Entretien avec Adrian de Banville, directeur du programme VIP de Feria Material, à l’occasion de la « semaine de l’art » à Mexico.

Adrian de Banville © Eunice Adorno for Material

Jeanne Turpault :
Adrian, on s’est rencontré·es il y a huit ans à la galerie Poggi à Paris, dans le cadre des activités de l’association Societies et de l’action Nouveaux commanditaires. Peux-tu nous parler de ton parcours ?

Adrian de Banville :
J’ai fait un master en ingénierie publique, filière culture, à Sciences Po Paris. Je me suis spécialisé dans l’art contemporain avec mes stages à Bétonsalon – Centre d’art et de recherche, et en mécénat au Musée des Arts Décoratifs. J’étais de plus en plus attiré intellectuellement par l’art contemporain. J’envisageais alors de rester à Paris, mais finalement, cela ne s’est pas fait.

Jeanne Turpault :
C’est ce qui nous permet de nous retrouver à Mexico aujourd’hui ! À ton arrivée ici en 2019, tu t’es d’abord investi dans le développement du magazine Terremoto avec Dorothée Dupuis, avant de rejoindre l’équipe de la foire Material en tant que directeur d’Invited, le programme VIP.

Adrian de Banville :
À l’époque, j’ai commencé par le projet Terremoto qui était essentiellement un magazine papier avec trois numéros annuels. Il proposait aussi des contenus en ligne distincts et développait une maison d’édition, Temblores Publicaciones, qui a depuis acquis une certaine autonomie par rapport au projet initial. La ligne éditoriale était assez politisée, avec un regard décolonial, queer et transféministe sur les expressions artistiques et leur critique en Amérique latine et au Mexique. L’approche était pensée du Sud vers le Sud, ce qui reste une perspective encore marginale dans les médias d’art contemporain de cet hémisphère. 

Depuis 4 ans, j’occupe le poste de directeur d’Invited, qui englobe les relations VIP de Material. C’est un programme qui cherche à s’établir comme une marque propre, afin d’ouvrir la porte à d’éventuelles opportunités de sponsoring commercial ou autres, non seulement pendant les foires que nous organisons à Mexico et Guadalajara, mais aussi tout au long de l’année. Mon rôle consiste à développer les relations VIP : faire en sorte que nos exposant·es – les galeries qui participent à chaque foire – rencontrent le public (collectionneur·euses, institutionnel·les, agent·es du marché) qu’iels recherchent. L’objectif est que chaque foire soit un succès commercial, mais aussi relationnel, car comme on sait dans le monde de l’art, le capital symbolique est souvent aussi important que les ventes pour les artistes.

Courtesy of Material

Jeanne Turpault :
Autour de quels événements majeurs s’organise la semaine de l’art à Mexico ?

Adrian de Banville :
Historiquement, l’événement qui inscrit Mexico sur le calendrier international de l’art contemporain est Zona Maco, la plus grande foire du pays. Cette année, elle a célébré sa 21ᵉ édition. Fondée par Zélika García, elle est née au moment où le marché de l’art mexicain se libéralisait et s’internationalisait, soit une dizaine d’années après la signature du traité de libre-échange nord-américain. C’est la manifestation principale autour de laquelle s’est structurée la semaine de l’art de Mexico telle que nous la connaissons aujourd’hui. Depuis, d’autres manifestations ont émergé, comme Material, qui a fêté sa 11ᵉ édition cette année, ou encore Salón Acme, qui a célébré sa 12ᵉ édition. Acme adopte un modèle de foire moins conventionnel, en s’établissant dans une résidence du XIXᵉ siècle plutôt que dans un lieu qui présente une succession de stands en white cubes attribués aux galeries.

