Prix Turner © Peter Muhly / AFP Getty Images
Alors que la cérémonie de remise du Prix Pernod Ricard s’est tenue fin juin au Centre Pompidou, comme c’est le cas depuis l’an 2000, et tandis que l’ADIAF (Association pour la diffusion internationale de l’art français) annonce la parution en septembre de son ouvrage anniversaire « Le prix Marcel Duchamp – 20 ans après », il semble qu’il faille renoncer à recenser le nombre de prix d’art remis au cours de l’année. Les remises de médailles abondent dans le monde de l’art : des plus prestigieuses, comme le Turner Prize britannique ou le Praemium Imperiale remis par la Japan Art Association, aux plus confidentielles, ou exotiques, tel le prix australien Archibald, distinguant un artiste portraitiste et décerné pour la première fois en 1921.


Au printemps dernier, ce ne sont pas moins de trois nouvelles récompenses qui ont vu le jour dans l’Hexagone. La première édition du Prix Utopi·e – premier prix LGBTQIA+ dans l’art – a ainsi eu lieu en mai aux Magasins généraux. Une semaine d’exposition et de programmation transdisciplinaire (performances, DJ sets, conférences, lectures…) pour « visibiliser la scène artistique queer », couronnée par deux mentions (l’une du jury, la seconde du public). Créé « en soutien de la scène artistique internationale émergente », The Kooples Art Prize (sous l’impulsion du Studio Marant – Emily Marant accompagné de Marc Beyney-Sonier fondateur de la plateforme plurimedia Projets-Media) a, pour sa part, annoncé ses deux lauréats, Gaby Sahhar et Kim Farkas, en avril dernier. Début juin, c’est le Jury de l’édition inaugurale du Prix Pujade-Lauraine / Carta Bianca, dont ses deux fondateurs, Eric et Isabelle Pujade-Lauraine, qui se réunissait au MADRE – Musée d’Art contemporain Donna Regina, à Naples, pour désigner, à l’issue de plusieurs tours, sa première lauréate, Binta Diaw. Enfin la Fondation des Artistes a rattrapé l’année perdue pour cause de crise sanitaire en organisant le 16 mai, dans les salons de l’Hôtel Salomon de Rothschild à Paris, une réception en l’honneur des artistes lauréates 2021 et 2022 du Prix Michel Nessim Boukris.


CRÉATION D’UN PRIX, MODE D’EMPLOI
Le mode d’emploi de création d’un prix est assez simple : il faut prévoir un budget de dotation et de frais annexes pour l’organisation et la communication, sélectionner un comité de sélection et un jury – ce sont parfois les mêmes. Lorsque Éric et Isabelle Pujade-Lauraine, qui ont chacun fait carrière dans l’univers de la santé ( lui cancérologue de renom, elle, haut-fonctionnaire formée au coaching), se sont lancés dans l’aventure, ils ont été accompagnés par Gloria Sensi, une ancienne collaboratrice de la galerie Perrotin actuellement directrice à la galerie Templon, deux enseignes que le couple fréquente en tant que collectionneurs. Leur conseillère artistique les a guidés dans le choix du comité et la définition de leur ligne éditoriale : au cœur du dispositif, les artistes lauréats s’engagent en effet à « créer un dialogue fécond avec des personnes en voie de guérison ».
Encore plus éloigné du milieu de l’art, le docteur Boukris a été convaincu par la lecture d’un article du journal Le Monde des missions d’intérêt général de la Fondation des artistes. Il en a contacté la directrice, Laurence Maynier, afin de faire don à la fondation du capital qui appartenait à son frère Michel, disparu prématurément quelques années auparavant. Laurence Maynier lui a alors suggéré que soit créé un prix en sa mémoire, abondé sur une durée de vingt ans. Pour en simplifier le processus, le Prix Michel Nessim Boukris désigne ses lauréat.e.s parmi l’un.e des artistes sélectionné.es par la commission mécénat de la fondation. « Cela fait gagner du temps puisque nous avons déjà effectué un choix parmi un grand nombre de dossiers, explique Laurence Maynier. Cette solution a séduit le docteur Boukris, il s’est impliqué dans les sessions de sélection avec beaucoup d’enthousiasme ».
Matthieu Mercier © Centre pompidou
GAGNANTS ET PERDANTS
La dotation, plus ou moins généreuse, puisqu’elle peut varier selon les prix de cinq mille à cent mille euros (pour le Praemium Imperiale), constitue le gain le plus concret lié à l’attribution d’un prix. Lauréat du prix Marcel Duchamp en 2003, Mathieu Mercier raconte non sans humour avoir dépensé les 35 000 euros de son accessit « en faisant des acquisitions d’œuvres d’art et de pièces de design, comme les collectionneurs de l’ADIAF qui m’avaient choisi. À l’époque, cela ne me semblait pas judicieux de mettre autant d’argent dans la production d’une œuvre qui risquait de ne pas trouver de destination. » Il n’est pas difficile d’imaginer que ce petit triomphe mette de bonne humeur. Oui mais … « c’est bien pour celui qui gagne, pour les autres, c’est la déprime ! », souligne un heureux récipiendaire. On peut en effet s’interroger, alors qu’il existe déjà une forte concurrence dans le monde de l’art, s’il est nécessaire d’en créer davantage avec ces podiums. « Je n’aime pas l’idée de compétition », confiait ainsi Guillaume Désanges, nommé en octobre 2021 directeur artistique du 66ème Salon de Montrouge (avec Coline Davenne ). Le nouveau président du palais de Tokyo a, un temps, envisagé de remettre en question l’attribution du prix de ce rendez-vous de l’art contemporain– qui se tiendra cette année du 13 octobre au 1er novembre. Quant au Turner Prize, son jury a choisi en 2019 de partager à leur demande, la distinction entre les quatre candidats (Oscar Murillo, Tai Shani, Lawrence Abu Hamdan et Helen Cammock ). Désireux de ne pas brouiller le message de solidarité et d’humanité porté par leur prix, Éric et Isabelle Pujade-Lauraine, ont voulu que, outre la lauréate, qui reçoit 50 000 euros, les sept autres artistes sélectionnés bénéficient chacun d’une rétribution de 4 000 euros. Un lot de consolation en forme de soutien à leur démarche artistique.


