Pourvu Qu’iels Soient Douxces – Saison 3 – Épisode 38
↘ PROJET𝘚
À Toulouse, Jeunes Critiques d’Art s’est immergé dans la nouvelle édition du festival Le Nouveau Printemps.
Jusqu’au 22 juin, la manifestation investit le quartier Saint-Sernin Arnaud Bernard avec un parcours imaginé par Kiddy Smile aux côtés de Clément Postec et Eugénie Lefebvre. Pensé comme un geste d’amour et d’alliances, le festival rassemble une constellation d’artistes invité·es à faire famille, entre lieux institutionnels et espaces inattendus.
Débat : Aujourd’hui, l’art est-il un terrain politique suffisant ?
Extrait :
« Nombre d’entre nous, travailleureuses de l’art, artistes, critiques, curateurices, médiateurices, programmateurices tournons nos réflexions et nos pratiques aurour de sujets dits ouvertement politiques puisque chaudement débattu dans le contemporain : le féminisme, l’écologie, le queer, le décolonial, le validisme, le capitalisme… Sous forme de création ou de discours, nous véhiculons nos revendications et médiatisons nos positionnements à travers nos pratiques professionnelles. C’est, il me semble, l’un des rares domaines professionnel où cela est possible si ouvertement. Mais suffit-il aujourd’hui d’avoir un travail politisé pour faire politique ? »
Avec Alexia Abed, Tania Hautin-Trémolières, Samy Lagrange et Camille Bardin
Retranscription :
[00:00:00.000] – Camille Bardin
Bonjour à toutes et à tous, on est ravi.e.s de vous retrouver pour ce nouvel épisode de Pourvu Qu’iels Soient Douxces. Ce soir au micro de ce studio, quatre membres de Jeunes Critiques d’Art, un collectif d’auteurs et d’autrices libres et indépendant.e.s. Depuis 2015, au sein de JCA, nous tâchons de repenser la critique d’art comme un genre littéraire à part entière et pensons l’écriture comme un engagement politique. Pour Projets, on a souhaité penser un format qui nous permettrait de vous livrer un petit bout de notre intimité, en partageant avec vous les échanges qu’on a officieusement quand on se retrouve. Pourvu Qu’iels Soient Douxces, c’est donc une émission dans laquelle on vous propose un débat autour d’une problématique liée au monde de l’art, puis un échange consacré à une exposition. Aujourd’hui, je suis avec Samy Lagrange.
[00:00:42.390] – Samy Lagrange
Bonjour Camille.
[00:00:43.080] – Camille Bardin
Tania Hautin-Trémolières.
[00:00:44.619] – Tania Hautin-Trémolières
Bonjour.
[00:00:44.970] – Camille Bardin
Alexia Abed.
[00:00:46.110] – Alexia Abed
Bonjour.
[00:00:46.560] – Camille Bardin
Et moi-même, Camille Bardin. Donc ce mois-ci, nous nous sommes rendu.e.s à Toulouse où se tenait la troisième édition du Nouveau Printemps, un festival pensé en collaboration avec un.e artiste associé.e qui n’est pas directement issu.e du champ de l’art contemporain. Cette année, c’est l’artiste pluridisciplinaire Kiddy Smile qui a co-conçu la manifestation avec Clément Postec et Eugénie Lefebvre du 23 mai au 22 juin. Iels invitent une multitude d’artistes à faire famille et à déployer leurs pratiques dans le quartier Saint-Sernin / Arnaud-Bernard dans des lieux institutionnels comme le Musée Saint-Raymond, la Bibliothèque d’étude et du patrimoine, l’Université Toulouse Capitole, mais aussi l’Artist run space Lieu-Commun, la Chapelle des Carmélites, celle des Cordeliers. Bref, au total, ce sont une dizaine de lieux qui accueillent l’événement dont on va parler. Mais avant cela, nous souhaitions à nouveau ancrer notre débat de ce jour dans le contexte de Cultures en lutte, en nous demandant si l’art était un terrain politique pertinent et suffisant. Samy, est-ce que tu peux nous introduire le premier sujet s’il te plaît ?
[00:01:49.730] – Samy Lagrange
Yes Camille.
[00:01:50.540] – Camille Bardin
Merci.
[00:01:52.190] – Samy Lagrange
L’art est politique et aujourd’hui, nous considérons ça comme une évidence, comme notre point de départ. L’art est politique car il appartient à une société qui la reflète, la commente et l’influence. De manière plus ou moins directe et consciente, il modèle nos imaginaires. Mais aujourd’hui, à l’aune des attaques gouvernementales contre le secteur culturel, on aimerait se poser deux questions qui nous semblent capitales à interroger collectivement. La première : L’art est-il aujourd’hui un terrain politique suffisant ? Nombre d’entre nous travailleureuses de l’art, artistes, critiques, curateurices, médiateurices, programmateurices tournons nos réflexions et nos pratiques autour de sujets dits « ouvertement politiques » puisque chaudement débattus dans le contemporain, le féminisme, l’écologie, le queer, le décolonial, le validisme, le capitalisme, etc. Sous formes de créations ou de discours, nous véhiculons nos revendications et médiatisons nos positionnements à travers nos pratiques professionnelles. C’est, il me semble, l’un des rares domaines professionnels où cela est possible si ouvertement. Mais suffit-il aujourd’hui d’avoir un travail politisé pour faire politique ? Un travail artistique politisé est-il réellement efficace politiquement ? Est-ce que nos œuvres, textes, expositions ou programmations suffisent à changer la donne et à contrer les politiques autoritaires et répressives ? Pour avoir un impact politique les artistes et avec elleux toustes les travailleureuses de l’art, doivent iels sortir du pré carré de l’art contemporain ? Ces interrogations nous amènent à notre seconde question : L’art est-il aujourd’hui le terrain politique le plus pertinent ? Certain.e.s d’entre nous militent, s’engagent politiquement ou associativement en dehors du champ culturel. Parallèlement, leur travail artistique ne reflète pas toujours leur engagement politique. Par souci de priorité, d’honnêteté intellectuelle ou par désillusion, iels font le choix de lutter autrement que par l’art et le discours culturel. En distinguant ces deux sphères, iels révèlent en creux une certaine impuissance ou inefficacité de l’art dans le domaine politique et peut-être aussi sa déconnexion avec le reste de la société. Et à vrai dire, si nous étions cyniques, nous pourrions penser que les institutions culturelles ne semblent effectivement pas nous envoyer le signal d’un grand soir à venir. L’art est politique, et pourtant il est souvent si simple de le dépolitiser. Alors vaut-il mieux déserter politiquement le champ culturel et mettre son énergie ailleurs pour espérer changer les choses, ou du moins se faire entendre plus efficacement ? Face à cette quête du sens politique de l’art, prise dans cette tension qui nous occupe aujourd’hui, certaines cherchent comment élargir l’engagement politique de l’art au-delà du discours. Comment bousculer les modalités mêmes de l’art pour lui redonner son efficience politique ? Cela semble aujourd’hui notamment passer par l’instauration de pratiques collectives, par la réflexion autour de formes plus concrètes et effectives, par la mise en commun d’outils de résistance et de survivance, par des engagements syndicaux plus forts ou des événements solidaires, interprofessionnels et inter-luttes. Il s’agit de savoir s’il est possible de transformer nos discours en pratiques, nos individualités en collectivité, la création artistique en activité politique avant qu’il ne soit trop tard. Mais alors, est-il déjà trop tard ? Faut-il encore croire au pouvoir de l’art contemporain pour changer le monde ?
[00:04:58.890] – Camille Bardin
Tania ? Alexia ? Qui se lance ?
[00:05:01.200] – Tania Hautin-Trémolières
Et ben je veux bien essayer. [elle rit] Merci Samy pour cette introduction qui nous a bien fait faire des nœuds de cerveau même si on a collectivement choisi le sujet.
[00:05:12.450] – Camille Bardin
C’est ce que j’allais dire. On a choisi notre sujet quoi…
[00:05:14.130] – Tania Hautin-Trémolières
Donc on a choisi le bâton pour se faire du mal. [iels rient] Je vais commencer par un truc qui est peut-être… qui se place peut-être un petit peu à rebours de ton introduction. Quand j’ai commencé à réfléchir sur le sujet, il me semble qu’aujourd’hui on est dans un contexte social et politique où j’ai presque l’impression qu’être travailleureuse de l’art, c’est déjà devenu politique en soi. Ce qui n’était pas le cas, je trouve, il y a quelques années. Et…
[00:05:49.530] – Samy Lagrange
Par le terme tu veux dire ?
[00:05:52.260] – Tania Hautin-Trémolières
Par la situation puisqu’on a… On a… Aujourd’hui, la droite et l’extrême droite qui attaquent même plus de manière déguisée les structures culturelles quelles qu’elles soient, ou même les grosses institutions qui n’étaient pas politisées jusqu’à présent ou qui ne semblaient pas l’être sont aussi touchées et où du coup, c’est plus seulement les personnes qui sont engagées depuis longtemps sur ces questions-là qui sont menacées, mais la totalité du milieu et de ses professionnel.le.s. Donc c’est évidemment pas une bonne chose, mais je trouve qu’il y a un petit shift de ce côté-là. Mais du coup, est ce que ça suffit de se contenter de ça, de se dire que bah du coup : « Je travaille dans l’art, donc par essence je suis politisé.e et il y a un terrain de lutte ». Et je trouve que c’est ce qui s’est passé notamment avec la Palestine – donc évidemment qui se passe toujours – mais où on a vu dès le début des sanctions prises contre des artistes ou des travailleureuses de l’art et de la culture qui prenaient position contre le génocide. Donc c’est passé par des annulations d’expos, des coupes de budgets, des licenciements ou des non-reconductions de contrats. Donc vraiment des sanctions économiques, des invisibilisations, des silenciations,…
[00:07:16.670] – Samy Lagrange
Des censures.
