↘  En première partie d’émission sur la 66e édition du Salon de Montrouge

↘  En seconde partie, le débat porte sur une question récurrente sociétale peu abordée dans le milieu de la culture : la question du cumul des mandats dans l’art contemporain.

Avec Camille BardinClaire LunaHenri Guette & Samuel Belfond.


↘ Retranscription complète des échanges : 
Camille Bardin

Bonjour à toutes et à tous, on est ravi.es de vous retrouver pour ce nouvel épisode de Pourvu Qu’iels Soient Douxces. Ce soir aux micros de ce studio : quatre membres de Jeunes Critiques d’Art, un collectif d’auteurs et d’autrices libres et indépendant.es ! Depuis 2015 au sein de Jeunes Critiques d’Art nous tâchons de repenser la critique d’art comme un genre littéraire à part entière et pensons l’écriture comme un engagement politique. Pour Projets, on a souhaité penser un format qui nous permettrait de vous livrer un petit bout de notre intimité en partageant avec vous les échanges qu’on a officieusement quand on se retrouve.  Pourvu Qu’iels Soient Douxces c’est donc une émission dans laquelle on vous propose deux débats : le premier autour d’une exposition, le second davantage tourné vers une problématique liée au monde de l’art. Aujourd’hui nous sommes donc quatre membres de Jeunes Critiques d’Art à échanger… Claire Luna.

Claire Luna

Bonsoir.

Camille Bardin

Samuel Belfond.

Samuel Belfond

Coucou !

Camille Bardin

Et Henri Guette !

Henri Guette
Bonsoir !
 
Camille Bardin

Et moi même Camille Bardin. Pour cette première partie sur l’exposition, on a décidé de s’intéresser à une institution un peu dans la jeune création qui est le Salon de Montrouge. Je me tourne du coup tout de suite vers toi Claire, est-ce que tu peux un peu nous nous lancer ce premier sujet s’il te plaît ?

Claire Luna
Et bien oui ! La 66e édition du Salon de Montrouge (1955) s’est tenue du 13 octobre au 1er novembre dernier au Beffroi de la ville de Montrouge au sud de Paris. En même temps que Paris + et son collier de foires Asian Now, AKAA, Paris internationale, et j’en passe. C’était l’hystérie de l’art contemporain cet automne à Paris. Si avec Jeune Création (fondé quant à lui en 1949), les deux salons français historiques se proposent de faire une radiographie de la création vivante, ils sont un rendez-vous incontournable de l’art contemporain et un véritable tremplin dédié à la découverte d’artistes émergent.es Cette année, c’est Work Method, soit les commissaires d’exposition Guillaume Désanges et Coline Davenne, qui signent la direction artistique. La structure Work Method a été fondée par G.D. en 2006, il s’agit – je le cite : « d’une agence de production, de réflexion et de mise en œuvre de projet ». Avec Coline Davenne, iels ont succédé à Ami Barak et Marie Gautier en marquant cette édition d’un sceau tout particulier. Si la sélection – réalisée avec les 10 membres du comité curatorial -, s’est resserrée autour de 37 artistes cette année contre presque 60, voire 100, des éditions précédentes, elle s’est surtout ouverte. Elle s’est ouverte au collectif. Elle s’est ouverte à de nouvelles disciplines comme l’archi, le ciné, l’édition, le design, le graphisme et le paysagisme. Elle s’est ouverte à l’écriture inclusive. Aussi, iels ont privilégié une logique collaborative et collective à la compétition en remplaçant la traditionnelle remise des prix par une volonté de mieux répartir l’accompagnement des artistes sélectionné.es. En effet, Work Method veut leur offrir une multiplication de perspectives pro qui prendront la forme d’expositions, de résidences, de publications et de rencontres avec les partenaires du Salon. – Le Salon de Montrouge s’est également ouvert à d’autres générations en invitant des artistes plus agé.es, considérant que l’émergence n’était pas nécessairement liée à l’âge.

Camille Bardin

Merci Claire ! Samuel, tu commences ?

Samuel Belfond

Bien effectivement c’est intéressant. Oui.

Camille Bardin

C’est le pouvoir de la critique d’art.

Claire Luna

La question de l’émergence tu veux dire ?

Samuel Belfond

Non, non justement dans ton introduction tu parles… Enfin pour moi, c’est la première fois que j’entends ça sur Montrouge, c’est-à-dire d’un vrai parti pris curatorial et qui n’a pas trait uniquement à l’esthétique et à ce qui est présenté, mais à la manière dont ces artistes sont présenté.es. Chose qui a souvent été un vœu pieux dans ces espèces de grandes messes de l’émergence que sont Montrouge, Jeune Création, Emerige, etc. Or là, il me semble, et c’est quelque chose qui m’est venu en fait de manière assez positive dès le vernissage, en commençant à discuter avec des artistes présents et présentes, justement d’un discours très positif de ces artistes exposé.es vis-à-vis de l’institution et vis -à-vis des commissaires.

Claire Luna

Surtout des commissaires !

Samuel Belfond

Oui, surtout des commissaires, mais qui avait l’air de s’être porté diligemment au-devant de l’institution et ce qui est une sorte de relatif plébiscite auquel il y a certains points noirs dont on pourra discuter après, qui est relativement rare en fait, il faut l’avouer, en vernissage quand même, on entend souvent davantage de griefs qu’un ensemble de louanges. Louanges qui sont liées en premier lieu aux conditions d’accueil qui ont été repensées. Et c’est là où c’est intéressant de manière assez concrète, en partant des honoraires des artistes. Rappelons-le, jusqu’à présent, à Montrouge iels ne recevaient environ que 200 € alors qu’aujourd’hui iels sont rétribué.es 1 000 €. Il y a une discussion manifestement, iels n’étaient pas sûr.es jusqu’à la fin, mais aujourd’hui, je vois que ça a été acté, et qu’iels ont bien reçu 1 000 € chacun.e, ce qui est…

Camille Bardin

Notable ! A noter, en tout cas !

Samuel Belfond

Il y a aussi eu une automatisation aussi du transport, ce qui n’était pas le cas avant. Il y avait auparavant un système de bourse qui était plus ou moins opaque et inique et qui a été remplacé par un transport automatique pour tout le monde. Ce sont des choses qui peuvent paraître anodines, mais en fait non, pas du tout. Et j’avais entendu des années précédentes aussi une certaine pression sur la nécessité potentielle de montrer des pièces inédites à chaque fois. Or, là, ce n’était pas du tout le cas. Voilà, ce qui fait qu’il y a eu de la part des artistes la volonté de préciser que c’était un salon qui s’était bien passé pour elles et eux. Iels avaient l’impression, à quelques exceptions près, que ça s’était bien passé. C’était important de souligner ces quelques points avant de parler de l’exposition en tant que telle où peut-être, à mon sens, le bas blesse un peu plus.

Camille Bardin

Et ton avis Henri peut-être, avant qu’on ne parte ailleurs ?

Henri Guette

Tu as bien fait de rappeler que c’était un salon, parce que dans un salon il y a deux dimensions. Il y a effectivement celle d’un éventuel parti-pris curatorial et des questions esthétiques, mais il y a surtout une dimension sociologique. À quel moment ça intervient dans le parcours d’un.e artiste ? La fameuse émergence ? Sachant que Jeune Création a toujours placé l’émergence comme étant possible hors des écoles et après le temps de l’école. Donc là, c’est vrai que le salon de Montrouge a changé un peu de position par rapport à cette question de l’émergence et elle a aussi changé sociologiquement par rapport à son public. Qui sont les artistes qui sont exposé.es et les créateur.ices, car comme tu le précisais puisqu’on n’a plus affaire seulement à des artistes visuel.les. Et quelle place va jouer ce salon dans leur carrière en sachant qu’il n’y a plus ces prix ? Effectivement, mais il y a un accompagnement qui promet d’être global. À suivre. Mais c’est ce qui est en tout cas annoncé dans le communiqué de presse.

