Anger dans Ostensible. Au départ, ma question, c’était est-ce que c’est une rupture ou est-ce que c’est une continuité ? Est-ce que tu peux nous en dire plus ? Je ne suis pas sûre qu’elle soit à formuler comme ça après avoir vu l’exposition.

 

Lucie Camous

[iel rit] Je suis à la fois curateur, artiste et chercheur. Donc j’ai choisi de ne pas choisir. Et puis de toute façon, entre ces trois endroits, la porosité, elle est extrême. Et puis c’est parce que c’est poreux que c’est intéressant. Donc, je fais de la recherche, mais comme je fais du commissariat d’exposition, c’est-à-dire de façon indépendante. Pour l’instant, je suis attaché.e à aucune université, aucun lieu, aucun laboratoire. Mais il s’agit vraiment de recherche-création. Et puis ça s’auto-alimente, c’est ça qui m’intéresse. Et c’est ma rencontre avec… Enfin, c’est ma rencontre via le réseau d’études handi-féministes avec Sarah Heussaf, qui est curatrice et doctorante à l’UQAM à Montréal, qui a vraiment ouvert cette approche de recherche-création dans mon travail. Puis c’est le parfait alliage, c’est combiner une rigueur… la rigueur d’une approche scientifique avec une théorie qui peut complètement s’écrire au « je ».

 

Luce Giorgi

Je rebondis sur ce que tu dis. Moi, je viens plutôt du monde de la philosophie. Et ce qui m’intéressait le plus dans la philosophie, c’était pas une métaphysique désincarnée, mais c’était la question d’une philosophie pragmatique, c’est-à-dire qui se pense à partir du vivant, à partir du réel. Comment dans toi tes études ou même dans ton parcours par la suite professionnel ça a pu s’inscrire ?

 

Lucie Camous

Je me suis heurté.e à cet aspect désincarné de la recherche. Pour mon mémoire de Master 1, j’ai travaillé sur la mise en exposition et la réception de l’art brut dans des espaces d’art contemporain. Et j’ai saisi, mais des années plus tard, ce que j’arrivais pas du tout à nommer. Je savais qu’il y avait quelque chose qui se jouait, qui était gênant. [iel rit] Mais je n’arrivais pas à nommer, je n’arrivais pas à trouver des indices, ni dans ma biblio, ni dans ce que les profs pouvaient m’apporter à ce moment-là. Et la position que l’université souhaitait me faire adopter, donc une position de chercheureuse sans corps, m’a complètement empêché.e de comprendre les implications personnelles, politiques et militantes qu’il y avait dans mon sujet en fait. J’étais incapable de me connecter vraiment à mon sujet. Et puis de la bibliographie sur l’art brut, il y en a peu, et quand il y en a, elle est d’ailleurs rarement politisée et réintroduite dans un maillage d’histoire militante anti-validiste ou anti-psychiatrique. C’était à ce moment-là compliqué. Mais quand j’ai commencé à penser politiquement mon handicap, c’est la rencontre avec No Anger, avec son travail de création, puis avec des théoriciennes et surtout avec des curatrices des crip studies, c’est là où ça a été un changement majeur dans mon approche. Mais c’est aussi parce que j’étais déjà entré.e en féminisme, en transféminisme, que j’ai pu quand même attraper ces connaissances-là, parce que j’avais déjà connaissance des constructions sociales et biologiques binaires. Je pense que c’est parce que j’étais d’abord entrée en féminisme, puis avec Modèle vivant.e, j’ai pu faire cette bascule vers le transféminisme, que j’étais… Enfin, que j’avais préparé un terreau de pensée pour accueillir les disabilities et les crip studies. C’est vraiment un cheminement et un apprentissage qui s’est fait sur ces sept dernières années en fait. Donc la recherche-création, c’est un endroit que je trouve là, le plus excitant à travailler. Et si c’est une approche qui reste encore marginale en France, c’est vrai, je pense qu’elle est en train de se développer. En tout cas, dans les… les artistes de l’exposition, il y a deux artistes qui développent un travail de recherche-création. Mélanie Joseph, avec les Beaux-Arts de Marseille et l’Université d’Aix. Elle travaille sur les représentations des personnes sourdes dans l’audiovisuel des années 50-70 et elle va soutenir sa thèse dans l’exposition…

 

Camille Bardin

Trop cool !