[00:07:17.480] – Tania Hautin-Trémolières
…des censures. Complètement. Et bah là, depuis quelques semaines, on est dans une période où le vent tourne un petit peu, on ne va pas se mentir, et où nos dirigeants eux-mêmes commencent à… à changer un petit peu de position ou à nous faire sentir que ça bouge. Et donc ma question c’est quid des personnes qui se sont fait censurer et invisibiliser quand… avant que tout le monde retourne sa veste sur le sujet ? Et est-ce qu’on va s’excuser publiquement auprès d’elles ? Est-ce qu’on va leur rendre la thune qu’on leur a prise ou supprimée ? Est-ce qu’on va leur redonner des espaces de programmation ? J’aimerais bien que ce soit le cas, mais j’y crois pas trop. Mais il y a des personnes qui font le taff de la lutte depuis longtemps et qui en subissent les conséquences directement et je ne suis pas sûre qu’on puisse se contenter de : « Aujourd’hui, tout.e travailleureuse de l’art est menacé.e parce que iel est travailleureuse de l’art », quoi.
[00:08:28.490] – Camille Bardin
Oui, complètement.
[00:08:29.600] – Samy Lagrange
Oui.
[00:08:31.430] – Camille Bardin
Alexia, tu veux enchaîner ?
[00:08:33.230] – Alexia Abed
Oui. Du coup, je voulais signaler aussi que c’est mon premier enregistrement avec Samy et que comme Tania l’a dit, tu nous as bien donné du fil à retordre en problématisant autant cette introduction. Donc merci à toi. Hum.
[00:08:46.640] – Samy Lagrange
De rien.
[00:08:48.350] – Alexia Abed
[elle rit] Et je ne suis pas certaine que nous réussissions à vraiment répondre à toutes ces questions parce qu’il faudrait bien plus qu’une demi-heure puis faire appel à d’autres cerveaux et aussi des disciplines sœurs. Donc dans ce flou conceptuel et théorique, je vais essayer d’articuler correctement ma pensée qui rejoint à peu près celle de Tania mais.. mais dans un… dans un autre… dans une autre sphère. Mais du coup, à la question : L’art est-il le terrain politique le plus pertinent ? Je répondrai aussi non. Parce que l’art, c’est un milieu dont les personnes qui le financent sont nos ennemis. Enfin, je les considère comme mes ennemis. J’imagine que vous aussi, mais du coup ça crée une dichotomie étant elleux d’un côté et nous de l’autre. Et je crois que le nous, en fait, a besoin de l’art au sens large pour se raconter, pour fabriquer de nouveaux modèles. Je pense qu’on en parlera aussi après avec le Nouveau Printemps. Et pour se créer un espace dans lequel il se reconnaît, des espaces pour dire son seum aussi, ses craintes et ses espoirs. Bref, pour l’art… Pour moi, l’art n’est pas un terrain, mais plutôt un outil, en fait, pour construire des zones de pensée avec, par et pour ce fameux nous dans lequel, je crois, nous nous incluons. Et en fait, je crois qu’il est essentiel, en tant que travailleureuses de l’art, de véhiculer justement, comme tu le disais Samy, nos revendications et médiatiser nos positionnements politiques, mais aussi dans nos vies intimes. Et il ne faut pas se taire. Il faut se positionner radicalement dans nos discussions, dans nos confidences, dans nos bavardages et aussi dans nos refus. Et ça, c’est la preuve qu’on doit travailler en réseau pour que nos luttes soient efficaces. Et justement visibiliser ce que toi tu viens de pointer, Tania, les personnes qui se sont fait exclure ou mettre sur le bas-côté, ça aussi c’est quelque chose qui doit se construire en réseau à mon sens. Parce que je crois que c’est dans la polyphonie de ces réalités et des voix et des affects justement qu’existe le contre-pouvoir. Et en fait à mes yeux, un travail artistique politisé fonctionne seulement si on fait aussi du politique en tant que travailleureuses de l’art et pas du politique de dernière minute en disant : « Ah cool, tout le monde fait ça ! Moi aussi je vais suivre la mouvance ! » Même si ça veut dire que c’est bien, parce qu’en fait ça veut dire qu’on aurait réussi à créer cette dynamique-là. Mais il existe, en fait, là-dedans trois options efficientes qui sont intrinsèquement liées : le collectif, l’autogestion et le militantisme. Et c’est un peu vers là que je veux aller, parce que c’est là où on peut vraiment créer des espaces de contestation sans que nos discours critiques soient vidés de leur sens par les institutions. Donc faut faire sans. Sans les institutions. Et en tant que travailleureuse de l’art, il s’agit d’enfiler plusieurs casquettes pour tenter non pas de s’auto-exploiter, mais plutôt d’allier l’utile à l’utopie, et peut-être même plutôt à l’éthique. Prendre l’argent là où il est pour le déplacer à des endroits de luttes ou dans des combats. Par exemple, là, on sait qu’on peut soutenir telle et telle mission à Gaza, etc. Enfin, ça peut être aussi à ces endroits, s’entraider mutuellement du coup, court-circuiter le système concurrentiel tant bien que mal et créer des espaces politiques avec l’art comme prétexte dans des espaces marginaux comme support de convergence des luttes. En fait, moi je vois plutôt le truc comme ça. Et donc, pour clôturer mon charabia, j’aimerais donner un exemple, celui de l’initiative artistique Uncivilized collective qui, je cite : « se profile comme une force radicale dans le paysage culturel contemporain, en tant que collectif par et pour les peuples des genres marginalisés du Grand Sud ». Et donc voilà, utiliser le collectif comme un outil de survie, s’organiser de façon autonome et proposer de nouvelles dynamiques en dehors des institutions frileuses, instrumentalisantes et lentes est pour mon point de vue… enfin, selon mon point de vue, le bon compromis. Voilà. A vous les studios ! [iels rient][00:12:35.190] – Camille Bardin
Hum. Je… En fait, je trouve ce débat passionnant et en même temps, j’ai absolument pas de réponse évidemment. Je me dis effectivement, comme tu le disais Tania, on tend vraiment le bâton pour se faire battre. Mais en tout cas je sais pourquoi cette… cette question-là est venue jusqu’à nous. Parce qu’effectivement j’ai l’impression que ces derniers mois, il y a une multitude de choses qui nous ont mené à nous poser cette question-là. Je me souviens pour ma part d’une… d’une étudiante aux Beaux-Arts de Paris qui était venue me voir en disant : « Mais… » un peu son désarroi face à tout ce qui se passait en se disant : « Mais merde, en fait, je… Le monde s’effondre et moi je fais de la peinture figurative ». Et là, pour le coup, un travail qui n’est pas du tout politisé. Et elle était venue me voir en disant « Camille, qu’est-ce que je fais ? » Et j’étais en mode : « J’adorerais avoir… pouvoir avoir une réponse ». Après, il y avait pas mal d’autres conversations avec les camarades de Cultures en lutte où on faisait un peu le constat que finalement, il y avait aussi beaucoup de… de camarades de luttes passées qui avaient finalement tout simplement abandonné l’art contemporain en s’inscrivant dans ce combat politique-là, en se disant que finalement, c’était pas un espace qu’on pouvait vraiment investir.
[00:13:41.650] – Samy Lagrange
Art en grève pour les nommer.
[00:13:43.270] – Camille Bardin
Notamment ouais ouais notamment. Et… Et du coup… Et effectivement, j’ai eu la sensation ces derniers mois de m’être retrouvée face à un truc très schizophrénique quoi, où en fait, tu as à la fois… Tu vas en manif, tu… tu mets les mains dans le cambouis et… Et ensuite le lendemain, j’étais invitée dans un hôtel quatre étoiles pour aller dans une foire en Belgique. Du coup je me disais : « Mais qu’est-ce que je fous là ? » Enfin, tu vois, il y a eu mille-et-un trucs comme ça qui étaient assez violents et… et assez perturbant de se dire : « Mais où est ce qu’on met notre énergie ? Est-ce que cette énergie-là est… Enfin, est-ce que je la mets au bon endroit ? » Et… Et du coup, il y a plusieurs choses. J’ai eu la sensation ces derniers mois que finalement, mettre les mains dans le cambouis et de ne jamais avoir été aussi proche de… d’une multitude de luttes, je crois que ça a permis aussi de… étrangement de… de m’offrir un espace de réflexion plus large et de… à titre personnel, de me tranquilliser aussi à d’autres endroits. Enfin, de se dire, en fait, comme il y a un investissement qui est mis à un certain endroit, j’ai la possibilité de me tranquilliser en lisant un roman ou en… en découvrant un.e artiste qui peut-être ne va pas investir directement et frontalement des problématiques politiques. Donc ça c’est des trucs un peu très intimes finalement, mais je pense qu’on a un peu toutes et tous traversés. Mais après il y a aussi, je pense, que ce qui est le plus douloureux dans tout ça, c’est de se dire… douloureux sur une échelle de…. Enfin, j’emploie ce terme mécaniquement… Mais enfin c’est de se dire que : « Est-ce que finalement ce qu’on fait n’est pas inoffensif quoi ? » C’est-à-dire que je me dis en fait, est-ce que l’idée aujourd’hui, ce serait pas de se dire soit on milite en dehors de son art, de ce qu’on présente, à savoir vraiment, en dehors de nos productions de textes, de nos productions d’œuvres plastiques ou autres. Soit, en fait, on pense une stratégie pour que son art devienne agissant à proprement parler. Soit vraiment on peint des fleurs, mais par contre, on enfile des cagoules et on y va quoi, tu vois ? Donc je me dis… Mais c’est vraiment ce… Je pense, cet aspect-là de… de d’art inoffensif et de… et d’action complètement inoffensive. Je me dis on a passé trois ou quatre mois de Cultures en lutte à gueuler, on n’a même pas réussi à être entendu. par notre ministre, quoi. Enfin, le rapport de force, je ne sais pas s’il a vraiment eu lieu, sachant que voilà, on a eu un rendez-vous avec le cabinet, mais elle n’a même pas daigné nous recevoir, quoi. Sur juste ce point-là qui est finalement ridicule par rapport à presque tout ce qui se passe par ailleurs, quoi. Voilà.