Camille Bardin

Moi, c’est vrai qu’une des nouveautés de ce salon, c’était le fait de thématiser un peu, enfin de proposer des thématiques qui illustraient la curation. Et c’est vrai que moi j’ai beaucoup aimé. J’ai trouvé que justement si on perçoit le salon de Montrouge comme une espèce de thermomètre de la création contemporaine et le fait de pouvoir découvrir de nouveaux et de nouvelles artistes, là typiquement, ça nous permettait aussi de voir quelles étaient les grandes problématiques qui étaient… qui sont convoquées aujourd’hui par les jeunes artistes. Et c’est vrai que j’aurais aimé pouvoir voir quelles étaient dans les années 70 ces thématiques qui pouvaient être convoqués à l’époque. Du coup, il y a toute cette question de l’archive. Donc j’ai trouvé qu’effectivement, quand tu parles de sociologie, il y a tout ça aussi que j’ai vraiment bien aimé. J’avoue que moi j’étais un peu fan de cet aspect box, simplement aussi je pense c’est dû à mon métier de critique parce que quand j’allais au salon de Montrouge, c’était vraiment une manière pour moi, par le biais de ces petites cellules, de découvrir des univers et d’avoir un plongeon dans le portfolio d’un ou d’une artiste. Et ça, j’aimais bien. Là, j’étais un peu plus perdue et je trouvais que cet entre deux, entre l’exposition et le salon n’était pas… Enfin, on sentait que c’était un premier pas et c’était pas tout à fait encore assumé. L’éclatement n’était pas total. Du coup, je me suis dit que c’était peut-être parce que c’était la première fois qu’iels faisaient ça, donc j’en porte pas trop rigueur non plus. Mais voilà, c’est vrai que je suis intéressée de savoir ce que vous en avez pensé.

Henri Guette

Peut-être qu’on peut écrire pour les auditeur.ices à quoi ça ressemblait.

Claire Luna

Je vais juste – pour répondre en même temps à Samuel d’une certaine manière, et puis à Camille d’une autre – aborder la question de la direction artistique. Tantôt iels se présentent comme directeu.rices artistiques et tantôt comme commissaires. Dans une exposition, il y a un commissariat dans un salon, il y a peut être plus une direction artistique, je ne sais pas. Mais ce que je vois, à la différence avec les années précédentes, c’est qu’iels ne prétendent pas une fausse curation. Je me permets parce que les années précédentes, on a eu des box, certes, mais avec des concepts collés tel que « Le Duchampien » ou que sais-je encore et déjà ça je reconnais… Qu’est ce qui te fait rire Samuel ?

Samuel Belfond

Ca me fait rire justement ce terme « Le duchampien ».

Claire Luna

Voilà. Et en fait moi je préfère qu’iels assument. Et comme tu dis, ils viennent comme ça identifier des sujets qui traversent en fait. Et ce qui est intéressant c’est qu’iels n’inventent pas des concepts, iels ont identifié des sujets propres à notre époque, qui traversent les pratiques et les artistes. Alors j’en cite quelques uns qui sont l’écologie, l’inégalité des genres, le décolonialisme, le multiculturalisme, la théorie du care, la démocratie technologique, la migration ou encore les représentations des minorités et j’en passe. Et de préciser que ce ne sont pas que des thématiques. Et c’est là où je te rejoins sur ce que tu disais tout à l’heure Samuel, ce ne sont pas que des thématiques abordées par les œuvres, mais qu’elles constituent, et là je les cite dans leur note curatoriale « un régime de travail qui guide leurs manières de faire. » Et ça, je trouve ça vraiment admirable, et je m’en suis, je m’en suis réjouie. Et iels disent exactement que « plutôt de s’adapter de manière cosmétique à ces nouveaux sujets » – et c’est ce que je retrouve par ailleurs dans beaucoup d’expositions, sans parler de salons – « il s’agit d’en faire un régime de travail qui inspire et guide nos manières de fonctionner. » Voilà. Et on peut si tu veux Henri, un petit peu décrire, tu disais un petit peu le… faut que j’arrête de dire « un petit peu » [Rire]… le salon, l’espace, comment il est organisé, etc.

Henri Guette

C’est vrai qu’on commence toujours par décrire l’exposition pour le visiteur.

Claire Luna

Oui, c’est important.

Henri Guette

Là on est on a quelques difficultés à le faire de part la dimension de salon. Il y a une une aparté dans cette exposition qui permet de présenter le travail du collectif in.plano qui a été victime d’un… c’est même plus une expropriation puisque leurs toiles…

Camille Bardin

Une destruction !

Henri Guette

Une destruction de leur atelier par leur bailleur. Donc il y a eu une dimension aussi politique du salon Montrouge en souhaitant les accueillir et leur offrir un espace. Donc il y avait cet espace qui était ouvert un peu sur le côté du salon. Sinon, il faut imaginer une grande halle dans laquelle on circule, avec une construction qui joue à la fois des blackbox où sont projetées des vidéos et où des rapprochements se forment et permettent d’avancer dans l’exposition, tantôt dans des installations immersives et tantôt dans des white cube où se trouvent différentes œuvres et propositions design qui communiquent les unes avec les autres. C’est vrai que ce qui guide le passage d’une pièce à l’autre, ce sont vraiment les rapprochements formels qui parfois sont aussi au détriment des œuvres. J’ai trouvé personnellement. Je sais pas si quelqu’un.e veut compléter cette description.

Claire Luna

En fait iels parlent de rapprochements par affinités. Je ne sais pas ce que ça veut dire.

Camille Bardin

Affinités… amicales ?

Claire Luna

Oui, c’est ça. Iels parlent de rapprochements par affinités, mais je n’ai vu ni thématique… J’ai vu une fois « formels » et ça, ça m’a beaucoup gênée. Et en fait je n’étais vraiment pas convaincue. En effet, la lecture n’est pas toujours évidente, même si je l’ai sentie plus respirante. Moi, j’étais plus à l’aise d’une certaine manière. En revanche, quand je réfléchis après, je me dis « Ah non ! Alors par exemple, il y avait la proximité physique ou spatiale entre le travail de Roy Köhnke et celui d’Aline Rivière. Donc je sais pas si vous vous souvenez, ça c’est quand…

Camille Bardin

Oui oui, je suis complètement d’accord avec toi.

Claire Luna

Et en fait, j’ai hésité et je me suis dit « Tiens, c’est une nouvelle production de Roy. » Et puis en fait l’artiste était là, donc le trouble n’a pas duré. Et ça je m’en souviens très bien, mais il y a eu d’autres pièces comme ça où je savais pas parce que je connaissais pas les artistes. Et ça n’a pas été simple en fait de distinguer. Si les affinités ne sont que formelles, ça ne me semble pas fondé et je ne crois pas que ce soit ça. Je ne sais pas comment les affinités se manifestaient. Iels ne les ont pas précisées en fait, donc je sais pas. Alors en effet la scéno n’est plus guidée par les thématiques, mais comment on se retrouve là dedans ?

Camille Bardin

Moi j’ai été un peu perdue, j’avoue à certains moments, et ça amène une autre question qu’on s’était aussi posé.es dans un autre épisode Pourvu Qu’iels Soient Douxces pour 100 % Vilette qui a pareil une proposition hyper dense d’exposition. Moi j’avoue que je suis restée 2 h 30 au salon et j’ai pas réussi à tout tout tout voir. Et par ailleurs, j’ai eu la chance de travailler avec certain.es artistes, dont j’avais vu certains films donc j’ai pu les passer, donc ça me faisait gagner une demi heure par ci par là, ce qui n’est pas rien. [Rire] Mais j’avais l’impression qu’en soit, pour vraiment « bien faire », je ne sais pas si on peut « bien faire » un salon, je mets des guillemets, mais voilà, j’avais l’impression que pour « bien le faire », il fallait rester une demi-journée quoi. Et donc je sais pas trop et c’est une vraie question que je me pose. Je sais pas si c’est pas bien ou mal, mais en tout cas j’avais du coup une certaine frustration et en même temps, je me souvenais des dires de Inès Geoffroy qui était curatrice de 100 % Vilette qui nous avait dit : « Oui mais en fait c’est un événement qui est gratuit, qui se picore ça et là, qui est ouvert à des publics aussi qui sont des publics locaux, donc iels peuvent y retourner, y revenir, etc. Le but, c’est de se promener, de picorer ça et là ce qui nous intéresse. » J’avoue que je sais pas trop ce que j’en pense et je ne sais pas si vous avez une idée là-dessus, mais cette densité-là, c’est à la fois d’une extrême générosité et c’est trop bien parce qu’on voit plein de choses et qu’on en a pour notre argent, même si c’est gratuit donc voilà. [Rire] Mais dans un autre autre sens, j’étais un peu frustrée, je me disais est-ce que vraiment c’est pas aussi au travail des curateur.ices de guider, de faire en sorte que ce soit digeste. Tu as fait les gros yeux Samuel tu vas me disputer ! [Rire]

Samuel Belfond

Non pas du tout. Il y a plusieurs niveaux de réponse à ça. Mais c’est marrant de parler de la difficulté de digestion de cette expo alors qu’on a quasiment divisé par deux le nombre d’artistes.