UN TREMPLIN ?
Plus difficile à apprécier de façon objective, l’effet positif sur la notoriété de l’artiste semble la plupart du temps se vérifier. Ce coup de projecteur peut cependant aussi créer un éblouissement. S’il estime a posteriori que cette distinction lui a été favorable, Mathieu Mercier se souvient que le prix Marcel Duchamp, en le propulsant à 33 ans sur le devant de la scène est arrivé très tôt dans sa carrière. Lauréat 2022 du prix Reiffers Art initiatives, Pol Taburet, à peine âgé pour sa part de 23 ans, a fait la Une du magazine Numéro Art en révélation de l’année. « Cela arrive très vite », reconnaît le galeriste du jeune peintre, Daniele Balice, vaguement inquiet de cette reconnaissance prématurée. Il faut en effet conserver l’élan. Nul doute que Boris Kurdi, lauréat du 22e Prix Pernod Ricard, se sentira encouragé lors de la cérémonie de remise du prix au Centre Pompidou, par le voisinage de l’exposition Le grand atlas de la désorientation de Tatiana Trouvé … lauréate du Prix Fondation d’entreprise Pernod Ricard 2001.
Très reconnu dans le milieu de l’art, ce prix prouve qu’une image de marque peut se mettre au service de la carrière des talents qu’elle distingue – surtout si elle le fait avec discernement. C’est cependant loin d’être toujours le cas et certains soulignent le risque de vampirisation des artistes par les stratégies de communication. Lesquelles sont parfois sans lendemain : le prix Altadis, crée en 2000, fut arrêté en 2008 suite au rachat de l’entreprise.
Reste que la création d’un prix génère des attentes autant qu’il engendre des responsabilités. Récompensant « la diversité et l’excellence dans l’art du crayon », le Derwent Art Prize a reçu plus de 6 000 candidatures provenant de 67 pays pour son édition 2022. Lancée en 2014, la Bourse Révélations Emerige enregistre également tous les ans une hausse significative du nombre de postulants. Celui-ci a explosé pendant la pandémie, laquelle a imposé un format numérique pour le dépôt des dossiers. « Ce qui à terme pourrait se traduire par un formatage des projets », regrettait d’ailleurs Gael Charbau, commissaire de l’exposition des douze nominés. Pour sa prochaine édition, le prix Sam Art Projects dont les lauréats bénéficient d’une exposition au palais de Tokyo, renonce quant à lui à faire un appel à candidatures, chacun des huit membres de son comité étant désormais rapporteur du projet d’un artiste qu’il devra présenter et défendre.
Si les prix les plus prestigieux peuvent parfois demeurer les plus discrets, à l’instar du Praemium Imperiale, considéré comme le Nobel de l’art, il faut parfois aussi pour certains accepter d’évoluer afin de continuer à être pertinent et d’asseoir leur légitimité. C’est le cas du prix AWARE, créé en 2016 et destiné jusqu’ici aux artistes émergentes, qui mute pour récompenser sous l’intitulé Nouveau Regard les artistes en milieu de carrière, « moins soutenues par les prix existants et l’actuel écosystème de l’art ».
Gaby Sahhar © Courtesy de l’artiste
Kim Farkas © Courtesy de l’artiste
AU-DELÀ DU PRIX, L’ACCOMPAGNEMENT
Au-delà des palmarès, le mot clef est désormais « l’accompagnement ». En 2020, le Prix Fondation Pernod Ricard a par exemple annoncé faire peau neuve pour se positionner davantage comme un compagnonnage d’une année avec les artistes sélectionné-e-s. Tandis que les œuvres produites dans le cadre du Koople Art Prize seront présentées dans l’espace The Koople- Champs-Elysées, ce nouveau prix met en avant son engagement dans une démarche d’accompagnement professionnel, notamment à travers son partenariat avec le MAC VAL, musée d’art contemporain du Val-de-Marne. Même chose pour le prix Poujade-Lauraine qui prévoit qu’une personnalité reconnue pour son parcours professionnel dans le monde culturel, artistique ou scientifique entretienne au titre de « Grand Témoin » un échange interdisciplinaire avec le ou la titulaire du Prix. Cette tendance générale signale que dans une époque où la concurrence fait rage, les prix ne souhaitent surtout pas être vus comme des événements privilégiant l’esprit de compétition.