[00:16:16.700] – Samy Lagrange
Oui, notamment parce qu’on est rendu inoffensifves aussi. C’est un petit peu comme l’art est politique, mais il est facile de le dépolitiser.
[00:16:22.430] – Camille Bardin
Oui, on est des rigolos quoi.
[00:16:23.090] – Samy Lagrange
C’est… Bah oui, oui. Mais je pense que même quand tu fais l’effort d’être offensifve, il est aujourd’hui relativement facile, notamment par l’institution, d’être rendu inoffensifve par un appareil qui vient finalement tout… transformer et amoindrir la portée de ce qu’on… de ce qu’on a dit. Heu bah du coup, j’ai l’impression de devoir m’excuser pour cette introduction, mais encore une fois, on a choisi le sujet ensemble. [elles rient] Et moi-même je la trouve pas hyper compréhensible cette introduction et moi-même elle me fait des nœuds au cerveau, va en témoigner cette prise de parole pas du tout articulée.
[00:16:55.810] – Camille Bardin
On convoque des trucs quoi. [il rit]
[00:16:57.250] – Samy Lagrange
Mais… Mais déjà merci. Effectivement, déjà, merci Alexia d’avoir donné déjà des propositions hyper concrètes. Comme je vais le dire, moi c’est là où j’ai le plus de mal à prendre position et je pense que je vais plus m’arrêter comme Camille, sur des cheminements de pensée face à cet état de fait, à ces questions qui reviennent de plus en plus fort ces derniers mois. Peut-être pour commencer, citer deux sources qui m’ont beaucoup inspiré. En plus de vivre en parallèle du mouvement Cultures en lutte ces derniers mois, le podcast de Mathis Grosos, Dramathis, dont les deux derniers épisodes sont consacrés à ce sujet-là et qui s’appelle « Le milieu de la culture, est-il assez engagé ? » que je vous encourage à écouter parce que… qui remet le contexte général, plus loin que l’art contemporain, dans les domaines culturels et aussi du spectacle vivant, et qui propose vraiment des solutions sur lesquelles je vais revenir. Et… Et aussi avec Camille, on était samedi à une des journées organisées par Cultures en lutte, la journée inter-luttes à DOC, le 31 mai, sur l’héritage et la convergence des luttes, qui était aussi beaucoup de… de nourriture pour la pensée sur ces sujets. Donc du coup, pardon, je fais des introductions après mes introductions. [iels rient] Et du coup pour reprendre. Je suis tout à fait d’accord avec toi Tania sur ce point de départ que l’art est politique mais il y a quelque chose qui marche plus et ça fait déjà longtemps. C’est ce que dit notamment Mathis Grosos dans son podcast. Il met en garde contre le piège du « tout est politique ». Donc Sartre… Argh pas Sartre. [iels rient] Certes, l’art est politique en cela qu’il influence nos imaginaires. C’est ce qu’on nous a appris dans nos cours d’histoire de l’art, ce qu’on a appelé « l’art politique », « le pouvoir politique de l’art ». Mais est-ce qu’aujourd’hui c’est suffisant ? Et surtout, est-ce qu’on ne risque pas de se cacher derrière ce constat, de se cacher derrière comme si c’était une excuse pour ne pas faire plus ? L’engagement et la lutte politique, c’est quelque chose qui se construit et qui évolue en permanence, qui doit s’adapter à la fois pour résister aux attaques et pour faire bouger les lignes. Et donc, si on considère de fait notre activité, alors que ce soit parce qu’elle a un pouvoir sur les imaginaires ou, comme tu le disais Tania, parce que vu qu’on est visé.e par des attaques… bah nos identités professionnelles sont forcément politiques. Ça confine potentiellement aussi à l’immobilisme et… Et ça fait qu’on considère qu’on est dans un statu quo qui nous amène à ne plus questionner nos activités, à ne plus les faire évoluer et donc à les rendre aussi nous-mêmes assez inefficaces si on les questionne pas. Et donc, sur cette question précise, je suis vraiment en ce moment en recherche d’arguments, d’une articulation du sujet qui me fasse sortir de mon relativisme radical que vous connaissez très bien ici. Parce que dans le contexte d’une idéologie de gauche qui est toujours extrêmement divisée aujourd’hui, j’ai un peu l’habitude intellectuelle de tout pondérer, la volonté d’entendre les arguments de tous les côtés, la tendance à trouver dans l’absolu que tous les arguments sont pertinents, genre : « Tout le monde a raison, donc personne n’a raison. Venez, on continue d’en parler ». Donc c’est toujours un intérêt plus grand pour le fonctionnement du problème, pour sa construction, sa complexité plus que pour la solution. C’est un peu dans ma tête constamment un match de ping-pong permanent : « Oui, il faut faire ça, mais en même temps, ça pose de nouvelles questions et certaines personnes ne peuvent pas faire ça dans leur position. Mais si on ne fait pas ça, c’est problématique aussi ». Et ça n’en finit jamais. Et si typiquement, dans ma tête, ça fait des mois que ça ressemble à : « Évidemment, l’art est politique, mais aujourd’hui ça ne suffit plus. Il faut des travailleureuses politisé.e.s. Mais est-ce qu’on peut exiger de tout le monde de se politiser ? Qui peut juger de l’engagement politique des autres ? Mais si on ne fait pas bouger les choses, on va crever. Mais est-ce que ça sert encore à quelque chose ? Est-ce qu’on n’est pas déjà en train de crever ? » Bref, c’est fatiguant et je me fatigue moi-même. [iels rient] Et qu’on s’entende bien, je trouve que c’est très souvent la meilleure manière d’aborder un sujet en embrassant sa complexité et en anticipant ses enjeux réels et en discutant… en les discutant en profondeur et en faisant preuve d’empathie envers toutes les personnes concernées. Mais lorsqu’il s’agit d’envisager la révolution, il est important, il me semble, d’arriver avec des opinions un peu plus fermes et [d’être] convaincu.e.s. Alors donc, en réfléchissant à côté du mouvement de lutte en ce moment, et grâce à des outils historiques mais aussi des réflexions contemporaines, je voulais un peu faire le point sur moi ce qui m’avait convaincu, là où je pensais où il y avait encore des choses qui me paraissent troublantes et qui font que mes doutes subsistent. Et quelles peuvent être un peu les solutions qui me semble faisables ? Alors pardon, je fais donc de l’égo-histoire à fond, mais Pierre Nora nous a quitté hier et je trouve que ça fait longtemps qu’on n’a pas fait un point histoire / histoire de l’art chiant. Donc voilà un hommage à Pierre Nora, historien de l’égo-histoire. Donc en fait, finalement, je pense que l’argument qui me semble le plus convaincant à l’échelle individuelle pour engager… enfin s’engager réellement politiquement en tant que travailleuse de l’art, c’est une vision syndicale de nos professions. C’est que de défendre nos conditions de travail, de lutter pour les droits sociaux, c’est vraiment de la solidarité de base. Ça veut dire ne pas penser qu’à soi et permettre la diversité des producteurices d’art et des productions, diversité qui ne peut être assurée qu’avec un minimum de sécurité et d’acquis sociaux. Sinon, on est dans un monde où on continue de répéter les privilèges et les divisions qui font notre milieu, que l’on connaît, historiquement bourgeois. Et c’est aussi penser à soi dans le futur pour défendre au mieux un statut qui – est aujourd’hui peut être toi, moi, vous – nous permet de travailler et de vivre, mais qui a de grandes chances d’être de plus en plus attaqué et de ne plus nous permettre d’en vivre d’ici quelques mois ou quelques années, sinon pas beaucoup plus. Et néanmoins, cela étant dit, il y a toujours un problème quand on pense au fait de lutter dans et par la culture, c’est que le rapport de force est forcément en notre défaveur parce que, que notre levier à nous ce soit la culture, c’est quand même peu impactant sur le court terme et que ça suffit assez peu à bloquer un pays. Et même lorsqu’on se met à penser l’art non plus uniquement comme une bataille culturelle mais comme une guerre économique, ce qu’il est, c’est pas fastoche de trouver les leviers d’action tant ses économies à notre échelle à nous, nous échappent. Donc c’est vrai qu’en plus d’une lutte politique, syndicale du monde de l’art qui me semble hyper importante, je pense que c’est aussi important, et je te rejoins Camille, de lutter ailleurs, là où les rapports de force sont plus faciles à instaurer. Et dans notre milieu à nous, de chercher à engager un changement peut-être plus profond de la manière de faire et de considérer l’art. Donc là, je pense que je te rejoins Alexia et… et d’avoir une vision globale de nos professions et de nos activités où il faut vraiment changer le paradigme de comment on les fait et comment on les perçoit. Et c’est là où je peux… Je pourrais pas le commenter plus en avant, mais dans le podcast de Mathis Grosos pour ce qui est de la pertinence et de la faisabilité de la lutte dans le milieu de l’art, il dresse une sorte de programme en six points que je vous dresse ici si vous voulez rebondir dessus, parce que ça me semblait intéressant, même si je ne suis pas là pour auditer un programme politique. 1. Penser l’art avant et après l’œuvre, et notamment toute l’éthique de la prise de parole sur son art, sur sa création et aussi le fait de redonner la parole. 2. Simplifier la médiation. Ce qui peut nous intéresser, nous, en tant que critique et de savoir si on peut… et si également finir par faire totalement rupture dans la critique et penser une critique finalement totalement politique. 3. Penser des formes participatives. 4. Déborder dans la rue. 5. Mutualiser nos ressources et 6. Accepter les contradictions internes et décloisonner la culture, c’est-à-dire penser la convergence des luttes. Je pense qu’individuellement, toutes ces solutions, elles sont évidemment insuffisantes et qu’elles ne peuvent fonctionner que comme un programme entier. Je pense que là encore, je te rejoins Alexia, sur la façon de penser un programme de comment on fait radicalement de l’art politique aujourd’hui, à la fois dans nos créations mais aussi dans tout ce qu’il y a autour. Et en tout cas, moi je trouve ça totalement bénéfique de penser comme ça, de penser des modalités communes, même une sorte de charte pour faire politiquement de l’art. C’est de mon point de vue évidemment éthiquement vertueux, mais surtout idéologiquement, c’est pas plus déconnant que des périodes où on décidait d’investir l’art d’enjeux esthétiques et sociaux hyper précis qui devenaient des mouvements artistiques totalement admis. Donc est-ce qu’on ne souhaite pas le retour d’une mode de l’art antifasciste ? Et simplement, cette fois, on se déterre un petit peu pour que ça soit un art antifasciste qui s’étende au-delà des discours.