Camille Bardin

Oui c’est ça. En plus j’en parlais avec une artiste derrière et pareil, elle me disait qu’il y a deux fois moins, même plus de deux fois moins d’artistes.

Samuel Belfond

Mais après, dans un sens, c’est aussi une éthique du regardeur ou de la regardeuse et de ce qu’on peut en dire. Moi je ne ressens pas du tout cette frustration par exemple parce qu’à mon sens, ce genre d’événement – ça peut être discutable d’un point de vue de mise en concurrence des artistes et du regard qu’on leur porte – ça oblige justement à des regards obliques sur des œuvres où on va passer à côté de quelque chose et notre regard va être attiré ou pas. Il y a une forme de violence là -dedans, certes…

Claire Luna

Tu glanes.

Samuel Belfond

…Mais cette dimension de flânerie dans l’espace d’expo permet de faire une découverte, une rencontre par rapport à ça, un peu impromptue. Je trouve qu’il y a une certaine beauté là-dedans qui peut exister, et parfois je suis assez soûlé par justement des discours curatoriaux qui essaient de faire entrer des ronds dans des carrés et de rigidifier les parcours.

Camille Bardin

Tu l’as fait. Tu l’as redit ! Chaque PQSD de Samuel, tu réussiras à mettre ton expression « faire entrer des ronds dans des carrés. » [Rire]

Samuel Belfond

Non mais vous voyez ce que je veux dire ?

Camille Bardin

Non mais oui, tu as raison. Je suis contente d’avoir cet avis-là, parce que c’est vrai qu’il y a un peu le complexe de la bonne élève. Comme je savais qu’en plus on avait un épisode de Pourvu Qu’iels Soient Douxces j’étais plus attentive. Je pense qu’évidemment si j’avais été juste simple visiteuse, j’aurais flâné, j’aurais chopé ça et là des trucs qui m’intéressaient, mais là j’étais en mode « merde, il faut que j’y retourne quoi. »

Samuel Belfond

Mais en revanche, je rejoins pas mal Claire sur le fait que cette sorte d’hybridation entre salon et volonté de faire exposition collective mais pas complètement, se fait pas mal au détriment, je pense, du travail des artistes. Je l’expliquerais par le fait que ce sont des pratiques qui sont encore émergentes, donc qui n’ont pas forcément les moyens de production et parfois n’ont pas forcément une maturité pratique à faire des pièces qui ont une aura suffisante pour exister seules dans un espace white cube un peu esseulé. Et là, on le sentait parfois à certains endroits que des travaux aurait mérité, comme Camille tu le disais aussi, d’être ramassés dans un box pour qu’on rentre dans un espace un peu plus narratif, dans le monde tel que l’artiste le voit. Et là parfois ça manquait et ça aplanissait un peu ce qu’on pouvait ressentir.

Claire Luna

J’ai pas vraiment senti comme toi Camille en fait. Pour une fois justement que je me suis dit que j’avais eu l’impression non pas d’avoir tout vu, mais d’avoir plus vu que d’habitude, d’avoir plus apprécié. Même s’il y a des choses, enfin des œuvres, des pièces qui je pense me sont complètement… Enfin, je pense que je les ai pas vues en fait, parce que quand j’ai regardé le catalogue après je me suis rendue compte que c’était passé inaperçu. Mais je crois Samuel – du coup je sais pas si je me suis bien faite comprendre -, que je préfère ce choix, ce parti-pris du salon qui n’est pas faussement curaté en fait. Et c’est assumé, c’est traversé par des thématiques qui ne guident pas la scénographie. En revanche, comment penser ça ? Ce que j’ai beaucoup apprécié, c’est justement le nombre d’artistes. Et pour moi, c’est la preuve d’un vrai double engagement qui est celui d’un vrai choix qui est corrélé à l’éviction du système des prix, qui permet un accompagnement réel, un vrai suivi.

Samuel Belfond

Non, non, c’est juste qu’on a parlé plusieurs fois de l’éviction des prix et c’est vrai que c’est un truc qui revenait chez les artistes. Oui mais non mais pas vraiment.

Claire Luna

Et bien justement, j’aimerais bien qu’on en parle après.

Camille Bardin

Oui tout pareil !

Claire Luna

Je finis juste cette toute petite chose.

Camille Bardin

Vas-y Claire on a le temps en plus !

Claire Luna

Je parlais de ce double engagement qui est en effet corrélé à l’éviction du système des prix mais qui donne aussi les conditions – alors on n’est pas vraiment toutes d’accord, là – d’une meilleure réception. En tout cas, c’est ce que j’ai ressenti. Une meilleure réception qui ne signifie pas une bonne réception des œuvres, mais une meilleure que les années précédentes. C’est vraiment ce que j’ai ressenti. Et là, vous voyez, je reviens de la Biennale de Venise et je me demande pourquoi on avait ce besoin de faire tout monde, comme dans les romans réalistes puis naturalistes du XIXᵉ genre, d’embrasser tout l’existant, de rejouer la Comédie humaine. Pourquoi pas répertorier exactement et systématiquement, avec une précision chirurgicale, pour livrer une représentation rigoureuse de tout ce qui se fait aujourd’hui ? Je ne sais pas si vous êtes allé.es à la biennale, mais c’est ça et c’est vomitif. Et donc là, je me suis dit…

Camille Bardin

Ah ouais tu es dure !

Claire Luna

Eh bien oui, il y en a trop. Il faut faire un vrai choix, c’est un vrai engagement. Et quand on est commissaire, en plus là, dans le cadre d’un salon, quand on prend 37 artistes, ça permet un vrai accompagnement et une vraie visibilité, une vraie mise en valeur. Néanmoins, il y a un problème de scénographie qui fait que la mise en valeur n’est pas complètement aboutie. Donc voilà, pour moi ça permet un vrai engagement et c’est ce qu’on fait à mes yeux Guillaume Désanges et Coline Davenne. Et pour les prix, on peut revenir dessus. Je suis allée faire une petite recherche historique, mais je sais pas si vous vous connaissez un peu l’histoire des prix. Mais en fait, le prix qu’on connaissait le plus un XIXᵉ siècle avant la moitié du XIXᵉ, c’était le prix de Rome et les prix du Salon. Et ça, c’était déterminant pour la carrière de l’artiste.

Camille Bardin

C’est la médaille ultime quoi !

Claire Luna

Et qu’est ce qu’il lui est arrivé ? En 1863, se crée le Salon des refusés, et là, il se proclame sans jury et sans récompense au milieu du XIXᵉ. Un siècle et demi plus tard, on doit encore rompre avec un régime de palmarès qui émane non plus de l’Académie mais du marché. Donc avant c’était de l’Académie, maintenant c’est du marché. Ça, ça arrive au milieu des années 50.

Camille Bardin

L’Etat puis le capital quoi.

Claire Luna

Et du coup, je trouve que c’est encore une fois exemplaire de se soustraire à cette invention du palmarès.

Camille Bardin

Henri, tu dis bof bof, tu veux nuancer quelque chose ?

Henri Guette

Je veux nuancer parce que les prix du salon de Montrouge c’est pas tellement le marché. Il y a des centres d’art, c’est des FRAC, des DRAC, etc. Tout ça c’est un système public.