De nombreuses galeries ont vu le jour au Mexique, en particulier à Mexico, au cours des dix dernières années. Je pense aux blue chips, au nombre de trois ou quatre, dont Kurimanzutto et OMR, qui se distinguent par leur envergure, leur fonctionnement et la renommée de leurs artistes. Ensuite, à des galeries établies comme Labor et Proyectos Monclova, qui participent à des foires internationales, mais avec des équipes plus réduites. Enfin, aux émergentes, qui ont entre 2 et 6 ans d’existence, comme Peana, Lodos, Salón Silicón, LLANO, Pequod Co., etc., qui sont toutes présentes à Material cette semaine. On trouve également quelques galeries étrangères qui se sont installées à Mexico, comme Nordenhake (Suède) ou Travesía Cuatro (Espagne).

Toutes génèrent aussi leurs propres événements pendant cette semaine, attirant visiteur·euses et professionnel·les venu·es de l’étranger ainsi que des quatre coins du pays et de la région.

Jeanne Turpault :
En parallèle des grandes manifestations, de nombreux événements se déroulent dans toute la ville, offrant une autre approche de l’art : visites de collections privées, d’ateliers d’artistes, cycles d’expositions et performances en institutions, dans des lieux alternatifs…

Adrian de Banville :
Oui, les foires sont souvent le moteur de ce type d’activités. Material, tout comme Zona Maco, dispose de son propre programme VIP, incluant des visites guidées par des commissaires d’exposition, des visites de collections privées et d’ateliers d’artistes.

En parallèle, Material propose également un programme de performances, Immaterial, qui va au-delà du format classique des foires. Par exemple, l’année dernière, une performance de Carlos Amorales a eu lieu au Polyforum Siqueiros, offrant une nouvelle manière de découvrir ce lieu iconique mais méconnu. Material est d’ailleurs la foire qui interagit le plus avec la ville de Mexico elle-même.

Au-delà des foires, les artistes et les structures indépendantes s’organisent de manière autonome pour tirer profit de l’effervescence de cette semaine, à travers diverses manifestations : open studios individuels et collectifs, sorties de résidence, programmation artistique, avec ou sans le soutien de galeries et d’institutions locales ou internationales.

Courtesy of Material

Jeanne Turpault :
Quels sont les enjeux de visibilité et de marché pour la scène artistique mexicaine ? 

Adrian de Banville :
Lorsque je travaillais à Terremoto, j’ai eu l’occasion de me familiariser avec plusieurs scènes artistiques en Amérique latine. Aujourd’hui, si l’on met de côté le Brésil, Mexico accueille sans doute la semaine de l’art contemporain la plus reconnue et la plus fréquentée par les acteurs du marché et des institutions culturelles. 

Sa position géographique est un facteur clé de son succès ; la proximité avec les États-Unis favorise largement son marché. De plus, les prix pratiqués au Mexique sont particulièrement compétitifs : une institution américaine peut acquérir des oeuvres d’artistes de haut niveau institutionnel à des tarifs bien plus abordables que ceux de leurs homologues européens ou nord-américains.

Comme tu le soulignes, cette semaine est essentielle pour la visibilité de la scène artistique mexicaine à l’échelle mondiale. Pendant ces quelques jours, Mexico devient un point focal du monde de l’art. Cela soulève aussi des questions de centralité et de périphérie dans le système artistique global.

Il faut être conscient du contexte politique dans lequel tout cela s’inscrit, mais aussi des nombreuses opportunités qu’il génère. En une semaine, une galerie efficace peut obtenir pour ses artistes une invitation à une exposition majeure ou une participation à une biennale internationale, tout en réalisant une part importante de son chiffre d’affaires annuel. De fait, ces sept jours peuvent être décisifs pour le développement d’une galerie ou de la carrière d’un.e artiste.

Courtesy of Material

Jeanne Turpault :
Feria Material se distingue des autres foires internationales par son accessibilité et sa direction artistique. En quoi permet-elle à des jeunes galeries ou projets de se faire une place et de se démarquer ?