[00:25:24.130] – Camille Bardin
Alexia tu veux y aller ?
[00:25:25.420] – Alexia Abed
Sacrée tirade Samy Lagrange. Merci pour tout ça. Again ! [elle rit] Non, juste… Alors il y a plusieurs choses sur lesquelles je voulais rebondir, parce qu’en fait ça fait grave écho ce que vous avez dit Camille et toi, notamment sur la question de l’inoffensif ou justement de l’offensive ? Si vraiment on était si inoffensifs et inoffensives que ça, pourquoi il y aurait des coupes budgétaires directement dans la culture, notamment en nous tapant sur les doigts si on met un point inclusif quelque part, etc. ? Du coup, ça j’y crois pas trop qu’on serve à rien et qu’on soit inoffensifve. Et du coup, tu parlais aussi Samy de donner la parole et de continuer à en parler, de… de continuer à se raconter, à se dire etc. pour… pour habiter de biais dans la marge en tout cas. Ça me fait penser au fait que l’enfant ça vient de… Enfin, qu’on est souvent infantilisé.e. souvent dans l’art en disant qu’on doit avoir des aides sociales etc. Parce que bah on fait rien et que en fait c’est du loisir créatif et que c’est pas du travail et que c’est pas un métier. Et donc cette infantilisation, il faut bien se rappeler que ça vient du latin infans qui veut dire « celui qui ne parle pas ». Et donc pour moi, tant qu’on continue à parler et qu’on continue à se raconter et qu’on continue en fait à, comme je disais tout à l’heure, à crier son seum ou à visibiliser des choses qui ne sont pas justes comme toi, celles que tu viens de citer Tania, bah pour moi c’est là en fait où on va… où ça sert à quelque chose. Mais par contre il faut vraiment que ce soit polyphonique et que toutes les voix soient entendues non pas en disant : « Tiens, quelqu’un.e de plus précarisé.e que moi, je vais lui tendre le micro ». Non, non. Que tout le monde ait un micro là-dedans. Ça c’est essentiel. Et c’est grâce, je pense à la force collective et au collectif et à l’autogestion qu’on peut réaliser ça. Et je voulais finir quand même sur une petite blague parce que on n’a pas beaucoup rigolé depuis le début. C’est qu’on m’a fait croire qu’en fait freelance, ce qui est à peu près nos statuts à toustes, ça voulait dire « lance libre » et que ça désignait à l’époque les cavaliers libres qui se battaient à l’avant-garde dans les batailles du Moyen-Âge. Évidemment, j’y ai cru, mais x3000 jusqu’à temps qu’on me dise que c’était une grosse blague. [Samy rit] Et en fait, moi ce qui me plaisait dans cette idée, c’est justement qu’on soit dans l’offensive et qu’on soit à l’avant-garde. Alors évidemment, on est dans l’épuisement. Tout le monde fait ce qu’iel peut avec les moyens du bord, mais c’est justement là-dedans, je crois, qu’il faut y croire et continuer, parce qu’en fait on n’est pas tant inoffensifve que ça si on se fait museler.
[00:27:41.970] – Camille Bardin
Tu parlais de discours et je crois qu’en fait, le problème il survient quand l’art ne fait que discourir, en fait. Et quand nos pratiques, elles nous permettent uniquement d’adopter une certaine posture et qu’on tombe un peu dans le : « Faites ce que je dis, mais pas ce que je fais quoi ». Je pense que c’est ça le… l’écueil premier à chaque fois. Mais après, en fait, on le voit bien effectivement. Et là, effectivement, on pourrait se dire qu’on n’est peut-être pas si inoffensifve que ça, mais quand on embrasse vraiment cette volonté, en fait, de… de mettre en place un rapport de force, c’est toujours un peu ça l’idée. En fait, on voit bien juste avec le cas de la Gaîté Lyrique, à quel point la culture a été instrumentalisée, en fait. Enfin, moi je me souviens encore de cette tribune qui disait qu’il fallait sauver la Gaîté Lyrique alors que tu avais genre 300 gamins à l’intérieur qui sont au bout de leur vie, quoi. Et qui parlait de la Gaîté lyrique comme « le poumon de Paris ». J’étais là : « Mais à quel moment ? » Tu peux pas faire pire que ça ? Enfin, quand on sait que ces mêmes jeunes qui sont en proie à des violences policières sont elleux-mêmes… Enfin, souvent c’est l’asphyxie qui… Ça se finit en asphyxie, quoi. Donc vraiment, ça me ça m’a rendu complètement dingue. Et en fait, on voit effectivement comment la culture est instrumentalisée, quoi. En fait, on disait : « Il faut sauver ce lieu, ce lieu culturel, parce que c’est toutes les voix de Paris qui peuvent émerger en son sein, etc. » Et donc je pense qu’il faut vraiment qu’on se rende compte de ça aujourd’hui et aussi pour être vigilant, vigilante, pour qu’on ne nous utilise pas à des fins, en fait, fascistes. Et voilà. Et en fait, après, il faut se dire aussi quelque chose, c’est qu’aujourd’hui on est à un moment d’affrontement idéologique où il y a deux idées de la société qui s’affrontent entre des idées fascistes et… et progressistes. Et en fait notre secteur, effectivement, il est créateur de formes, il est créateur de discours et d’imaginaires qui peuvent, en fait, être un socle au déploiement de ces idéologies progressistes, etc. Donc je pense qu’il faut aussi effectivement qu’on ait conscience de ça et qu’on… qu’on fasse en sorte que ce socle soit le plus solide possible. Et après, moi, ce que je trouvais intéressant aussi, je me disais pour un peu se défaire de tout ce marasme de : « Comment on fait ? Est-ce qu’on est assez politique ? Pas assez ? Enfin voilà. Et est-ce que il faut militer dans l’art en dehors de l’art ? » Enfin voilà, j’avais trop envie de parler de cette… de cette initiative que je trouvais hyper intéressante, en fait, parce que c’est… J’ai lu ça dans… En fait, c’est une petite maison d’édition qui s’appelle les Editions Lorelei et qui a une collection qui s’appelle Friction. Et là, le livre s’appelle L’intérêt à agir. C’est un collectif qui l’a… qui l’a écrit, qui est le Bureau des dépositions. Et en fait, ce qui est hyper intéressant, c’est que, en fait, iels sont dix et iels ont imaginé entre elleux comment iels pouvait articuler la question du droit d’auteurice avec le droit de… les papiers en France, le droit à être présent.e en France, etc. quand tu n’es pas pourvu.e de papiers français. Et en fait iels ont vraiment réussi à créer tout un maillage administratif pour faire en sorte que leurs camarades qui étaient notamment sous le coup de OQTF, obligation de quitter le territoire français, n’aient pas à partir et qu’iels réussissent à rester sur le territoire français parce qu’il y avait ce droit d’auteurice-là et du coup un travail de co-autorat qui avait été fait et du coup l’œuvre ne pouvait pas exister si un.e des co-auteurs ou co-autrices n’était pas présent.e sur le territoire français. Et du coup, il y a un de leurs camarades qui n’a pas eu du coup d’OQTF, qui a réussi à obtenir… Je ne sais pas si iel est arrivé.e jusqu’à obtenir ses papiers, mais en tout cas n’a pas été expulsé.e parce que justement iels ont réussi à montrer que bah du coup iels avaient eu des financements de tel FRAC, de tel centre d’art, etc., etc. Et là, en fait, je me suis dit : « Mais c’est trop bien parce que c’est vraiment là, en fait, à travers une œuvre d’art, l’existence d’une œuvre d’art iels ont vraiment réussi à avoir un impact hyper concret sur la vie de quelqu’un.e ». Et du coup, je trouvais ça intéressant aussi de… d’employer vraiment les outils de l’art, nos œuvres à part entière, pour réussir à militer de manière très concrète. Tania ? Et je pense même que tu vas devoir conclure.