 

Lucie Camous

… Avec l’activation performée de sa pièce vidéo « Voir ou apercevoir ». Puis il y a aussi évidemment Laurie Charles avec l’ArBA-EsA de Bruxelles qui travaille sur la réécriture d’histoire des maladies et des corps malades par la narration subjective en fait. C’est ce qu’on appelle autopathographique, l’écriture de la maladie par celleux qui la vivent. Puis, elle fait des invitations pour une nouvelle littérature depuis cet endroit-là de parole.

 

Camille Bardin

Meryam ? 

 

Meryam Benbachir

Oui trop bien. Moi, je rebondis sur la représentation de l’art brut, qui fait un lien avec la question que je voulais te poser. Dans l’art contemporain, on observe souvent une thématisation des questions politiques et des luttes. Et ça s’accompagne souvent de dynamiques comme bah le tokenisme, l’essentialisation. Et le risque à terme, c’est que les institutions capitalisent sur les luttes, les pacifient. Donc quelle(s) méthodologie(s) vous adoptez pour éviter ces écueils ? Aussi comment faire dans le cadre de vos expositions pour que les publics sortent d’une perspective valide lorsqu’ils découvrent les boulots des artistes ? Comment mettre à mal le able gaze, le « regard valide » ?

 

Lucie Camous

On se repose la question à chaque nouveau projet, chaque nouvelle collaboration. En sachant que le crip ça reste un sabotage de la normalité, c’est un refus à une intégration, à une intégration néolibérale surtout, le crip c’est déjà un hack. Puis, cette question de la tokenisation, elle revient souvent, tout le temps. Puis, il y a aussi le fait qu’on parle d’une institution comme d’un bloc homogène, uniforme. J’aime aussi le voir comme la multitude d’individu.e.s qui la constituent, qui a un certain pouvoir de l’influencer et d’influencer ses manières de faire. Et plus les sujets qui entourent le handicap seront politisés et rendus incontournables, plus j’ai l’impression qu’il sera facile pour les personnes travaillant au sein des institutions de s’en emparer, par, je pense, toutes petites secousses pour faire trembler les façons de faire depuis l’intérieur et puis d’imposer des choix. Et alors bien sûr, j’ai aucune possibilité de confort, de naïveté… Le système néolibéral, il a évidemment la capacité de s’emparer de tout, mais je pense qu’on peut aussi utiliser le pouvoir de l’institution à notre avantage et que c’est un jeu de dupe. À manier avec précaution lors des éditions des contrats et avec exigence de carte blanche, donc toujours cette petite navigation dans les interstices en restant très stratégique. Et puis, une fois à l’intérieur, à nous de l’être vraiment stratégique et puis d’agir par force collective, je pense, c’est bien toujours de ça dont il est question en fait, toujours du garde-corps du collectif qui peut aider au maintien d’une cohérence éthique quand on est à l’intérieur. Je pense que s’immiscer dans des institutions, ça continue d’avoir du sens, aussi pour capter des moyens de production, mais surtout pour rendre visibles ces thématiques politiques à des personnes qui… qu’on n’aurait pas trouvées autrement que par ce biais-là. Ce qui n’empêche pas de travailler sur d’autres fronts, dans des lieux alternatifs, dans des institutions liées au handicap, de continuer à aller dans des IME, de continuer à aller dans des institutions médicales et fermées. On s’était aussi beaucoup posé.e la question de cette tokenisation d’Ostensible allant dans des IME par exemple, ou travaillant avec des IME, et on a trouvé notre réponse en faisant le parallèle avec le milieu carcéral. Est-ce qu’on est anti-carcéral ? Oui. Est-ce qu’on va refuser d’aller travailler dans le milieu carcéral si on en a l’opportunité ? Bah non, on va y aller quand même. Et donc ce parallèle-là, il nous aide, nous aussi, à faire ce pas-là, qui peut être aussi pour nous, d’aller travailler dans des IME, d’une grande violence. C’est là où on a envie de se positionner, en fait dans… Créer des interstices et puis, goutte à goutte, faire monter l’inondation dans ces lieux-là et puis peut-être passer par la porte et puis aller ouvrir la fenêtre pour inviter aussi depuis l’intérieur d’autres collectifs, d’autres artistes, d’autres endroits qui ont des possibilités plus radicales que nous. Parce que pas dans ce lien direct de l’invitation avec l’institution, ce qu’on a fait ici par exemple au Crac, même si on avait évidemment carte blanche, mais en invitant Les Dévalideuses, qui est un collectif militant, simplement militant en fait, dans l’exposition. Puis, je crois qu’on a tendance à penser le rapport de force avec les institutions de l’art comme unilatéral, mais en fait, si notre présence… enfin notre présence et notre action… Enfin, on a une action de légitimisation des thématiques politiques dans le champ de l’art, elle continue, l’institution, à avoir besoin de nous, pour notre spécificité, parce que travailler depuis nos expériences de concerné.e.s, depuis nos savoirs situés avec d’autres qui politisent leurs identités, bah ça reste induplicable, sans nous les concerné.e.s. Donc sans une approche sensible d’une expérience dévalidée de l’ensemble des acteurices d’un projet, ce projet, il sera tout un tas de choses, tout sauf crip quand même. Et je pense que c’est vraiment le même mouvement concernant le able gaze, c’est ce même renversement du regard, c’est prendre la place, prendre l’espace, et puis faire force collective.