Adrian de Banville :
Je pense que si l’on veut insérer Material dans une généalogie de foires, au niveau local et international, on peut dire qu’au niveau local, c’est la foire indépendante de référence en Amérique latine. C’est-à-dire qu’elle défend toute une génération locale de galeries et d’artistes qui n’existaient pas forcément pour la plupart d’entre eux, il y a cinq ans. On peut également dire que la dimension internationale de Material a consolidé son statut parmi les manifestations indépendantes comme Liste, Paris Internationale, Artissima ou ART-O-RAMA. Dans le sens où les artistes et galeries présents seront sensiblement plus jeunes et les formats d’oeuvres présentés souvent moins commerciaux que dans les grandes foires.

La sélection des galeries se fait par un comité de galeristes, sur invitation. Un petit stand, d’une dizaine de mètres carrés, coûte autour de 4 000 à 5 000 euros. Un stand plus grand, plus spacieux, peut atteindre les 8 000 à 10 000 euros. Notre directeur souhaite que les tarifs restent abordables et accessibles aux jeunes galeries qui n’ont pas toujours les moyens de prendre des risques, surtout pour une foire qui encourage les formats expérimentaux. Les deux tiers des galeries viennent de l’étranger et Material a historiquement été la porte d’entrée vers le Mexique pour des galeries japonaises, allemandes, suisses, canadiennes, et bien d’autres, qui n’étaient pas forcément en capacité de s’offrir un stand à Zona Maco, ni intéressées par ce type de marché, mais qui souhaitaient néanmoins participer à une foire consolidée et médiatique.

Quant au format des oeuvres, il sera moins dépendant des tendances qui dominent le marché et plus proche des préoccupations actuelles des artistes, au Mexique et ailleurs.

Jeanne Turpault :
Peux-tu justement décrire les tendances de cette 11ᵉ édition ?

Adrian de Banville :
Cette année, outre la peinture et la céramique qui sont présentes, il y a aussi beaucoup d’artistes qui travaillent avec le textile : du feutre, de la laine, du coton, toutes sortes d’étoffes qui servent à transmettre des histoires autour de l’identité, du paysage, et de la politique. Je pense à Wendy Cabrera Rubio, dont la mère est couturière et qui était représentée à Paris avec un de nos exposants réguliers, Anonymous, lors de la foire Paris Internationale. Un format un peu plus installatif qui va au-delà de la sculpture ou de la peinture. Je pense notamment à Carolina Fusilier, une artiste qui a été exposée au musée Anahuacalli et qui est représentée par notre galerie Peana. 

Des artistes font un pas d’écart avec l’utilisation des médiums traditionnels de la peinture et de la sculpture. Charlotte Van Der Borght, par exemple, qui est chez Galería Mascota produit du bas-relief au format monumental. Elle a une pratique pluridisciplinaire qui lui permet de jouer avec les médiums (peinture, sculpture, installation, etc.) et de conserver une grande liberté d’exécution dans son oeuvre.

Courtesy of Material

Jeanne Turpault :
J’imagine que cette programmation, ouverte et diversifiée, attire un profil spécifique de publics et de collectionneur·euses local et international. Lequel ? 

Adrian de Banville :
Le public de Material est souvent plus jeune, curieux et cosmopolite, désireux de découvrir de nouvelles expressions artistiques. On remarque une forte présence d’institutions étrangères, notamment américaines, intéressées par l’art latino-américain. Il est vrai qu’il est, avec l’art caribéen, de plus en plus présent dans les collections muséales américaines et dans les programmations, ainsi que dans les biennales, comme celles de São Paulo et de Venise. 

Concernant les collectionneur·euses, il existe un segment traditionnel, issu du boom économique de 1994, qui a soutenu les galeries comme Kurimanzutto ou OMR. Ces collectionneur·euses, âgés de 50 à 60 ans, ont acquis des oeuvres d’artistes mexicain·nes des années 90, aujourd’hui présent·es dans les grandes biennales mondiales. À côté, une nouvelle génération de jeunes collectionneur·euses, principalement urbain·es (Mexico, Guadalajara, Monterrey), recherche des formats plus expérimentaux. Iels sont davantage connecté·es à la culture numérique, suivent les tendances sur Instagram, et sont intéressé·es par des prix plus accessibles pour les jeunes artistes. Le marché mexicain et latino-américain reste très relationnel, avec une forte dimension affective : les collectionneur·euses privilégient des relations directes et des amitiés avec les artistes et galeries qu’iels soutiennent.