[00:31:37.260] – Tania Hautin-Trémolières
Oh damn. Vous me direz si ça vous convient ou pas, mais puisque tu parles d’une initiative, moi j’avais envie d’en partager une aussi. Parce que face à cette – donc incroyable mais difficile – introduction de Samy.
[00:31:53.970] – Samy Lagrange
Je vais finir par la publier hein ! [iels rient]
[00:31:55.350] – Camille Bardin
Mais oui !
[00:31:57.780] – Tania Hautin-Trémolières
Et sur tes conseils, j’ai aussi écouté le podcast dont tu parlais de Mathis Grosos, et la deuxième partie du podcast donne aussi des solutions ou des exemples passés et actuels. Donc c’est assez… assez porteur parce que sinon on est quand même vite… On a juste envie de tout déserter. Enfin, en tout cas, moi depuis un certain temps. Et donc je me suis dit : « Mais pensons à des exemples ou à des initiatives dans notre secteur ». Je sais qu’il y en a forcément parce qu’il n’y a pas de raison pour qu’il n’y en ait pas. Mais les initiatives auxquelles je pense ne sont jamais dans le champ de l’art contemporain. Donc je vais parler d’une initiative qui n’est pas dans le champ de l’art contemporain, mais que je trouvais intéressante sur ce truc justement de terrain, de territoire politique. Peut-être que vous connaissez déjà ce dont je vais parler. Il s’agit du recueil qui sort normalement en juin 2025, Déborder Bolloré. [iels acquiescent]
[00:32:55.750] – Camille Bardin
Grave. Édition du coup ?
[00:32:56.560] – Tania Hautin-Trémolières
Donc. Ouais. Donc secteur de l’édition donc, qui est une initiative menée par des éditeurices indépendant.e.s. Hum. Donc à ce jour, 128 co-éditeurices, dont je ne ferai pas la liste, mais vous pouvez aller sur deborderbollore.fr, meilleur nom de domaine, du coup. [iels rient]
[00:33:17.290] – Camille Bardin
C’est clair.
[00:33:18.190] – Tania Hautin-Trémolières
Pour… Pour à la fois lire le statement, enfin le projet quoi, et du coup, tout… toutes les éditions participantes, le programme aussi des rencontres/débats qui ont lieu un petit peu partout en France, en amont et pendant le lancement de l’ouvrage et qui je trouve, font vraiment partie de la démarche et pas juste le recueil en soi. Et… Et en fait, je trouvais que c’était un bon exemple de comment on lutte à la fois avec nos outils, à l’intérieur de notre domaine et de manière potentiellement effective, et pas juste avec des discours où c’est à la fois une prise de position claire et affirmée contre Bolloré et plus globalement évidemment, tout ce que ça représente de… de fascisant et dangereux. Et aussi concrètement nous en tant que public… Bah en fait, où est-ce qu’on met la thune ? Tout simplement aussi parce que acheter cet ouvrage c’est aussi soutenir les personnes qui le font, cette initiative et prendre position concrètement contre Bolloré et le projet global. Et voilà. Et c’est… Typiquement, j’avoue que c’est… Quand je cherche des initiatives qui me réjouissent ou qui me [font] dire : « Ah ouais, là c’est bien, on peut faire un peu concrètement », c’est plutôt vers ça que ça tend et ça rejoint ce dont tu parlais aussi Camille.
[00:34:44.290] – Camille Bardin
Eh ben débordons Bolloré, débordons-le et c’est très bien. Ce qui nous amène donc à la deuxième partie de l’épisode, consacrée cette fois-ci au Nouveau Printemps. Alexia, je te laisse nous l’introduire.
[00:34:56.920] – Alexia Abed
Oui et bien du coup, nous sommes allé.e.s au Nouveau Printemps pas plus tard que la semaine dernière. C’est un festival annuel toulousain qui s’appelle Le Nouveau Printemps et qui existe depuis 1991. Ce festival n’a fait que se renouveler pour finalement prendre la forme qu’on lui connaît aujourd’hui, sous l’impulsion de sa nouvelle présidente, Eugénie Lefebvre. Pour se réinventer à chaque édition, la formule est la suivante : Le nouveau printemps convie un ou une artiste d’une discipline connexe – comme tu l’avais expliqué Camille tout à l’heure – aux arts visuels, à concevoir la programmation à travers un parcours dans un des quartiers de Toulouse, différent chaque année. Depuis trois ans, le festival tente de défendre, je cite : « un art pour toutes et tous, localement ancré, artistiquement exigeant, avant-gardiste et soutient des expériences artistiques collectives ouverts sur le monde et responsables pour nos environnements ». Ambitieux projet. Pour sa troisième édition qui se déroule donc du 23 mai au 22 juin 2025 dans le quartier de Saint-Sernin / Arnaud-Bernard, le Nouveau Printemps confie les clés de sa programmation à Kiddy Smile. Pour celleux qui ne connaissent pas Kiddy Smile, il se définit lui-même comme artiste pluridisciplinaire intersectionnel. Il est chanteur, DJ, producteur, danseur et militant pour les droits LGBTQIA+, entre autres. Kiddy Smile questionne dans son travail, je cite « la dichotomie entre sa négritude, son identité sexuelle et de genre et ses origines sociales ». C’est donc très logiquement qu’il s’est entouré des artistes, des commissaires et des performeureuses qui réinventent les normes. Sa programmation est axée autour des familles choisies. Il puise donc dans ce qu’il connaît, les houses de la culture ball et du voguing. Ce sont des familles symboliques, regroupées en maisons, du coup, qui s’affrontent dans les balls et qui font de la vie quotidienne un lieu d’entraide. Toustes ses invité.e.s s’emparent à Toulouse d’une multitude de lieux culturels aux typologies diverses : universités, chapelles, musées, espaces culturels autogérés et même de la rue. Pour cela, il invite notamment la commissaire Yandé Diouf à piloter une grande exposition collective intitulée Faire famille qui, je cite : « donne voix aux récits issus de ce que la norme qualifie de périphérie ou de marge ». Au total, le Nouveau Printemps 2025, ce sont 39 artistes – dont 10 jeunes diplômés de l’isdaT –, 14 nouvelles productions, 4 projets dans l’espace public, étalé sur 10 lieux différents. Bref, une expérience plus qu’un programme qu’on va essayer de restituer aujourd’hui.
[00:37:16.310] – Camille Bardin
À titre personnel, j’ai vraiment vécu cet événement comme une respiration, si ce n’est une chance ; chance d’avoir… de pouvoir encore avoir accès à toutes ces voix, à toute cette énergie. J’ai vraiment eu la sensation de voir un artiste, donc Kiddy Smile, se dépasser, sortir de sa zone de confort mais aussi prendre plaisir en fait à rassembler une famille d’artistes qui est la sienne. Je… Je m’interrogeais un petit peu quant à ce format-là d’inviter un commissaire qui n’est pas curateur/curatrice, qui n’est… dont c’est pas le métier vraiment. J’émettais certaines réserves au début, parce que l’écueil, c’est évidemment que cela puisse laisser sous entendre que le métier de curateurice n’en est pas vraiment un et que finalement tout le monde pourrait s’improviser commissaire d’exposition. Et en fait bah non, ça fonctionne vraiment, je trouve, hyper hyper bien, notamment parce que cette manifestation est pensée en co-curation. Il y a vraiment un tandem entre cet artiste invité et Clément Postec qui est donc le co-commissaire de l’exposition. Et en fait, je trouve que ça, ça motive plein de choses hyper intéressantes. Ça permet en fait des liens entre les pratiques, ça donne accès à un public nouveau. Je pense qu’il y a tout un tas de personnes qui étaient là au moment de l’ouverture du Nouveau Printemps, qui n’est pas un public de l’art contemporain, j’imagine. En tout cas, c’est ce que je projette. Et puis ça permet de créer des interstices qui créent eux-mêmes des possibles, etc. Donc en fait, j’ai… je… Finalement, j’en arrive à être assez fan en fait de cette proposition en tandem encore une fois avec un ou une spécialiste de l’art contemporain, un ou une curateurice. Et puis après aussi ce que… un des autres écueils potentiels, une des… un des endroits qui me… qui m’effrayait peut-être un petit peu, c’était d’avoir une espèce de grande fête où finalement le politique, justement, allait un peu disparaître. Et non, il y a vraiment eu tout ce travail-là de repolitisation qui était, à chaque fois qu’il y avait quelque chose, qui était dit ou fait. Il y avait vraiment ce travail-là de repolitisation que j’ai trouvé vraiment important et d’autant plus important dans… quand on est face à un art comme ça, qui est en train de devenir de plus en plus mainstream. Et donc… Et vraiment, je me souviens notamment le… de cette prise de parole de Anne Cutaia qui est la réalisatrice du film de Kiddy Smile qu’il montre dans la chapelle des Cordeliers… C’est pas exactement la réalisatrice, c’est… Elle a coréalisé le film avec avec Kiddy Smile qui est présent dans la chapelle des Cordeliers et en fait, tout de suite, c’est ce qu’elle a… ce qu’elle a dit. Elle a posé tout de suite ces termes-là en disant : « En fait, là, ce n’est pas un divertissement, c’est de la politique, ce n’est pas un divertissement ». Elle a répété comme ça plusieurs fois et en fait, je crois que ça m’a aussi rassurée à plein de niveaux. Enfin, je trouvais qu’à cet endroit-là, ça a été vraiment très bien fait. Qui plus est, dans un contexte politique qui est… qui est celui de la ville de Toulouse, qui est pas un contexte des plus beaux quoi. Tania ?