 

Flora Fettah

Simplement peut-être pour contribuer à la réflexion très intéressante que tu viens de nous proposer. Effectivement, on est dans un moment où l’enjeu de la représentation n’est pas suffisant dans ce qu’on pense depuis les institutions et quand on les infiltre. Mais par ailleurs, on est aussi à un moment clé politiquement où on ne peut pas abandonner ce terrain-là à l’autre camp, qui pour le coup n’a à peu près aucun scrupule à aller investir quoi que ce soit et qui a bien compris, surtout dans le territoire dans lequel on se trouve, que la culture et le champ des arts devaient être investis et étaient une machine politique puissante. De façon plus pragmatique, je voulais t’interroger sur cette carte blanche, comment ça s’était passé, comment toi, tu travaillais aussi en tant que commissaire, et sur… à Jeunes Critiques d’Art, on aime bien savoir…

 

Camille Bardin

Les sous !

 

Flora Fettah

Voilà. On pense qu’il est important de parler aussi des conditions matérielles pour comprendre les formes qui en sortent.

 

Camille Bardin

Tout à fait !

 

Flora Fettah

Et donc on voulait savoir un petit peu comment ça s’était passé.

 

Lucie Camous

Oui, mais je pense que t’as raison, les conditions matérielles, elles sont… elles tissent un projet et puis elles lui donnent vraiment sa forme et sa couleur. Donc là en effet, ça s’est posé à nous presque comme première question, puisque à partir du budget qu’on avait, s’est posé la question du nombre d’artistes. Et donc le nombre d’artistes, il est induit par notre budget parce qu’on voulait que tout le monde soit très bien payé.e donc on a pris l’échelle haute proposée par les grilles tarifaires de la Fraap, sciemment. Tout le monde a le même… tous les artistes… toustes les artistes ont eu le même montant de production de pièces. Parfois, c’est des retirages de pièces. Parfois, c’est des nouvelles productions spécifiques à l’exposition. Ça fait deux ans qu’on travaille sur ce projet. Dès la création d’Ostensible, Marie Cozette, la directrice du Crac, ça a été la première personne avec qui on a engagé une conversation. Et dans un élan… d’audace… [iels rient] … quand Marie nous a demandé quels sont vos projets à venir, quels sont vos désirs, bah immédiatement, moi mon désir c’était de faire une exposition au Crac de Sète. Et elle nous a immédiatement dit oui. Elle nous a immédiatement fait confiance, ce qui était insoupçonnable quand même à ce moment-là, puisqu’on venait de sortir de terre trois semaines avant. Mais quand elle nous a dit oui, la première chose qu’on lui a demandé, c’est, mais est-ce qu’on a vraiment carte blanche ? Et elle nous a dit oui immédiatement, elle nous a même dit oui deux fois, car nous lui avons demandé une seconde confirmation, car on n’y croyait pas la première fois. Et donc c’était important pour nous d’avoir une liberté de parole politique totale pour ce projet. Notre inquiétude étant en effet, comme on le disait tout à l’heure, d’être récupéré.e ou d’être amoindri.e, ou d’être utilisé.e sans qu’on arrive à garder le contrôle sur la manière dont on parle du projet, la manière dont on communique dessus. Et ces deux années, ça nous a permis de vraiment prendre le temps avec les artistes, à la fois de penser avec certains et certaines, notamment avec des jeunes artistes, tout juste diplômé.e.s d’école d’art, de réfléchir à de nouvelles productions et d’avoir le temps de la réfléchir et de la produire, de leur donner les moyens de le faire, mais aussi de pouvoir produire le podcast qui accompagne l’exposition et d’avoir le temps de faire émerger des conversations sur le long terme avec les artistes.

