Sélectionné pour le Prix Découverte de la Fondation Louis Roederer aux Rencontres d’Arles cette année, le photographe Nanténé Traoré (né en 1993) s’expose à l’Espace Monoprix jusqu’au 29 septembre 2024. Ses images, imbibées d’une esthétique sensible et fantomatique, se formulent par un regard presque mathématique et cristallisent des émotions ineffables.
INQUIÉTUDE
« “L’inquiétude” est le titre de la série que je présente aux Rencontres d’Arles, que j’ai emprunté à la très belle pièce de Valère Novarina. Son livre s’ouvre sur cette première phrase : “Alors je me suis assis et j’ai dit aux pierres : l’action est maudite. » qui a beaucoup résonné en moi quand j’ai commencé à travailler sur cette série. À l’origine, ce n’était qu’un exercice de style ; je manquais d’idées pour faire de nouvelles images, alors je me suis donné comme contrainte de faire l’inverse de ce que j’avais alors l’habitude de faire, plutôt des natures mortes et de l’inanimé, cadrés en paysage. »
INACTION
« Au fur et à mesure que je photographiais, je revenais sans cesse à cette pièce, à cette idée d’inaction. Je me suis rendu compte que ce vide, ce non-geste, m’obsédait : comment faire naître une émotion aussi délicate que l’inquiétude ? Comment faire tenir en apesanteur quand il n’y a ni regard, ni corps, ni action, mais seulement des traces ? La série s’est poursuivie ainsi et a dérivé, ensuite, mais cette idée de veille permanente face au monde est restée. Elle m’a vraiment permis de clore un chapitre dans mon travail visuel, et d’en ouvrir un autre, beaucoup plus enthousiasmant et complexe que la photographie de portrait. »
CADRAGE
« J’ai appris à rester en alerte et empathique face au monde, à continuer de chercher plus loin dans ce que l’on regarde. Forcément, cela impacte les cadrages que je peux utiliser, notamment en cherchant des manières de mettre à distance le sujet, mais aussi dans la composition même des images. Par exemple, je suis assez toqué avec les centres d’images, j’aime que toutes les lignes soient bien droites, que tout soit bien placé de façon presque mathématique, pour qu’on oublie jamais que faire une photo, même “candide”, résulte de calculs hyper millimétrés. »
FANTÔMES
« Cette approche un peu sévère du médium me rassure, je crois. Elle contre l’inquiétude, elle organise l’espace, elle offre un ordre que je trouve apaisant, aussi parce qu’il est naturel. J’aime beaucoup travailler le flou, mais pour moi il relève plutôt de ce qu’on laisse, de la trace, et aussi de ce qu’on arrive à capter en dehors de ce que l’œil voit plutôt que de l’inquiétude qui pourrait, par exemple, se manifester par des silhouettes évanescentes, des sortes de fantômes. Je préfère autant photographier l’absence en étant très net, et récupérer des morceaux de présence en étant flou. »
ONIRISME
« Mes photographies se perçoivent comme nostalgiques, sensibles dans ce qu’elles cherchent à montrer. J’aimerais qu’on les trouve justes, en tout cas, c’est ce vers quoi je tends. Je pense que j’ai toujours un penchant pour les choses délicates, épurées, et que cela se retrouve dans l’esthétique de mes photos qui se rapprochent de cette idée du précieux, échappant un peu au regard, ou d’instant suspendu. Les couleurs, le grain et les formes y répondent selon ce que l’environnement offre, mais mon utilisation presque systématique de pellicules périmées ajoute aussi cette couche d’onirisme à mes images, en particulier les dernières que j’ai pu réaliser. »
FICTION
« Toute photographie est une fiction puisqu’elle est toujours subjective — on photographie avec son regard, sa sensibilité, ses idées philosophiques, esthétiques, politiques. Il y a quelque chose de fascinant dans cette porosité entre réel et fiction. J’aime que la photo soit un espace où rien n’est tout à fait vrai, mais rien n’est vraiment faux. Je ne fais pas de mise en scène dans mes images, comme on en ferait en studio, mais j’en crée avec le cadrage, la lumière environnante. Je rajoute moi aussi des couches de fiction quand je photographie le réel, j’y crée des histoires, et tout ce travail de tissage fictionnel me permet de cristalliser un certain type d’émotions, qui seraient impossibles à décrire avec des mots. Il s’agit de tirer du réel l’essentiel d’un sentiment, l’encapsuler dans une image, pour créer une conversation avec le regardeur. »
DISTANCE
« Le portrait m’a permis d’apprendre à regarder les gens avec un œil juste. Il faut pouvoir être très connecté émotionnellement aux personnes que l’on photographie, mais toujours les mettre à distance, se forcer à créer une distance, pour que l’image soit la plus précise possible, qu’elle n’aille ni dans le pathos, ni dans quelque chose de trop froid. Les corps et les visages équilibrent une image, ils peuvent la rendre audible, plus facilement connecter avec celui qui la regarde. En m’éloignant aujourd’hui un peu plus du portrait, je me rends compte que je l’ai beaucoup pensé comme servant des formes, des lignes captant ou non la lumière, telle une entité en dialogue avec l’espace habité. Je continue de le faire, peut-être plus frontalement, en m’intéressant aux traces que les corps laissent, et à leur absence, aux preuves de leur passage quelque part. »
Exposition « L’inquiétude » de Nanténé Traoré
Présentée par la Galerie Sultana
Du 1er juillet au 29 septembre 2024 à l’Espace Monoprix (Arles)
www.nantenetraore.com