[00:40:16.400] – Tania Hautin-Trémolières
Ouais, je suis hyper d’accord et je crois que collectivement, c’est une expérience qu’on a toustes appréciée. Moi ça m’a donné beaucoup de joie, plus que de la colère ou en tout cas ou une colère hyper porteuse et d’élan. Et… Et j’espère qu’on va arriver à conserver ça un petit peu avec nous parce qu’on en a besoin. Pour moi, c’était la première fois au Nouveau Printemps et à Toulouse d’ailleurs. C’était une découverte aussi de ce festival. Moi, je suis hyper convaincue par le format, en tout cas de cette édition que j’ai vécue. À la fois dans ce que tu disais Camille, de cette invitation faite à une personne qui en invite d’autres et du coup c’était très pertinent aussi par rapport au sujet et à ce titre de Faire famille et plutôt bien explicité concrètement dans les propositions artistiques et les différents lieux du festival. Et je suis aussi assez convaincue par le format et l’échelle du festival. Donc comme… comme tu l’as dit Alexia, ça se situe dans un quartier précis de Toulouse et ça change, si j’ai bien compris, chaque année. Du coup, ce sont des lieux qui sont globalement assez peu éloignés les uns des autres, qui ne sont pas immenses, donc qu’on peut rejoindre assez facilement à pied. Et donc, on peut supposer que le public qui n’est pas du coup forcément le.a professionnel.le de l’art contemporain qui vient pour ce cadre très précis, peut quand même relativement facilement faire au moins trois ou quatre lieux, je pense, sans avoir l’impression de courir un marathon. Donc pour moi, c’est un format qui est anti-biennale et vous le savez autour de cette table, je n’aime pas les biennales parce que je trouve que ce n’est pas effectif et que ça rend l’expérience de visite hyper douloureuse. Et là, ce n’était pas le cas. Alors certes, nous quatre, on était dans un contexte de voyage de presse, donc accompagné.e.s, babysitté.e.s dans le bon sens du terme, mais je crois que ça marche quand même, même quand on n’est pas dans l’expérience qu’on a vécue, nous. Et les échelles de ces espaces me convainquent aussi beaucoup. C’est majoritairement… si on fait une espèce de typo… typologie de lieux, des non-espaces d’exposition traditionnels. Donc on a des chapelles qui sont… qui sont utilisées là pour des expositions. On a certes un musée, mais c’est un musée d’archéologie, donc qui n’est pas un white cube, qui n’est pas une galerie. Et on a quand même effectivement deux artists run space. Mais il n’y a pas de centre d’art, il n’y a pas de galerie. Et moi, j’avoue, je suis assez contente de ça. Et il y a surtout des espaces qui sont destinés à autre chose et qui sont pour moi des espaces de savoir, de pensée critique potentielle. En tout cas, j’espère encore. A savoir la BEP, donc la bibliothèque d’étude et du patrimoine. Et il y a également L’Ensav, donc l’école des arts visuels où il y a le travail de H·Alix Sanyas qui est présenté et l’Université du Capitole où il y a les propositions de Brandon Gercara, Randa Maroufi et André Atangana et de Randa Maroufi. Et j’espère que j’ai oublié personne. Et je sais que potentiellement Samy, on n’est pas d’accord. Je le sais. [elle rit] Mais moi je suis très réjouie que ça occupe ces espaces-là qui, comme je l’ai dit, pour moi sont des espaces potentiels de critique et d’émancipation j’espère. Et je ne sais pas si c’est effectif, c’est-à-dire si… si, ça marche le fait d’être au milieu d’un public qui n’est pas celui de l’art contemporain et dans des codes de monstration qui ne sont pas ceux habituels de l’art contemporain. Mais moi j’aime le fait que la vidéo de Brandon Gercara à la BEP soit dans l’espace dédié aux ressources audiovisuelles et que peut-être, au détour de recherches de DVD, si ça existe encore, et ben on s’assoit pour la regarder. Et j’aime le fait que cette pièce, elle devienne une ressource potentielle aussi de ce lieu.
[00:44:28.800] – Camille Bardin
Complètement. Samy ?
[00:44:30.840] – Samy Lagrange
Je suis très content de rejouer cette discussion pour la quatrième fois qui nous a occupé.e.s tout le week end. [iels rient]
[00:44:36.210] – Camille Bardin
Je suis toujours dans la team de Tania.
[00:44:39.000] – Samy Lagrange
Mais du coup je ne vais pas redire ce que vous avez dit. Moi je pense que je suis totalement fan du format du Nouveau Printemps. La… La recette est trop intelligente, vous l’avez dit. Ce truc d’invitation marche très très bien : l’échelle locale, la valorisation de lieux culturels, le format festival, du coup, entre l’exposition et la biennale, qui semble en fait adaptée à tout le monde et beaucoup mieux que les deux autres propositions desquelles on est totalement étouffé.e. Bon après, moi j’ai toujours fait l’expérience comme on l’a fait là en voyage de presse, donc je ne sais pas exactement ce que ça donne en tant que visiteureuses. Mais donc effectivement, on a beaucoup eu cette conversation sur notamment les lieux d’accueil et leur efficacité avec Tania pendant… pendant le festival. Moi ça part un peu de cette chose que… Même si je ne suis pas fan des biennales, dans ce genre d’événements, je recherche le monumental et le grandiose. Toujours cet effet « Waouh ! » des… des grands événements. Oui, je sais, je sais, c’est questionnable.
[00:45:40.049] – Camille Bardin
Je suis dans ta team là sur ce coup-là.
[00:45:40.940] – Samy Lagrange
C’est un… C’est un biais de ma part et c’est une, j’en suis bien conscient, reproduction de la société du spectacle. Et surtout ici, c’est très peu adapté, en tout cas pas entièrement au sujet de… de cette édition qui est donc les familles choisies. Faire famille qui met l’accent sur les intimités, les interconnexions, les récits, les partages, les transmissions au sein des communautés. En comparaison par exemple à l’année dernière où l’artiste invité était Alain Guiraudie qui avait décidé de parler du processus d’anticipation et de nos désirs et de nos anxiétés face au futur, au pluriel. Et donc là, tout n’était que installations absolument géantes de monde futuriste et questionnable où j’ai pris un pied pas possible. [iels rient] Mais effectivement, on n’est plus… On n’est plus du tout dans ce sujet-là ici, même si le côté événementiel et spectaculaire se retrouve quand même à certains endroits de manière très pertinente. Par exemple dans ce que fait Kiddy Smile qui lui va se saisir de la question des ballrooms, de la culture des ballrooms, dans ce sujet-là, effectivement, spectacularise relativement lui sa part de l’événement. Et donc du coup, c’est pas du tout un reproche que ce que je vais faire, mais plutôt un partage de réflexions sur les stratégies de monstration et notamment de monstration politique de l’art contemporain. Parce que certes, cet effet spectaculaire, c’est un biais de la culture mainstream du spectacle et c’est très intéressant d’en sortir lorsqu’il s’agit d’aborder un sujet dont ce n’est pas la modalité éthique. Mais j’ai l’impression que cette édition aussi, comme l’a… l’a un peu suggéré Tania, avait la volonté d’aller dialoguer avec des lieux publics, pas forcément adaptés à la monstration artistique, pour favoriser la rencontre avec des publics et les sensibilités… et les sensibiliser aux enjeux des… de la question de cette édition du festival. Du coup, en s’insérant dans l’espace public ou dans les lieux de passage. Donc comme tu le disais, c’est notamment le cas des œuvres de Brandon Gercara, André Atangana et Randa Maroufi dans les espaces de l’université de Toulouse. Et sur le… sur le papier, je trouve ça tout à fait louable. Alors toi, Tania, tu appelles ça des lieux de savoir et des lieux critiques.
