VOICES / Jean-Charles de Quillacq

Dans le cadre du programme public d’Art Basel Paris, la galerie Marcelle Alix présente un solo show de Jean-Charles de Quillacq (né en 1979) à la Chapelle des Petits-Augustins des Beaux-Arts de Paris. Interrogation du corps et de sa représentation, puisant dans les registres domestique, théâtral et filmique, l’exposition “A real boy” trouble volontairement l’espace. Celui-ci se métamorphose en une scène alchimique et matérialiste, un terrain identitaire en déconstruction. 

VIVANT

Le titre de l’exposition “A real boy” regroupe une vidéo et une quinzaine de sculptures dont l’une porte un masque que j’utilise dans plusieurs performances et que j’ai réalisé à partir de mon propre visage. A real boy – chez Walt Disney, c’est ce qu’on souhaite toujours à Pinocchio de devenir – qui devra, s’il veut être vraiment vivant, s’assagir et se conformer à ce que son entourage attend de lui. Il n’obtiendra une âme qu’à ce prix-là, comme si le passage de la matière inerte à la vie passait nécessairement par l’éducation et la docilité. 

PINOCCHIO

Le texte de Carlo Collodi, l’inventeur de Pinocchio, était beaucoup moins porté que Disney sur cette question de la domestication de l’enfant. Une des autres parentés de mon travail passe aussi par Paul McCarthy et son Pinocchio Pipenose Householddilemma des années 1990, dont mes sculptures partagent les formes, les « nez tuyaux ».  Dans Pinocchio…, McCarthy porte le masque de la marionnette et joue son rôle en l’altérant profondément. Il rejoue plutôt les traumatismes du conditionnement culturel dans une société capitaliste, la répression de ses instincts et la violence des autorités. Je réagis aux mêmes choses que lui mais ma position est peut-être plus ambivalente que la sienne.  

SCÈNE

S’ils peuvent paraître très différents l’un de l’autre, ces deux médiums que sont la sculpture et la vidéo ont en commun la scène. Mon atelier – où sont tournées la plupart de mes vidéos – dans lequel je me mets en scène au travail et l’espace d’exposition où se regroupent mes sculptures. Celles-ci ont toutes une forte connexion avec le corps. On pourrait parler de « postures » à propos des positions que je leur fais prendre dans l’exposition. Mais elles semblent avoir des difficultés à se maintenir, à avoir une attitude ou une fonction : elles ne posent pas vraiment ; elles ne tiennent ni leur rang social ni leur statut de sculptures. 

IMMOBILITÉ

Leur immobilité garde quelque chose de labile et reste liée à la transition ou à l’instabilité. Quand je les installe dans l’espace, je les place selon un ordre qui relève moins de l’exposition que de l’espace dramaturgique. Et ces scènes que je constitue ainsi, pourraient être vues comme des scènes familiales, puisque par ailleurs, je me photographie et me filme moi-même, ou ma famille et mes proches, et nous représente dans mes installations. Ce qui m’a marqué en visitant la Chapelle des Petits-Augustins des Beaux-Arts de Paris est l’image d’un corps horizontal, qui ne se redresse plus, celui des nombreux gisants de chaque côté de la nef, allongés en entier sur le couvercle de leur tombeau ou celui du Christ à demi-relevé, qui est seulement épaulé par sa mère dans la copie de la Pietà de Michel-Ange. 

HORIZONTALITÉ

Cette absence de maintien « propre » se retrouve dans mes sculptures qui semblent avoir du mal à se tenir debout. Elles partagent avec les gisants leur horizontalité, tendues ou au repos, allongées sur des blocs de polystyrène imprégnés de liquides séchés ou évaporés, et qui conservent la trace de leur fabrication. J’incorpore dans les résines plastiques que j’utilise différentes matières qui les pervertissent. Je les imbibe de substances pharmaceutiques, industrielles et organiques comme la nicotine liquide, des graisses de poisson, du Viagra ou une reconstitution synthétique de ma propre transpiration. Ces matières corrompent mes sculptures et les empêchent même parfois de sécher correctement. Ce sont justement ces liquides que l’on retrouve imprégnés dans le polystyrène et qui témoignent de la vie très tachante et du devenir organique de nos corps. 

DÉMUTESCENCE

Leurs transformations biologiques auxquelles les gisants de pierre semblent pouvoir échapper en restant au sec pour toujours. Cette raideur de la mort et la mollesse de mes matières travaillent toute l’idée de la sculpture qui, longtemps, a consisté à élever des choses, et des choses plutôt solides. On a peu donné d’importance à d’autres états intermédiaires. Je repense souvent à une pièce de Dan Graham de 1966 qu’il a appelé Detumescence. Il avait remarqué qu’il n’existait aucun document scientifique décrivant les aspects émotionnels et physiologiques propres à la détumescence, le moment post-orgasmique traversé par un homme après qu’il ait joui. Ce n’était pas surprenant qu’aucune description de ce type n’existe dans la littérature et qu’il y avait là comme une omission culturelle — un « trou » que Dan Graham a voulu combler, en passant des annonces dans plusieurs journaux pornographiques et scientifiques, à la recherche de quelqu’un capable de fournir une description précise de celui-ci. Je crois qu’il n’a reçu aucune réponse. 

PERFORMANCE

Si les enjeux de mes recherches sont la représentation des corps, leurs matérialités, leurs interactions, leurs dispositions sociales et leur organisation au travail notamment, l’exposition constitue en effet souvent aussi pour moi un espace de performances, où je joue des codes de l’institution, de la délégation comme de l’autorité de mes œuvres. Et dans la mesure où je cultive une grande ambiguïté qui réduit la distinction que je pourrais faire entre mon travail et moi-même, entre montrer son travail et se montrer soi-même, ces jeux m’impliquent donc directement. Je me sens être autant producteur que produit. J’observais l’autre jour une de mes nièces sans qu’elle me voie. Elle a moins d’un an et je la laissais jouer toute seule dans le salon. Elle empilait devant elle des petites boîtes en carton les unes sur les autres et je voyais très bien comment, avec son corps, elle essayait de reproduire l’équilibre de la colonne qu’elle était en train d’élever en face d’elle. En imitant cet empilement, elle allait elle-même se mettre debout. De la même manière, mon travail est autant une production d’objets qu’il pourrait être une production de soi, on s’élève – ou se couche – ensemble.  

 

A real Boy, Jean-Charles de Quillacq

Du lundi 14 octobre 2024 au dimanche 20 octobre 2024

Chapelle des Petits-Augustins

14 rue Bonaparte, 75006 Paris

https://beauxartsparis.fr/fr/exposition-simple/real-boy-jean-charles-de-quillacq