Claire Luna

C’est le système du prix par essence, non pas par qui il est organisé.

Henri Guette

Oui, mais le marché c’est autre chose, en tout cas en France, ce n’est pas l’institution publique.

Camille Bardin

Oui c’est pas l’ADIAF (Association pour la diffusion internationale de l’art français) quoi. Je ne sais pas si l’ADIAF desservait un prix d’ailleurs.

Henri Guette

Bah si c’est le prix Marcel Duchamp !

Camille Bardin

Oui bien sûr, mais à Montrouge.

Henri Guette

Non pas à Montrouge. En fait, ce qui est important aussi c’est de savoir pourquoi aussi les prix sont revenus et quand. C’est-à-dire qu’au Salon des refusés, ça reste de la production picturale, donc si ça se vend ou non, même s’il n’y a pas une reconnaissance de l’Etat, le collectionneur achète.

Claire Luna

Alors c’était pas trop la question à ce moment-là, au milieu du XIXe si ?

Henri Guette

Bah si ! La question c’est toujours de pouvoir vivre de son art. Quand Monet expose avec les autres au Salon des refusés, il y a des gens qui les achètent et qui les soutiennent, parce que pour elleux c’est faire résistance, etc. Sauf que dans les évolutions de l’art et de l’art contemporain, il y a eu un… Enfin, l’art contemporain a toujours cherché à fuir le marché, et sans cesse le marché l’a récupéré. Il y a beaucoup d’artistes qui cherchaient justement à… C’est toute l’anecdote de « L’urinoir » de Duchamp, ou attribué à Duchamp. C’est-à-dire que l’Armory Show avait décrété qu’ils ne refuseraient personne. Et donc en provocation pourquoi pas cet urinoir ? Et là, c’est vraiment quelque chose qui a priori ne pouvait pas être acheté. C’était vraiment l’idée d’aller pousser la démarche jusqu’au bout. Donc il y avait déjà l’idée d’échapper au marché et les prix à un moment…

Claire Luna

Au milieu du XIXᵉ, tu veux dire ? Parce que le marché, il arrive quand même plutôt au milieu des années 50.

Henri Guette

Il y a toujours eu un marché de l’art.

Camille Bardin

La financiariation aussi peut-être ?

Henri Guette

On est un peu en train de se perdre. [Rire]

Claire Luna

Je suis perdue mais en même temps c’est très lié.

Camille Bardin

Ce débat-là est intéressant parce qu’on se rend compte à quel point les prix ont un impact sur les carrières des artistes et à quel point en fait, iels ont… Vraiment j’étais… De plus en plus, je commence à en avoir marre des prix, vraiment définitivement, parce que les artistes et travailleur.euses du monde de l’art sont déjà suffisamment archipellisé.es. Il y a une concurrence qui est déjà suffisamment importante pour qu’on en rajoute pas avec les prix. Donc vraiment, je ne pense pas que ce soit une bonne modalité de faire émerger de nouvelles voies, de nouvelles formes. Et j’ai l’impression que la fin des prix a permis vraiment de détendre les équipes du salon et les artistes. Les artistes en premier lieu, mais aussi les équipes. Je parlais en off avec une personne de Montrouge qui m’expliquait que ça avait vraiment complètement bouleversé leur rapport de travail avec les artistes, que tout le monde était plus détendu et que ça c’était ressenti pendant le montage où pour une fois, enfin, les artistes s’étaient entraidé.es entre elles et entre eux. Alors qu’avant l’enjeu c’était évidemment d’être le meilleur ou la meilleure, parce que l’enjeu, c’était un solo show au Palais de Tokyo ! Enfin c’est quand même une dinguerie quoi ! Donc du coup, évidemment qu’il faut que son stand soit le meilleur et pour qu’il le soit, c’est un concours, il faut que les autres soient moins bons. Donc là, la personne m’expliquait que vraiment, pendant le montage, on l’avait complètement ressenti et que les artistes s’étaient entraidé.es et que par ailleurs, les équipes du coup avaient pu travailler aussi dans une ambiance de travail beaucoup plus saine où il n’y avait plus à gérer ces égos-là. Et c’est normal qu’iels aient eu ces égos, parce que motivés par ses prix. Donc vraiment, j’ai trouvé ça super. Et à une époque où on parle d’éthique de travail et de manière de repenser certaines modalités de monstration et d’accompagnement des artistes, je trouvais que c’était un symbole hyper fort et plus qu’un symbole, il avait été agissant sur le salon.

Claire Luna

Oui pourvu que ça me continue !

Camille Bardin

Oui, complètement.

Samuel Belfond

Néanmoins, j’ai l’impression que c’est un peu la démonstration du point de blocage qu’on a par rapport à cette situation des prix. C’est à dire qu’a été annoncée que la remise des prix n’aurait pas lieu, mais en soumsoum, des prix sont quand même maintenus.

Claire Luna

Il y en a un je crois : l’ADAGP je crois.

Samuel Belfond

Au moins un. Il y a eu l’ADAGP et deux, trois autres il me semble, qui étaient liés à des résidences et qui ont pas voulu.

Claire Luna

Ateliers Médicis, mais qui sont pas formés…

Camille Bardin

Mais est-ce qu’iels vont chercher les artistes ?

Samuel Belfond

En fait du coup ça a créé un peu une atmosphère de suspicion, dont les artistes m’ont parlé autour du moment du vernissage, de qui l’avait, qui ne l’avait pas, etc. Et comme rien n’était officiel, c’est un couac, c’est pas très grave. Ce sera sûrement modifié l’année prochaine. C’est pour dire que ça va dans le bon sens, mais que c’est quelque chose qui met du temps a bouger quand même.

Camille Bardin

De toute manière, c’est sûr qu’il y a ce truc de comment dire… En tout cas, peut-être que ça a impulsé quelque chose de positif, et encore une fois, ce symbole-là, je l’ai trouvé intéressant. Après, c’est sûr que le salon de Montrouge, ça reste un endroit où des artistes sont découvert.es et donc… ça reste une médaille en soi le salon de Montrouge. Donc c’est normal que derrière cette ligne supplémentaire sur le CV permette derrière à d’autres d’avoir des résidences, des machins, etc. Mais je trouvais que c’était quand même moins violent que d’avoir cinq minutes pour faire le tour et dire bon bah… Bon j’exagère un peu mais bon.

Samuel Belfond

Il y avait quand même des prix liés a des résidences en plus de Montrouge, c’était ça la particularité.

Camille Bardin

Oui oui, complètement.

Samuel Belfond

Mais c’est un peu marginal dans la réussite du truc.

Claire Luna

Moi je ne sais pas ce que vous avez ressenti comme ça dans l’ensemble, mais j’ai senti presque quelque chose qui peut-être traversait toutes les œuvres. Pas une thématique puiqu’il y en a plusieurs, mais j’ai senti que l’intime n’avait jamais aussi bien rejoint le politique que dans cette sélection. Et j’y ai vu beaucoup de sincérité, pas de simples postures, ce que je regrette beaucoup dans ce que je vois ces derniers temps. Pas de narcissisme ni de misérabilisme, de démarche documentaire maquillée sous une action sociale qui doublerait ou rejouerait un certain rôle du politique, qui à mes yeux se vide de sa substance avec le temps. Je sens que tu vas met répondre bientôt Samuel. [Rire] Je sais pas si vous voyez ce que je veux dire, mais en tout cas après il n’y a pas de peinture figurative non plus.

Camille Bardin

C’est vrai ça !

Henri Guette

Ah bon ?

Camille Bardin

Très peu oui.

Claire Luna

Et ce qui confirme le fondement du salon comme l’a précisé Guillaume Désanges qui est loin des tendances du marché de l’art. Et ça, ça donne quand même un espoir. Et en fait, ce que j’ai ressenti, je vais faire une envolée sur le salon de Montrouge ! [Rire]

Camille Bardin

Vas-y, on finit toujours sur une envolée lyrique.

Claire Luna

Alors c’est pas une envolée lyrique là.