[00:47:44.010] – Tania Hautin-Trémolières
Potentiels. [elle rit]
[00:47:45.690] – Samy Lagrange
Potentiels. [il rit] Moi, en préparant l’épisode, je me suis surpris à tout de suite les nommer « lieux de la République ».
[00:47:53.530] – Tania Hautin-Trémolières
Oh ! [iels rient]
[00:47:55.160] – Samy Lagrange
J’ai même écrit pour… pour être totalement transparent : « temples de la République ». [elles s’ingénient]
[00:47:58.913] – Camille Bardin
Ah ok carrément. Toujours plus !
[00:48:01.310] – Samy Lagrange
Mais écoutez, c’est ce qu’on m’avait dit à seize ans quand je me suis fait prendre à fumer un pétard dans le lycée. On m’a dit que c’était d’autant plus grave parce qu’on était dans un temple de la République. [iels rient]
[00:48:09.080] – Alexia Abed
Tu t’encanailles, hein ? [iels rient]
[00:48:12.410] – Samy Lagrange
Et donc je ne peux pas m’empêcher la question de… enfin, de me poser la question de l’effi… l’efficacité concrète de mon expérience personnelle. Adolescent, j’ai un souvenir très mitigé de mes rencontres avec l’art et les cultures en général dans ces grands temples de la République, notamment ceux de l’éducation, au lycée ou à l’université. J’avais l’impression que ces espaces étaient si soumis à une idéologie et à une esthétique particulière, que je dirais fonctionnaliste, qui incarnerait la neutralité et souvent la laideur architecturale, il faut bien le dire. Faire pénétrer de l’art, qui n’est pas conçu pour ça et pour ces espaces, c’était forcément les désactiver en partie. J’avais l’impression que ces propositions artistiques étaient si écrasées par ces espaces architecturaux et symboliques qu’ils ne pouvaient pas être mis en valeur, se déployer et échouaient forcément à être tout à fait efficaces. Je pense que les accrochages de photos dans les couloirs de la fac et les œuvres de façade des amphis, c’est des choses que j’ai jamais vraiment remarquées, qui se fondaient dans le décor tristoune de ces grands ensembles architecturaux du ministère de l’Éducation, alors que les premiers chocs que j’ai eu, c’est pas quand on a fait venir l’art jusqu’à moi selon les règles de la République et de l’éducation nationale, mais c’est quand on m’a permis, moi, de me déplacer, d’aller ailleurs, de sortir de ces grands temples de la République et que j’ai découvert des propositions artistiques qui avaient… qui avaient l’air d’avoir toute la latitude pour transformer un espace, pour renverser les codes et pour me montrer des choses qui subvertissaient complètement le paradigme dans lequel j’étais à l’adolescence ou à la fin de l’adolescence. Et c’est à ce moment-là, quand j’ai rencontré ces œuvres-là, que je me suis dit qu’un autre monde existait et qu’un autre discours pouvait exister et que les questions qu’il véhiculait m’ont enfin frappé profondément. Alors évidemment, ce n’est que mon expérience personnelle, qui est probablement elle-même pétrie de mille biais. Avoir l’occasion de se déplacer, de naviguer entre différents espaces, qu’ils soient géographiques ou culturels, c’est une chance et un privilège. Mais en tout cas, je trouvais ça intéressant de soulever cette question de la monstration et de son efficacité, notamment politique. En fait, vaut… mieux vaut-il aller à la rencontre des publics ou les faire venir à soi ? Je serais bien incapable de dire si les choix de monstration de cette édition du Nouveau Printemps étaient pertinents ou non face à son sujet. Mais je pense qu’ils ont été en tout cas pensés, que c’était des tentatives. Là, je te rejoins Tania, je pense que ça a été pensé comme ça, d’investir ces lieux de savoirs critiques et d’essayer de les subvertir encore plus. Mais en tout cas, moi ça m’a donné du grain à moudre et je trouve que c’est important de donner du grain à moudre à nos cerveaux si engourdis et épuisés en ce moment.
[00:50:52.770] – Camille Bardin
Au boulot ! [iels rient] Alexia ?
[00:50:54.840] – Alexia Abed
Bah écoute, pendant que tu parlais, je me suis décroché la mâchoire parce que j’en revenais pas, parce que je ne suis pas tout à fait d’accord. Alors évidemment, exposer de l’art dans des espaces pétris d’idéologie républicaine type université, bibliothèque, moi non plus ça ne me touche pas. Et là-dessus, je te rejoins. Par contre, quand tu dis qu’il n’y a pas de monumental, moi je trouve que c’est pas vrai parce que le monumental, il réside justement dans la force symbolique et les gestes et les contradictions. Je pense justement à montrer des corps dans typiquement des chapelles, des corps qui sont noirs, qui sont parfois non valides, qui sont flamboyants à d’autres endroits ou qui ont des discours qui ne sont pas communément admis ou souvent relégués à la marge. Ça, c’est assez monumental à mon sens. Je pense notamment à l’installation de Josèfa Ntjam et Tarek Lakhrissi dans la chapelle des Carmélites, où on a donc un face à face entre ces deux artistes. Donc on a les deux vidéos en face à face. L’une termine quand l’autre commence. Donc c’est vraiment une boucle. Il faut savoir que Josèfa et Tarek sont ami.e.s depuis longue date et verseaux tous les deux si je ne me trompe pas. [iels rient] Important à préciser. Et donc les vidéos ne partagent pas forcément les mêmes esthétiques mais partagent les mêmes idées où on va visibiliser des identités différentes, on va essayer de comprendre comment on se construit dans une logique féministe intersectionnelle et décoloniale, évidemment. Et bref donc aux côtés de Jésus-Christ en croix justement, ou de scènes religieuses catholiques vieillottes qui sont en train de disparaître sur les murs. On a ces deux vidéos qui se font face avec ces corps qui sont complètement iconisés et la voix de Josèfa Ntjam qui… qui résonne dans la chapelle comme… comme une messe en fait, où elle va expliquer son point de vue, où elle se dit compressée par les couches successives d’histoires à débusquer. Moi je trouve ça en fait monumental et c’est dans la symbolique que ça se joue à mon sens.
[00:53:02.820] – Samy Lagrange
Je suis assez d’accord avec toi sur… C’était pour parler de ma petite blessure esthétique, mais comme comme le disait Tania et comme tu l’as très bien dit, dans le fond, je trouvais que ça faisait totalement sens avec le sujet de trouver le monumental et le spectaculaire dans ces autres méthodologies, parfois de l’ordre de la trace ou du symbole.
[00:53:20.130] – Camille Bardin
Mais enfin… Mais après, je trouve que les deux ne sont pas contradictoires. C’est effectivement dans la chapelle. C’est un « Waouh! » parce qu’une chapelle c’est déjà « Waouh! » en soi, tu vois. Enfin, c’est pas un bâtiment un peu dégueulasse des années 70 avec du placo et de… un faux plafond quoi. Ce qui est plus… ce qui n’est pas exactement le cas non plus de l’université du Capitole, mais qui se rapproche plus quand même de ces esthétiques-là, quoi. Et effectivement, du coup, je suis assez d’accord, j’ai trouvé ça hyper pertinent. En vrai, ce que tu viens de dire Samy, de dire que…
[00:53:47.270] – Samy Lagrange
Je l’ai enfin convaincue ! Il aura fallu deux semaines ! [iels rient]
[00:53:50.630] – Camille Bardin
Non mais j’aime bien cette idée effectivement. Enfin, c’est quand même plus sympa d’aller voir une exposition dans un endroit qui est dédié à l’exposition. Et effectivement, n’est-ce pas non plus un leurre que de faire venir ? Et enfin, en tous cas, ce n’est pas suffisant parce qu’il faut continuer à le faire. Et effectivement, de voir dans l’université du Capitole Brandon Gercara et toustes ses camarades, etc. se déployer… dont les récits se déploient sur les murs de l’université. Bah quand même. Enfin, moi ça m’excite aussi beaucoup, quoi. Donc…. Donc en vrai, un point partout. [iels rient]
[00:54:20.900] – Alexia Abed
Balle au centre.
[00:54:21.590] – Camille Bardin
Mais…
[00:54:23.210] – Samy Lagrange
Oeuvres d’ailleurs que j’ai toutes trouvé fabuleuses à l’université en soi. [elles aquiscent]
[00:54:26.390] – Camille Bardin
Ah oui oui !
[00:54:26.780] – Samy Lagrange
Je parlais vraiment du contexte d’exposition.