 

Camille Bardin

Tu parles de temps et justement, c’est un peu le sujet de ma question parce que si le handicap est contextuel, c’est-à-dire qu’il s’inscrit dans un temps et un espace donné, le corps n’est pour autant pas évacué. La question du temps est donc fondamentale lorsqu’on parle de handicap. Il est difficile de s’inscrire dans un agenda strict quand on doit cumuler les rendez-vous médicaux, gérer des douleurs intempestives, etc. No Anger et toi défendez l’idée d’un crip time et de temporalité désordonnée. Mais alors comment naviguer dans un secteur ultra-timé et sur-productiviste comme l’art contemporain ? Quelle(s) méthodologie(s) à aborder de manière concrète ? Qu’est-ce que ça signifie vivre avec ce crip time… dans ce crip time ?

 

Lucie Camous

Avec Ostensible, on réfléchit à la rédaction d’un access rider.

 

Camille Bardin

C’est-à-dire ? 

 

Lucie Camous

Qui serait une sorte de feuille de route qui décrirait assez précisément nos besoins, nos besoins d’accessibilité, nos temporalités. Tu peux bien d’ailleurs l’écrire comme tu as envie de le faire, en fonction de ce que tu as besoin de donner comme informations aux institutions. Mais c’est vrai qu’à titre individuel, franchement, je serais bien mal placé.e pour parler d’un protocole reproduisible. Je suis bien conscient des temporalités effrénées qu’impose ce souhait de carrière dans l’art contemporain. Donc une de mes stratégies personnelles, qui est un peu une manière de répondre à ta question sans répondre à ta question.

 

Camille Bardin

Ouais, je te vois hein ! [elle rit] 

 

Lucie Camous

C’est de choisir des projets… de choisir mes projets avec soin, grand soin, et les gens avec qui je travaille avec grand soin. Je peux pas y croire à moitié, en fait, et je peux pas travailler avec… ou difficilement travailler, et en effet, je le sens corporellement, difficilement travailler avec des personnes qui auront pas cette capacité d’entendre ce qu’est le crip time et de parfois lever le pied, attendre avant une énième relance. Donc si j’y consacre du temps, même un peu, il faut que ça ait du sens, que ce soit vraiment politiquement raccord. Et à titre personnel, je trouve assez peu de réponses puisque je reste assez… assez… Je fonctionne assez par obsession et comme j’aime vraiment ce que je fais, en général quand je me lance dans quelque chose, je vais avoir envie de le faire vraiment et comme ça… cette espèce de porosité entre ce que j’aime, ce que je fais. Je pense qu’on est évidemment énormément dans ce cas-là, donc je ne sais jamais vraiment quand commence le travail et quand il s’arrête et quand commence une lecture de hobby. Et comme tout peut… Tu vois, je me suis mise à lire de la SF, de la Solarpunk, je suis en train de me dire « Ah tiens ! Et un projet autour de la Solarpunk, ce serait super en fait comme thématique. »

 

Camille Bardin

Bah oui évidemment. [iels rient] 

 

Lucie Camous

Mais donc comme je trouve pas de réponse, j’ai moi-même posé cette question à Sean Lee de la Tangled Art + Disability à Toronto pour un prochain épisode de Variations pour la saison 2.

 

Camille Bardin

Trop bien !