Jeanne Turpault :
Avec du recul, comment le développement rapide du marché de l’art, ces dernières années, a-t-il influencé la scène artistique mexicaine ? Quelle stratégie de positionnement se dessine pour l’avenir ? 

Adrian de Banville :
Je pense que c’est une scène qui s’est vraiment beaucoup développée au cours des vingt dernières années. L’écosystème n’était pas du tout le même au début des années 2000, avant l’apparition de Zona Maco, de toute cette nouvelle génération de galeristes. 

Dans les années à venir, une redécouverte de l’écosystème artistique mexicain s’impose, avec tout ce que cela implique politiquement. Ce pays constitue une jonction clé entre l’Amérique latine et l’hémisphère nord et offre un foisonnement artistique très important, héritage de traditions artisanales millénaires. Au-delà du marché, l’écosystème institutionnel dans la capitale est solide : des écoles d’art réputées comme l’Esmeralda, des formations de haut niveau en histoire et théorie de l’art à l’UNAM ou à l’Université ibéro-américaine. Aujourd’hui, la production reste abordable et les loyers encore accessibles.

Enfin, les artistes développent une forte autonomie. L’auto-gestion et le développement d’initiatives, d’espaces indépendants, de collectifs d’artistes, comme Biquini Wax il y a quelques années – très actif il y a encore quelques années – nourrissent un échange d’idées qui dépasse le concept, très néolibéral, de l’artiste en carrière solo. Il existe ici un facteur communautaire essentiel, bien moins présent dans d’autres villes du Nord global ou ailleurs, et qui fait la richesse de cette scène. 

Courtesy of Material

Jeanne Turpault :
Cette croissance ne présente-t-elle pas néanmoins un risque pour la création contemporaine et les artistes qui sont souvent les premiers à payer les conséquences d’un développement trop rapide et l’imposition de modèles ?

Adrian de Banville :
J’aimerais dire que dans un monde capitaliste tardif, il faut toujours se méfier de l’idée de croissance. La scène mexicaine s’est construite elle-même, avec l’appui des échanges internationaux, mais reste attrayante car elle s’est forgée de manière autonome. Il serait faux de dire qu’elle dépend du parrainage du grand voisin du Nord, parce que le Mexique est dépositaire d’une richesse culturelle préexistante à l’art contemporain, qui a favorisé son foisonnement.

On a beaucoup parlé des galeries américaines qui ont vu, en Mexico, un Eldorado, avant de se heurter aux limites du marché et de fermer leurs portes. Il faut aussi être vigilant sur ce point, car ce n’est pas toujours la faute du marché local ; bien souvent, ce sont des stratégies maladroites, importées et transposées sans aucune sensibilité au contexte local, portées par l’autorité d’une hégémonie extérieure, qui souhaite surfer sur la tendance “Mexique” et ne prend pas le temps de connaître et comprendre le terrain sur lequel elle s’installe.

Je pense qu’il faut rester très attentif à la manière dont ce développement se réalise. Les artistes doivent être les premiers à bénéficier de cette croissance, ainsi que les agent·es indépendant·es de l’art contemporain, qu’il s’agisse de curateur·ices ou de critiques, qui ne sont pas nécessairement affilié·es à des institutions publiques ou privées. Il est fondamental de veiller à ce que leurs conditions de vie et de production restent favorables, et que cette dynamique profite également à celles·eux qui oeuvrent en dehors des grandes structures institutionnelles qui sont le plus souvent conditionnées par les forces idéologiques, politiques et économiques en place.