Camille Bardin

Eh merde. [Rire]

Claire Luna

J’ai senti que – vous allez me prendre pour une folle – les artistes ont encore un refuge des lieux de liberté et de paix, même si le salon espère quand même faire « effet signe ». Je ne sais pas si vous connaissez ce terme, c’est Sophie Cras qui dit ça, elle est autrice de « L’économie à l’épreuve de l’art » (2018) et qui est une maîtresse de conf à Paris 1. Elle parle « d’effet signe » pour les salons. Et pour impulser cette sélection d’artistes dans le monde de l’art, ce qui implique de fait et à terme une insertion dans le marché. Mais ce que je veux dire c’est que le salon de Montrouge, ce n’est pas directement un lancement dans le marché. On les protège encore. Et preuve en est par exemple, on ne montre pas de peinture figurative qu’on trouve dans toutes les galeries.

Camille Bardin

Partout.

Henri Guette

Si, il y en a quelques unes quand même.

Camille Bardin

Mais de manière minime, parce que sinon, les derniers tours de galeries que j’ai pu faire, ce n’était que de la peinture figurative.

Henri Guette

Oui, bien sûr.

Claire Luna

Et alors, les artistes… les pauvres, je ne mets pas de côté la peinture figurative du salon de Montrouge s’il te plait Henri. [Rire]

Henri Guette

Non, mais il y en avait quand même quelques un.es.

Claire Luna

Alors il y avait qui du coup ?

Claire Luna

Il y avait Jimmy Beauquesne qui est en tout cas dans une pratique figurative.

Camille Bardin

Est-ce que peut-être on peut faire les coups de cœur ? Henri est-ce que tu as des coups de cœur toi ?

Henri Guette

Justement, ce qu’on disait c’est que j’ai du mal à extraire un artiste ou une artiste de cette sélection. Il y a des artistes que je connaissais par ailleurs, il y en a d’autres dont le travail m’a intéressé et que j’ai été fouiller, mais je n’ai pas eu de coup de cœur dans cette dans cette sélection. Enfin, même si j’ai des coups de cœur pour certain.es artistes.

Claire Luna

Oui mais du coup tu ne les as pas découvert là ?

Henri Guette

Oui voilà.

Samuel Belfond

Oui c’est vrai. Ça faisait vachement ça je trouvais. On en a parlé parce qu’on disait que c’était un peu par rapport à ce que tu disais Claire, moi j’ai surtout eu un effet de peu de découverte. Après c’est peut-être parce qu’on vieillit aussi.

Camille Bardin

Oui, c’est ce que je me suis dit aussi.

Samuel Belfond

Et surtout d’avoir le regard accroché… et sûrement, peut-être du fait des écueils scénographiques dont on a parlé, en fait je me suis raccroché à des choses que je connaissais et des œuvres que j’étais content de découvrir ou non d’artistes que je connaissais déjà. Par exemple la vidéo dans une installation de Corentin Darré, c’est le travail que je suis depuis hyper longtemps et j’étais très heureux de l’avoir là, mais est-ce que c’est vraiment un coup de cœur ?

Henri Guette

Pour en citer quand même, Prune Phi c’est pareil, c’est une artiste que j’aime et que je suis, mais c’était pas une découverte non plus dans le cadre de ce Salon.

Camille Bardin

Vous n’avez pas eu cet effet ? Vous savez quand l’année où vous regardez le foot et où vous vous dites « Ah putain ça y est, j’ai le même âge que les joueurs sur le terrain. Ça y est, j’ai passé un cap dans ma vie. »

Claire Luna

Non. [Rire]

Henri Guette

Nous ça fait quinze ans Camille.

Camille Bardin

J’ai pas quinze ans !

Henri Guette

Non mais nous ça fait quinze ans !

Camille Bardin

Ah ! [Rire] Du coup je me suis dit « Putain ça y est, je suis une dame parce que les artistes du salon de Montrouge ont enfin le même âge que moi ! » Donc j’ai eu un peu ce même effet-là, de pas trop de découvertes, quelques unes quand même, mais évidemment très contente de revoir le travail de Prune Phi, de L. Camus Govoroff, de Valentin Noujaïm, de Vir Andres Hera, de Brandon Gercara, etc. Je ne vais pas faire de name dropping, mais du coup tous.tes ces artistes là, j’étais hyper contente de les voir tous.tes.

Claire Luna

Du coup, je vais peut-être compléter alors. Moi j’ai vraiment eu un coup de cœur et une vraie découverte. Ça me fait toujours bizarre de dire « découverte » mais je ne sais pas comment dire autrement. C’est le travail de Jean-Baptiste Perret. Je l’ai aimé pour son approche documentaire qui est guidée par l’affect, ce qui a priori pourrait paraître contradictoire mais pas du tout, et par son traitement de l’ordinaire, que je ne saurai chez lui distinguer de l’extraordinaire. Jean-Baptiste Perret peint des portraits de vie ou des instants de vie en procédant par « des territoires de recherche qu’il explore longtemps », et dans lequel il dit « Je suis le parcours de vie, d’énergumènes et autres phénomènes. Je m’attache à ce qu’ils sont, à leur manière d’être, à leur passetemps et au savoir faire. Et puis petit à petit, je fais des liens entre les uns, les autres, les vivants et les choses. J’inocule mes propres fantaisies et je tente des micro greffes de fictions. Si ça prend, tant mieux, sinon, il faut tenter autre chose. De ses recherches je tire des installations vidéos et des films pour clôturer ou changer de paragraphe. » Et donc au Salon, il montre « La trappe » qui est un film de cinq minutes, donc je ne sais pas si vous l’avez vu. C’est un homme qui attrape un oiseau pour le relâcher en lui conseillant de prendre garde à ne pas se faire attraper. C’est sûr que c’est des micro histoires auxquelles j’ai été extrêmement sensible. Et puis il y a cette installation dans la black box, je sais pas si vous l’avez vue, qui montre un film qui s’appelle « Le Quotidien » et au sol, il y a deux télés qui projettent « La passe aux poissons. » Ça vous dit quelque chose ou pas ?

Camille Bardin

Oui oui, mais…

Claire Luna

Bon, bref. Et du coup, ils sont issus d’une recherche qu’il mène dans les gorges du Haut Allier où il suit un ermite (celui que l’on voit dans le film aller chercher son eau), des post hippies en caravane et des protecteurs de saumons sauvages. Et voilà. Et si je ne cite pas le travail de Carla Adra comme vous tous.tes, comme un coup de cœur, c’est parce que je connaissais déjà son travail avant, mais j’y ai découvert une nouvelle pièce « Halo » qui esquisse une réflexion sur le voyage, le déplacement ou la perte possible dans la translation. Et je finirai là dessus. Il y a aussi Juliette Van Waterloo que j’ai beaucoup aimé. Jot Fau, je ne sais pas comment on prononce ou encore Brandon Gercara pour son humour et Vir Andres Hera pour ses visions et son écoute de la transe. Pardon, j’ai dit beaucoup de choses.

Camille Bardin

Ben non, c’est trop bien et du coup c’est parfait parce que ça me permet de dire aux auditeur.ices quiels peuvent lire le texte que Luce Cocquerel Giorgi a écrit sur le travail de Jean-Baptiste Perret et qui est disponible sur notre site internet. Maintenant que ça c’est fait, je vous propose qu’on passe à la suite. Pour cette deuxième partie de Pourvu Qu’iels Soient Douxces, on a décidé de s’intéresser à un tout autre sujet qui est celui du cumul des mandats dans l’art contemporain. Ça peut sembler un peu obscur. Du coup, je me tourne vers toi, Henri, pour lancer ce second sujet.