 

Lucie Camous

Et c’est un espace dédié aux artistes crip et Sean Lee est à la programmation. Et j’ai trouvé sa réponse assez belle qui était celle de la négociation. Et donc j’y reviens souvent : écouter, sonder les problèmes, négocier des solutions. Je pense que le crip time, c’est aussi une manière de… c’est aussi une question, pardon, de care collectif. C’est pas uniquement une histoire de temporalité individuelle. C’est aussi considérer les relations interpersonnelles dans le travail, dans la gestion du temps. Dans l’exposition, mon rôle, c’était le tiré du 6 entre les impératifs et les urgences d’un centre d’art, et les temporalités qui traversent les artistes du projet. Donc c’est autant relancer doucement un ou une artiste pour une validation de texte, par exemple, dans les délais d’impression qui permettent vraiment plus de temps supplémentaire, mais c’est aussi, je pense lâcher prise, je sais pas… accepter une feuille volante ajoutée au milieu des V1 des livrets de visite, parce que tu sais qu’il va y avoir un V2 et que c’est juste pour le soir du vernissage, c’est… c’est prendre avec humour le fait qu’il y a une oeuvre qui ne sera pas produite pour le jour J et lui préférer son socle tout nu et son fessier tout nu avec un post-it (cf. Le strap-on de Benoît Piéron qui arrive peut-être).

 

Meryam Benbachir

Ah, on se demandait ! 

 

Camille Bardin

Trop bien ! 

 

Lucie Camous

Quelque part notre expertise notre savoir-faire de personne en dit, ça nous enseigne déjà une gestion du temps et des aléas du direct, qui est intéressante à reproduire à l’échelle du monde de l’art. C’est faire avec humour, avec calme, avec tendresse, pour soi-même, mais aussi pour les autres. Puis c’est un apprentissage.

 

Camille Bardin

Luce, tu poses notre dernière question ?

 

Luce Giorgi

Oui, auquel tu viens un peu de répondre, pour avoir été aussi de l’autre côté, c’est-à-dire aussi en production. Le fait de parler de tout ça, ça implique, je trouve, un soin qui est partagé. Là, l’exposition que tu as co-écrite avec No Anger, il est pas question — et avec toustes les autres artistes, il est pas question de faire changer notre regard sur le handicap, mais au contraire, il me semble, d’amorcer vraiment une transformation sur et dans nos méthodologies de travail en général dans le monde de l’art. Tu as évoqué plusieurs fois le monde néolibéral, la surproductivité, et le concevoir sous les crip studies m’a semblé vraiment être lié à ce pouvoir émancipateur. Quelle est la portée révolutionnaire de cette exposition et de ton travail en général ?

 

Lucie Camous

Je la trouve intéressante cette question parce que pour la construire, l’exposition, on a axé nos échanges avec les artistes sur leur stratégie de résistance. Ça a été un de nos fils rouges. C’est une question qui est reposée dans tous les épisodes de Variations. Et c’est aussi le second texte de l’exposition, celui avec lequel les personnes peuvent repartir, qui est imprimé au dos de l’affiche, dont on a fait un tirage à grande échelle, en fait… pourrait tenir lieu d’une forme de manifeste. C’est une constellation de formes de résistance, parfois infimes et minuscules, parfois un peu grandiloquentes, et elles sont toutes légitimes. Et c’est avec ce texte-là que les personnes repartent de l’exposition. Mais je pense vraiment, pour répondre à ta question, en relisant Crip Technoscience Manifesto, qui est traduit par CrashRoom, j’aimerais vous lire un extrait à la page 20.

 

Camille Bardin

Grave ! Trop bien !

 

Lucie Camous

« Ce regard politique sur le monde matériel nous pousse à réévaluer les conditions qui permettent l’épanouissement des personnes handicapées, en reformulant par là nos représentations et nos expériences. Sans glorifier les pratiques de bricolage, la technoscience crip reconnaît que le travail de démantèlement et de construction du monde découle d’expériences situées, d’inadaptations au monde. Les personnes crip ne sont pas simplement formées ou agies par le monde, nous sommes des agents et des agentes engagé.e.s dans sa refonte. »

 

Camille Bardin

Merci Lucie pour ces mots et pour ton temps, merci d’avoir accepté de répondre à nos questions, merci à vous trois aussi d’avoir participé à cet épisode de PQSD et merci à vous cher.ère.s auditeurices de nous avoir écouté.e.s. Dernier remerciement évidemment pour Projets média qui produit et nous accompagne sur ce podcast. Je vous dis à dans un mois pour le prochain épisode de Pourvu Qu’iels Soient Douxces mais d’ici là prenez soin de vous et je vous embrasse. Ciao ! 

 

Flora Fettah

Bisous.

 

Luce Giorgi

Bisous.

 

Meryam Benbachir

Salut !