[00:54:28.280] – Camille Bardin
Oui, c’est juste… Ouais, carrément. C’est vrai que moi, ce que… ce qui m’a beaucoup touché aussi dans cette… dans cette proposition-là, c’est… Je crois que c’était vraiment la question du… le ruissellement, pour une fois, était-il effectif ? Mais [c’est] le ruissellement d’invitations en fait, qui m’a beaucoup touchée. Enfin, le fait déjà… L’idée même du Nouveau Printemps est une une invitation en soi. Donc là, cette fois-ci à Kiddy Smile. Mais finalement, en fait, il y a tout un tas de… En fait, cette méthodologie, elle a ruisselé sur l’intégralité du… du festival et que j’ai trouvé trop belle. Comme tu le disais, Josèfa… Josèfa Ntjam et Tarek Lakhrissi, c’était la première fois qu’iels pensaient quelque chose ensemble, donc tout de suite iels ont… iels ont décidé de travailler communément. Ensuite… Ensuite, il y a Kiddy Smile, lui-même qui était invité, qui s’est dit : « Bah en fait moi aussi il faut un peu que je me sorte de ma zone de confort ». Et du coup, qui a invité Mathilda Portoghese à curater aussi son exposition et qui l’a poussé vraiment à penser une manière de se montrer plastiquement aussi. Il y a ensuite moi, ce qui m’a trop ému, c’est Ndayé Kouagou qui devait penser un solo à Bellegarde. Et en fait… Et en fait, finalement, avant ce solo-là, il est allé à L’isdaT – qui est d’ailleurs en lutte en ce moment et qu’on salue – donner à la caisse de grève et… Et il a fait un workshop avec les étudiant.e.x de quatrième et cinquième année il me semble de L’isdaT. Et en fait le workshop s’est hyper bien passé. Du coup il leur a dit : « Mais venez exposer avec moi en fait ». Et du coup, cette exposition, c’est à la fois une… Il y a une grande salle qui est dédiée à Ndayé Kouagou et en même temps il y a une deuxième, enfin il y a… Les autres sont totalement destinées aux étudiant.e.x, quoi. Donc ça, j’ai trouvé ça trop bien. Et après il y a aussi d’autres gestes, et j’arrête après, d’André Atangana dont tu parlais notamment, qui lui-même a pensé tout un travail photographique et ce travail-là qui est montré donc notamment à l’université et… et en fait qui a invité alors qu’il était lui-même en train de s’interroger par rapport à soi-même, etc. En fait, il a invité d’autres pour se rencontrer soi-même et se raconter. Et donc il invite comme ça trois autres danseureuses, chorégraphes, photographes aussi à se mettre comme ça devant son objectif et à faire tout un travail ensemble. Et ça, j’ai trouvé ça vraiment trop, trop, trop bien. Tania ?
[00:56:46.990] – Tania Hautin-Trémolières
Je suis toujours grave, d’accord. Samy, je suis toujours moyen d’accord. [iels rient] Pas sur le fond, mais sur le fait que je pense que le monumental aujourd’hui, c’est tellement basique que ça n’est plus effectif et politique. Mais ça on en parlera quand on fera notre podcast sur Disneyland, l’art contemporain, est-ce que c’est toujours pertinent ? Non… Dans un… Dans un travail que je voulais mentionner parmi beaucoup d’autres qui m’ont plu, qui nous ont, je crois, plu à toustes et qui va bien dans cet anti-Disney, c’est la proposition de Meryem-Bahia Arfaoui donc, qui a créé un documentaire sonore sur le quartier Saint-Sernin / Arnaud-Bernard, notamment sur la place Arnaud Bernard. Donc qui est un quartier historiquement populaire, un quartier de luttes, de résistances qui se transforme un petit peu ces dernières années, comme souvent. L’artiste vient de ce quartier-là aussi et c’est pertinent. Donc c’est un documentaire que vous pouvez retrouver sur Spotify qui est en libre accès. Et donc c’est une espèce de balade sonore dans ce quartier, à travers les voix des habitant.e.s, dans leurs souvenirs, dans les souvenirs de leurs parents ou de leurs prands-parents, de luttes passées et présentes. Il y a des extraits, notamment de la fête pour célébrer la mort de Jean-Marie Le Pen sur cette place qui a souvent été un espace de départ ou de fin de luttes et de manifestations. Et moi, c’est typiquement, vous le savez, des projets que j’aime beaucoup : archive, mémoire, forcément, c’est mes… c’est mes dadas. L’artiste a aussi travaillé avec des élèves de classes UPE2A et de Terminale Arts plastiques de Toulouse aussi pour réfléchir à comment on peut matérialiser la création sonore. Il y a notamment des QR codes pour accéder aux podcasts qui sont stickés un petit peu dans le quartier et qu’il faut rechercher. Et je trouvais ça assez chouette aussi que ce ne soit pas une pièce qui soit présentée comme elle aurait pu l’être. Je ne sais pas [par exemple] sous forme de douche sonore, dans un espace d’exposition, vraiment comme comme on peut présenter les installations sonores dans l’art contemporain, ce qui aurait été super aussi. Mais ce truc de pouvoir emmener cette histoire-là, ce récit-là avec soi. Enfin dans mon cas, dans le train, en repartant de Toulouse par exemple, ou en me baladant dans un autre quartier, et ben moi j’aime trop et je trouve que ça va bien avec ce truc aussi de semer des invitations, de faire ruisseler, de faire des ricochets. Et c’est de l’ancrage aussi. Et un tout petit truc que je voulais mentionner parce que je trouve que c’est aussi intéressant dans le cas de ce festival et avec ce qu’on a déjà dit, c’est que le week-end d’ouverture qui était du vendredi au dimanche avec une programmation entièrement gratuite, il me semble, et ouverte à toustes, pour moi fait vraiment partie intégrante du festival. C’est pas juste, on fait quelques événements un peu satellitaires pour faire la fête, comme un vernissage amélioré quoi. Ça avait lieu essentiellement à l’Université du Capitole, encore une fois pour les… la soirée d’ouverture pour le Ball Rose organisé… hosté par Vinii Revlon aussi, auquel on n’a pas pu assister. Et tout le long de ce week-end, il y avait aussi des rencontres, il y avait des débats, il y avait des projections. Il y a eu un carnaval, une pièce de Raphaël Barontini rejouée avec des associations locales pour emmener le public dans l’espace. Il y a eu la pièce S.T.U.C.K de Mounia Nassangar, chorégraphe présentée dans le cloître à l’occasion, avant des DJ sets et des performances. Il y avait un plateau radio en public aussi, organisé le samedi il me semble, avec les artistes de la programmation. Bref, tous ces temps forts de rencontres, d’échanges, de réflexion, de nourriture, j’allais dire, politique et de célébration commune. Pour moi, ça faisait vraiment partie du Nouveau Printemps.
[01:00:50.610] – Camille Bardin
Complètement. Alexia tu… tu conclus ?
[01:00:53.970] – Alexia Abed
Je vais essayer, ça va un peu faire appel à tout ce que vous avez dit en résumé. Mais petit point quand même, parce qu’en arrivant au Nouveau Printemps, j’avais peur que ce soit encore une énième stratégie municipale pour pinkwashing, greenwashing, tout washer, remplir des quotas, être une caution woke. Enfin bon, vous connaissez la chanson. Et en partant, j’étais complètement guérie de ce préjugé pour toutes les raisons évidentes qui viennent d’être mentionnées. Mais on a pu vous dévoiler que la partie émergente de l’iceberg. Donc, alors évidemment, tout n’est pas parfait et clair, mais… mais c’est ça qui est super en fait. De mon point de vue, parce que le festival est un outil dont Kiddy Smile s’empare pour étendre les invitations et co-organiser un récit polyphonique en différents chapitres. Et en fait, on peut arpenter dans le désordre puisque… puisqu’il n’y a pas d’ordre préétabli. Et dans cette histoire que Kiddy nous raconte avec ses invité.e.s, on suit le parcours, les luttes, les vulnérabilités et les revendications. Quel que soit le rôle des personnes conviées qui prennent part en fait à cette histoire. Et cette fameuse histoire – je pense qu’on peut lui mettre un H majuscule – visibilise un réseau de collaboration, de confiance où tout prend sens en fait dans la répétition, parce qu’on va voir un ou unetel à tel endroit dans l’université, puis ensuite dans une performance, puis ensuite on va le.a recroiser à tel vernissage de tel lieu. Enfin bon, ça fonctionne très bien. Et quand je dis tout, je parle – alors peut être que je projette – mais je parle d’une forme de vengeance sur tous les endroits où iels ont été silencié.e.s. Et c’est vengeance, pas au sens de punir, mais vraiment au sens de revendiquer, de répondre, d’avoir un droit de réponse. Et plutôt que de se positionner contre une sorte d’ennemi invisible mais bien réel, il s’agit plutôt de s’auto-définir et de se raconter et de montrer nos fiertés.
[01:02:41.830] – Camille Bardin
Trop cool de finir là-dessus. Je me rends compte que j’ai pas fait mon petit disclaimer de début de podcast.
[01:02:47.380] – Alexia Abed
Ah oui !
[01:02:47.380] – Camille Bardin
Désolée, vous pouvez me tirer les oreilles. En fait, c’est assez simple, on est juste parti.e en voyage de presse, là, en l’occurrence. Donc payé par le Nouveau Printemps. Il y avait quand même une partie qui était pris en charge par Projets parce qu’on était quatre à descendre, donc ça faisait un peu beaucoup. Donc… Donc voilà, vous savez tout. Merci à toutes et à tous de nous avoir écouté.e.s. On remercie également toute l’équipe de Projets sans qui ce podcast ne serait pas. Il y a Marc Beyney-Sonier, Gelya Moreau, Antoine Allain, Martin Hernandez, Lucie Dumoulin mais aussi Cosima Dellac qui retranscrit pour nous les épisodes. On espère que cet épisode vous a plu. On vous dit au mois prochain, mais d’ici là, prenez soin de vous et on vous embrasse ! Et merci la régie !
[01:03:24.730] – Samy Lagrange
Au revoir !
[01:03:25.480] – Alexia Abed
Bisous !