Henri Guette

Le codirecteur artistique du Salon de Montrouge dont nous venons de parler, Guillaume Desanges est également président du Palais de Tokyo. Cette superposition des fonctions s’apparente à un cumul des mandats, fréquent dans le milieu de l’art contemporain, mais qui pose de multiples questions. Peut-on assumer seul.e deux charges de travail qui se superposent ? Et qui portent, souvent dans l’ombre, le poids supplémentaire ? Dans le cas de Guillaume Desanges, il faut noter que la structure de production Work Method cherche à apporter plus de transparence en nommant et en créditant la responsabilité de son binôme, Coline Davenne. Mais cela reste rare et ne répond pas à toutes les problématiques. En effet, cette superposition des missions que l’on peut aussi retrouver dans les multiples casquettes de Gaël Charbau, directeur artistique de la manifestation Un Été au Havre de 2003 à 2026, mais également directeur artistique de la ZAC Village Olympique et Paralympique avec Manifesto, mais également conseiller artistique pour Universcience et commissaire de la Bourse Révélations Emerige. On peut légitimement poser des questions puisqu’elles mènent à une concentration des pouvoirs. Un même commissaire programme dans différents lieux de prestige et avec des institutions dont l’influence se répercute ensuite sur tout l’écosystème. Possiblement, ce cumul contribue à réduire la visibilité d’autres lignes que celles défendues par un ou une commissaire. Possiblement, ce cumul de fonctions nous amène à différents degrés, à différentes échelles, à être juge et partie. À titre personnel, quand je suis critique de l’exposition d’un ou d’une artiste dont je suis commissaire sur un autre projet, est-ce que je suis dans l’accompagnement au long cours ou est-ce que j’abuse d’un pouvoir ? Dans la continuité des sujets régulièrement évoqués dans PQSD et au sein de Jeunes Critiques d’Art sur l’organisation du monde de l’art, nous souhaitions, en parlant de cumul de mandats, ouvrir un sujet qui peut aller du multitasking des précaires au conflit d’intérêt des personnalités les mieux installées. Un sujet qui parle autant de responsabilité individuelle que de la structure d’un système qui nous amène à toujours en faire plus et peut-être au détriment des autres.

Camille Bardin

Ça m’a encore plus excitée de parler de tout ça Henri ton intro. Qui veut commencer ? Qui veut s’attaquer à cette lourde tâche ?

Claire Luna

Camille !

Camille Bardin

Ah bon ? Moi ? Non. J’ai déjà parlé, c’est à Samuel ou toi. Moi j’ai fait l’intro. Samuel tu as un truc à dire ?

Samuel Belfond

Bah Claire, tu étais un peu à l’origine du sujet quand même. [Rire]

Camille Bardin

Qu’est ce qui t’a excité dans ce sujet-là Claire ? Parce qu’au début il peut paraitre un peu chiant.

Claire Luna

Ca ne m’a pas excitée, ça m’a mise en colère. Pardon Guillaume Désanges, que je ne connais pas par ailleurs, enfin, je dis Guillaume Désanges, mais en vrai… Bon quand je suis allée au Salon de Montrouge, j’ai compris que Guillaume Désanges était en effet président du Palais de Tokyo et également directeur artistique, avec Coline Davenne, du salon de Montrouge. Alors je me suis demandée ce qu’on faisait avec ça ?

Camille Bardin

Est-ce que ce sont des choses qui se sont superposées ?

Claire Luna

Alors, il n’avait pas prévu. Il n’avait pas prévu. Il avait candidaté avant au Salon de Montrouge et puis entre temps, il est nommé président. Que fait-on ? Et puis j’ai entendu dire, et à juste titre, qu’il était quand même engagé auprès des artistes.

Camille Bardin

Ah ben oui !

Claire Luna

Donc bien évidemment, c’est tout à son honneur d’aller jusqu’au bout de son engagement. En revanche, que faire maintenant pour les années à venir puisque j’ai entendu dire par le maire et par elleux-mêmes que le contrat est d’un an renouvelable, et qu’iels allaient le renouveler tous.tes les deux l’année prochaine avec Coline Davenne. Et moi ça me gêne, mais j’aimerais l’entendre, j’aimerais en discuter avec lui, c’est-à-dire qu’est-ce qu’on fait quand on est à la fois président du Palais de Tokyo et directeur artistique du salon de Montrouge ? C’est quand même deux instances très importantes dans l’art contemporain « émergeant », peut-être pas tant que ça de Tokyo, mais enfin si, quand même, c’est censé l’être. Donc là, il y a pour moi, un risque d’homogénéisation et d’installation d’un discours dominant, mais malgré lui. Moi tu me mets à la tête de deux instances comme ça, évidemment c’est moi, ça reste moi, même si quand même, il y a des équipes différentes, certes. Donc je suis gênée par cette homogénéisation et ce risque de domination, d’une certaine manière. Je le dis mal, mais bon, je sais pas comment dire autrement. D’autre part, il y a une telle précarité quand même en termes de profession dans l’art. Il y a tellement de personnes qui sont qualifiées, qui ne trouvent pas, qui n’ont pas de travail, qui sont obligées de cumuler justement d’autres mandats, mais en tant qu’indépendant.es, et bien je me dis ce serait quand même magnifique de pouvoir confier la direction artistique du Salon de Montrouge à d’autres personnes. Ou en tout cas, qu’il ait le droit de choisir. J’ai vu d’autres choses, par exemple le couple qui a fondé Artagon qui sont directeur et directrice des Magasins Généraux, ou bien encore Joël Riff qui va être commissaire de la Verrerie à Bruxelles.

Samuel Belfond

Effectivement, il y a cette question d’hégémonie des discours, quel que soit l’endroit où se placent les gens. Il y a aussi la question de qu’est ce que ça veut dire quand… Là on aborde un peu le côté de la starification de certaines personnes et ce que ça veut dire sur ce qui va reposer sur les équipes. On a vu ça d’ailleurs la semaine dernière, pas dans le champ de l’art contemporain, mais de celui du spectacle vivant, avec la démission plus ou moins forcée de Thomas Jolly du théâtre le Quai à Angers, dont il était directeur depuis 2020. Et puis, il commence à faire Starmania à Paris, qui est une super production, puis il est nominé à la direction artistique de la cérémonie d’ouverture, il me semble, des J.O de Paris, et là, c’est quelque chose qui est remonté des équipes du fait qu’il n’était plus suffisamment présent et que ça mettait une pression. Et dans tous les cas qu’on a mentionné, c’est ça la question qui se pose, au delà de l’hégémonie du discours, c’est après à quel point des noms ne font pas reposer sur leurs équipes une charge de travail qui est qui est trop importante.

Henri Guette

Oui, oui, c’était un peu ce que j’avais essayé de synthétiser dans cette introduction. L’idée c’était dire qu’il y a la problématique à laquelle il est difficile d’échapper. Et là je pense aussi moins des mandats, mais à des personnalités qui deviennent des références dans le milieu de l’art comme Emanuele Coccia qui devient le référent écologie de tout le monde de l’art, quitte à invisibiliser d’autres figures auxquelles il emprunte. Il y a toujours ce phénomène où une personne plus médiatique ou supposément plus médiatique qu’une autre, va prendre et récupérer les honneurs de tous.tes celleux qui travaillent dans l’ombre. C’est un manque d’effort aussi de la part des gens qui nominent, de vouloir se rassurer et de vouloir avoir une caution. Je pense que le premier dans le milieu de l’art à avoir été comme ça, ça a été Hans Ulrich Obrist qui a énormément travaillé avec ça au point d’avoir une collection où il menait à bien des entretiens avec des artistes et puis à un moment, il a demandé à une artiste de l’interviewer, donc il a renversé le chemin. Donc on est à la croisée de plusieurs sujets en réalité quand on parle des mandats.

Camille Bardin

J’ai l’impression que ça en vient parfois à démotiver certains et certaines artistes. Je me souviens de plusieurs conversations que j’ai pu avoir officieusement dans des ateliers où certains ou certaines se disaient « A quoi bon postuler à tel prix, parce que j’ai déjà été refusé.e à un autre ou il y a déjà cette même personne présente dans le jury, donc bon, en fait j’aurais pas ma chance. » Et c’est marrant parce que quand Claire tu as proposé ce sujet-là, je me suis que c’est vrai que c’était quelque chose qui revenait souvent quand je parle avec des artistes. Ce sentiment un peu de désespoir. Le fait de se dire que de toute manière, si je ne suis pas validé.e par Un et comme Il est partout, je ne serai pris.e nulle part.

Claire Luna

J’entends souvent ça oui.

Camille Bardin

Et du coup c’est vrai que ça mène à ce risque-là d’uniformisation, d’homogénéisation des formes. Et est-ce que finalement on n’arrive pas à voir un petit peu toujours les mêmes choses si ces choses là sont validées par les mêmes personnes qui ont par ailleurs leur sujet de recherche, etc.

