SE TIRER SUR LA COMÈTE
arpentage des planètes queer
Par Samy Lagrange
#13 JULES GOLIATH
Dans le virtuel, on a pensé à inclure des cheat codes. Sorte de fantasme, de revanche sur le réel, ils permettent de tricher impunément, de courber les lois de l’univers que l’on parcourt, et de s’affranchir des règles. Par définition, les mondes imaginaires se plient plus facilement à notre volonté. Pourtant, certains modes viennent étrangement complexifier l’expérience virtuelle.
Dans les jeux vidéo, il est parfois possible de quitter la vue subjective de son personnage et – comme projeté·e un peu en arrière, un peu au-dessus de son corps – de s’observer soi-même en vue objective. On se dissocie pour mieux comprendre la map dans laquelle on s’empêtre et soudain tout paraît vertigineux. Le principe du noclip permet, lui, de s’éthérer et, comme un spectre, de flotter et franchir ce qui n’est habituellement pas franchissable. Alors on traverse une paroie et tout d’un coup on ne sait plus exactement où l’on est.

Ces modes de jeu évoquent en réalité un état d’existence altéré et soulignent notre rapport anxieux au réel. Ils rejouent là-bas les expériences de déréalisation, de vertige, d’angoisse et d’hallucination. Pour un temps, on oublie la quête et l’on observe, paumé·e, un univers qui nous échappe. Le sentiment d’égarement est une condition qui semble transcender le réel et le virtuel, nous poursuivre dans l’un et dans l’autre, et brouiller la frontière entre les deux. Incapable de véritablement maîtriser nos hantises, on ne cesse de les représenter, on crée ici et là-bas de nouveaux espaces pour tenter de les enclore. Ainsi canalisées, on les observe de près, inquiet·es et fasciné·es.
C’est peut-être ainsi – par angoisse – qu’un nouveau niveau de virtualité a surgi. Derrière la réalité tangible du quotidien, apparaissent aujourd’hui des backrooms. Des arrières salles a priori invisibles, sortes de creux dans le réel qui accueillent des espaces mélancoliques aux géométries non-euclidiennes. Ces backrooms interconnectées forment un labyrinthe qui serpente à côté du réel. A l’intérieur, des micro-mondes régis par le principe d’inquiétante étrangeté ; des architectures instables et des présences insaisissables qui mettent en scène nos obsessions indicibles.
En cherchant refuge toujours plus loin, Jules a glissé dans les backrooms. Dans ce monde-frontière, il est devenu architecte et passeur. Méthodique, il repère maintenant les endroits de latence dans le réel ; dans la rue, il observe les devantures et palpe les cloisons. Là où le voile est léger, il sécurise la zone. Là où l’on peut traverser sans danger, il nous donne rendez-vous pour noclip. Derrière, il a lui-même établi un presque-monde, une chambre sourde.
Les mondes de Jules sont exigus. Des intérieurs familiers et cinématographiques ; des chambres de motel ou des appartements loués à la semaine. Les meubles sont rares, leur disposition aléatoire. Les objets posés au sol suggèrent une présence momentanément absente. Quelqu’un·e va revenir, va bientôt rentrer, alors que l’on ne sait pas comment ressortir. Au mur, une claie de portage trahit peut-être le statut de l’absent·e : un·e colporteur·euse qui dehors marche et collecte des objets aux fonctions énigmatiques. A partir d’un intérieur minuscule, Jules dessine en négatif les contours d’un extérieur potentiellement sans limite. Condamné·e à fixer le papier peint et les fenêtres aveuglantes, on s’imagine cerné par un quelque-part dont on ignore les codes et les paramètres. A l’intérieur, on se sent presque à l’abri et déjà en danger.
Je crois que les backrooms de Jules ne sont pas que des espaces liminaires, des sas ou des paliers qui mèneraient vers un ailleurs défini. Ce sont avant tout de simples lieux de projections ; des pièges et des simulacres. Jules nous fait pénétrer dans une interzone où tout est tramé et programmé pour réveiller nos imaginaires enfouis, pour faire transpirer notre inconscient. Il n’existe rien au-delà de ces quatre murs mais, sur cet extérieur dérobé, on projette nos angoisses et nos fantasmes. Dans cette structure, il n’y a que des vides à combler ; dans ce récit, il n’y a que des obsessions à alimenter.
Dans ces espaces voilés, l’expérience est imprédictible, et “mon souvenir n’est pas forcément ce qui est arrivé”.

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Merci à Jules de m’avoir égaré, dans les tréfonds d’internet et ailleurs.
Merci à Thomas Lemire de m’avoir intimé l’ordre d’aller rencontrer Jules.
Jules Goliath est co-fondateur du Sprinkler, atelier d’artistes et d’artisan·es à Romainville. Il participera à la prochaine biennale Émergences, du 10 au 13 avril 2025 au CND de Pantin.
Chemin de traverse, déviation dans l’arpentage : les récits de Clarisse Aïn qui, depuis le passé, obsèdent le présent.