Claire Luna

Et encore une fois, iels font un superbe travail pour certain.es.

Camille Bardin

Oui c’est ça ! C’est plus la structure que les personnes qu’on questionne aujourd’hui, je pense.

Claire Luna

Tout à fait.

Samuel Belfond

Et le corollaire de ça, si on descend un peu d’un étage en terme de profil, c’est ce que tu évoquais Henri, c’est le lien entre multitasking et précarisation. Quand vous parlez de Thomas Conchou, je ne connais pas la situation financière Thomas Conchou, mais qui fait partie de deux jury qui semblent par ailleurs plutôt en lien avec ces sujets de recherche, plus la Ferme du Buisson. Dans un sens, pourquoi pas, je ne sais pas si son emploi à la Ferme du Buisson lui suffit à vivre. Et pour nous, on pourrait se poser la question pour nous, parce que nous aussi, au sein de Jeunes Critiques d’Art (JCA), on est tous.tes d’une certaine manière dans le multitasking et dans le multitasking de fonctions aussi, il y a beaucoup de critiques et commissaires, notamment autour de cette table. Est-ce qu’il y a des choses qui, comme Henri l’a précisé, peuvent poser questions. Il y a des gens qui sont critiques et artistes.

Camille Bardin

Critiques et artistes, critique et commissaires, etc. Et en vrai, ça pose une vraie question déontologique aussi. C’est par-là aussi que je voulais qu’on aille ce soir. Claire oui ?

Claire Luna

Allons vers là. Mais je vois quand même une distinction forte entre… Pour reprendre mon exemple de tout à l’heure, je ne pense que Guillaume Désanges n’est pas confronté à une précarité économique, c’est-à-dire qu’il n’a pas besoin véritablement d’avoir les deux. Nous, en tant qu’indépendant.es, il se passe autre chose et la question doit se poser et j’ai hâte de t’entendre Camille. Elle doit se poser, mais ailleurs. C’est un cumul mais qui ne se joue pas au même endroit. Il y en a un qui est peut-être dans la nécessité et un autre ailleurs.

Camille Bardin

C’est vrai que cette question-là, j’ai essayé de la prendre un peu plus largement. Je trouve qu’en fait ce cumul des mandats, mais plus largement, comme tu le disais Samuel, des métiers, serait peut-être dangereux ? Parce qu’effectivement cumuler la critique, le commissariat, le journalisme peut-être pire encore être art adviser. Est-ce que ce n’est pas juste une aberration d’être critique et art adviser ? Ce que font il me semble certains certaines. Ce n’est pas quelque chose qui est un no go absolu alors que ça devrait l’être. Sauf que typiquement, si on est art adviser, on peut écrire plein de critiques hyper positives sur un.e artiste, faire monter sa cote et donc avoir un pour centage plus important quoi. Donc je pense que ça pose vraiment question. Je me souviens d’une interview d’Ingrid Luquet-Gad dans Le Bruit de l’art qui disait que justement c’était une des rares figures aujourd’hui de critique en France qui ne faisait que de la critique justement pour pallier ce problème-là. Elle préfère ne pas faire de commissariat car derrière si elle fait une critique négative, elle ne pourrait peut-être pas derrière travailler auprès d’un.e galeriste ou avoir la possibilité de montrer le travail d’un.e autre artiste qu’elle représente par ailleurs. Et c’est vrai que ce sont des questions qui se posent. Par exemple…

Camille Bardin

Pardon je te coupe, elle a été invitée à la Fondation Pernod-Ricard en tant que commissaire. Ingrid Luquet-Gad a curaté une expo à la Fondation Pernod-Ricard, si mes souvenirs sont bons. [Rire] On n’est pas à une contradiction près et c’est pas grave.

Camille Bardin

Oui, c’est intéressant aussi ce que tu dis. Ces questions se posent au cas par cas en fait. Après il y a quand même la question de la déontologie. Je suis allée fouiller sur les différents sites de nos différentes instances, voir s’il y avait des codes de déontologie. Et bah j’ai pas trouvé sur l’AICA (Association Internationale des Critiques d’Art). J’étais hyper étonnée mais j’ai trouvé un code de déontologie sur le site du comité professionnel des galeries d’art. Évidemment l’ICOM pour les conservateurs et conservatrices a un code de déontologie. Mais aujourd’hui sur cette question des cumuls, il est intéressant de se demander quelles expositions sont montrées aujourd’hui, par exemple dans des institutions comme le Centre Pompidou ? On se souvient de l’exposition Charles Ray présentée à Beaubourg, en même temps qu’une autre exposition du même artiste à la Fondation Pinault. Donc je trouvais que le sujet pouvait être beaucoup plus large en s’intéressant aussi à cette surprésence de certain.es acteur.ices et de certaines œuvres.

Henri Guette

Tu as nommé l’ICOM et c’est intéressant de savoir que l’ICOM représente les personnels des musées. En réalité, dans l’art contemporain, on n’a plus affaire à des directeur.ices d’institution, mais un.e directeur.ice de galerie, un.e directeur.ice de centre d’art n’est pas conservateur.ice, n’a pas le statut de conservateur.ice et n’est pas lié.e à la déontologie de l’ICOM. Et ça, c’est assez singulier. Et d’ailleurs Pinault n’est pas une fondation mais une collection, ce qui est un organisme qui fait de l’argent sur les œuvres. C’est une petite nuance, mais qui pose encore des questions de déontologie.

Camille Bardin

Très important de le souligner.

Henri Guette

Donc voilà, bon nombre de professionnel.les de l’art n’ont pas de… leur DCA (Association française de développement des centres d’art contemporain) au niveau des directeur.ices de centres d’art essaie de mettre un code, mais qui n’est pas encore tout à fait tout à fait abouti.

Camille Bardin

Par exemple moi qui ai vraiment une formation de journaliste, c’est une question qui se pose beaucoup, à laquelle je suis vraiment confrontée au quotidien et ces derniers temps, notamment parce que j’ai signé une enquête. Donc là j’étais vraiment avec ma casquette de journaliste d’investigation et donc je me disais en fait, que ces personnalités-là sur lesquelles j’ai enquêté, je vais par ailleurs peut être être amenée à les recroiser dans un milieu qui est le mien finalement. Et donc je me disais derrière, si je poursuis ce travail-là d’enquête et que je suis amenée à travailler sur un.e galeriste, sur un.e directeur.ice de musée, etc. Bref, des personnes qui sont et seront potentiellement mes client.es un jour, la question est de savoir s’il n’y a pas un conflit à cet endroit-là ? Et je trouve que vraiment ça. Je sais pas si vous, dans vos travaux et vos pratiques respectives, vous avez été face à ce problème-là de vous dire que vous ne pouviez pas aller quelque part, ou de savoir que vous ne pouviez pas vous y rendre mais d’y aller quand même ?

Claire Luna

Ça m’est arrivé au sein du CNAP, parce que je siège à la commission pour l’aide aux galeries. Et en fait, on nous dit tout de suite « Ecoutez, si vous connaissez cet.te artiste ou s’il y a un conflit d’intérêt possible, eh bien vous nous le dites, et puis vous vous sortez de la pièce. » C’est beaucoup plus simple que ton cas de figure, parce que le tiens, c’est pas la même chose, tu ne sors pas de la pièce.

Camille Bardin
Non je peux pas.
Claire Luna

Ça m’est arrivé pour la dernière commission, j’avais un conflit d’intérêt avec un artiste et je l’ai signalé et je n’ai pas voté.

Camille Bardin

Ok trop bien.

Claire Luna

C’est pas mal comme modus operandi.

Camille Bardin

A priori oui.

Henri Guette

Et pour citer un autre exemple Hyperallergic, cette publication américaine, elle précise à chaque fois le degré d’implication d’un.e journaliste ou d’un.e auteur.ice par rapport à son sujet. Et il est normal en fait qu’à un moment, par rapport à un sujet sur lequel on développe une proximité, par exemple, quand on suit un.e artiste, on devient spécialiste et on devient juge et partie.

Camille Bardin

Mais évidemment.

Henri Guette

Du moment que c’est affiché tel quel, c’est peut être plus plus compréhensible.

Claire Luna

C’est drôle j’ai un exemple qu’on n’a pas encore donné. Je me suis retrouvé à collaborer à un catalogue d’exposition au Moco et puis à écrire un article critique sur l’expo…

Camille Bardin

Sur laquelle tu avais… pour laquelle tu avais… Non mais en soit, moi j’ai déjà été face à ce cas de figure.

Claire Luna

Et j’ai vraiment pu distinguer ces deux travaux, c’est-à-dire que j’ai véritablement écrit alors « objectivement », je ne sais pas ce que ça veut dire là, mais en tout cas, j’ai véritablement montré les limites de… Enfin, c’était dans Art Press de… voilà. Donc c’est possible. En revanche, le cas de figure dont tu parles, Henri, c’est quoi ? C’est par exemple, tu es soit invité.e, soit contraint.e, je ne sais pas comment ça peut se passer. Est-ce que tu peux être contraint.e à écrire un article critique sur une exposition à l’intérieure de laquelle il y a un.e artiste que tu suis dans cette exposition, peut-être que ce soit une monographique ou collective ?

Camille Bardin

En vrai, on vient de parler du salon de Montrouge. Il y a plein d’artistes avec qui on a déjà travaillé. Moi, L. Camus Govoroff , j’ai montré son premier solo l’année dernière. Samuel, il me semble que tu as déjà travaillé avec iel aussi. Du coup, on a fait une critique de ce… mais par ailleurs c’est des artistes qu’on suit, qu’on a déjà rencontré.es, certain.es sont déjà venu.es chez moi faire des entretiens. Tu vois, il y a tout ça aussi. Et je pense que du coup, pour déjouer ça, est-ce que ce ne serait pas ce que tu disais Henri aussi, finalement, effectivement, se outer en disant « j’ai participé, j’ai fait ça, j’ai dit ça, j’ai travaillé là, etc. »

Samuel Belfond

Et c’est vrai que dans le monde anglo saxon, dans le journalisme de la critique anglo saxonne, il y a une demande de transparence, parfois à l’extrême, mais qui en tout cas déontologiquement, est assez intéressante. Oui, c’est vrai, j’y pensais aussi parce que typiquement on parlait de coups de cœur de Montrouge, j’ai évoqué Corentin Darré avec qui j’ai travaillé et dont je suis en train d’acheter une pièce parce que c’est une personne que j’apprécie.

Claire Luna

Non mais je ne suis pas sûre que soit exactement pareil puisqu’on parlait plus d’une structure…

Samuel Belfond

Non mais je vais mettre en avant un artiste avec qui j’ai des liens et on parle de liens professionnels. Ils pourraient être explicités. Il y a le fait de collectionner et après à mon sens…

Claire Luna

Et tu penses que si tu avais eu un autre coup de cœur, tu mettrais plus en valeur celui que tu connais déjà et avec qui tu bosses.

Samuel Belfond

Non justement, j’éviterais. Mais c’est une déontologie quand même de sable mouvant.

Claire Luna

Donc qu’est-ce qu’il faudrait alors ? C’est-à-dire que dès lors que tu es concerné.e d’une certaine manière…

Samuel Belfond

À mon sens, il faudrait mettre des espèces de notices en fin d’articles.

Camille Bardin

Des encarts.

Samuel Belfond

Ça, ça me semblerait plutôt sain. Et après, à mon sens, l’extrême frontière de ça, c’est les rapports intimes aussi qui peuvent exister. Parce qu’au sein du milieu de l’art contemporain qui est marqué par un entrisme extrêmement fort d’amitiés ou de relations sentimentales et sexuelles, il y a des intrications et des archipels sous-jacentes qui ont un impact en fait sur les personnes dont on parle, les personnes qu’on montre et les personnes qui y sont exposées, etc. Et qu’on n’évoque jamais.

Claire Luna

Mais est-ce qu’on peut mettre en place une règle ou bien est-ce que c’est à chacun.e d’avoir cette conscience ? Comment tu peux réglementer – par exemple, tu parles de rapports sexuels – comment tu peux réglementer ça, tu ne vas pas explicité ça en encart. Donc tu fais un retrait, tu dis « non, je n’accepte pas ça, je ne veux pas travailler là dessus, etc. »

Camille Bardin

En vrai c’est pas évident, mais par exemple Léa Salamé qui sort avec Raphaël Glucksmann au moment des élections européennes, quand Glucksmann se présentait, elle s’est retirée de la matinale parce que de fait, c’était en pleine campagne. Là, c’est un cas particulier, mais en soi, ces questions-là de déontologie sont posées par ailleurs dans plein de secteurs, et notamment dans le secteur du journalisme. Et je suis allée déterrer une enquête qui date des années 2000 de Mathieu Berard qui a travaillé sur la critique d’art. Il parle de la critique d’art en tant qu’instance de régulation non régulée. Et en fait, il part du postulat que ce manque de régulation dans la critique d’art impacte ce métier en lui-même et fait que finalement, c’est pour ça qu’il y a une telle perte d’importance. Le fait que ces instances-là ne soient pas régulées leur fait perdre en légitimité aussi derrière.

Henri Guette

Je voulais rebondir sur sur cette idée que tu as annoncée. Par rapport à Léa Salamé et Raphaël Glucksmann, parce que effectivement, c’est écrit dans les textes pour le coup sur le rapport politique et médiatique. Il y a eu différents cas. Pour le rapport à l’art contemporain, on a encore eu en début d’année, Catherine Millet qui sort son livre « Commencements » qui place presque en manifeste le fait d’avoir des relations non pas amicales mais en tout cas des relations approfondies avec les artistes sur lesquel.les elle écrit. Et elle dit que ça fait partie de sa manière d’approcher un.e artiste de l’approcher par sa vie, par son intimité. C’est une vision.

Claire Luna

Une vision très américaine de faire d’histoire de l’art, sans dimension critique.

Camille Bardin

Et ces instances régulatrices comme pourrait être l’AICA par exemple. Et en fait non, parce que justement, c’était très drôle de lire cette enquête dans laquelle l’AICA est souvent citée comme étant une instance qui échoue justement à réguler la critique d’art. En plus c’est intéressant parce qu’on est tous.tes les quatre ce soir, et c’est rare parce que tout le monde au sein de Jeunes critiques d’art n’est pas membre de l’AICA, mais ce soir, on est tous.tes membres. Et il y avait un truc qui m’avait complètement ahurie et mise en colère quand on a reçu les candidatures des nouveaux et nouvelles membres de l’AICA. On avait une liste de noms qui nous étaient proposés, de personnes qui se proposaient de devenir nouvellement membres de l’AICA. Et dans cette liste là, il y avait des noms comme Bernard Blistène et Jean de Loisy. Et moi j’étais hallucinée de voir que des personnes, qui par ailleurs travaillent dans des musées, ici en l’occurence ce sont deux directeurs de musée et d’école d’art, candidatent pour rejoindre l’instance des critiques d’art où se joue la question de la rémunération et plein d’autres problématiques abordées au sein de l’AICA. Et je me disais que c’était quand même complètement délirant et peut-être même dangereux. Là clairement, pour moi, il y avait un conflit d’intérêt.

Henri Guette

Je pense que du point de vue de l’AICA, l’idée a été de se dire que c’était de ce point de vue-là, avec ces personnes-là qu’il y avait matière à faire avancer les questions de rémunération dont on parle ou autre.

Claire Luna

Tout à fait.

Camille Bardin

Oui mais du coup, ce sont des personnes avec qui il faut évidemment échanger, mais pas à faire entrer. J’allais dire de « ne pas faire entrer le loup dans la bergerie », alors pas à ce point. C’est quand même des personnes avec qui il faut avoir des débats. Il y a quand même une lutte qui est en place justement sur la question de la rémunération des critiques, des artistes, etc. Lutte que mène par ailleurs l’AICA. Et donc si on fait rentrer des personnes qui en plus ne font pas augmenter les prix des feuillets ou que sais-je ; des personnes qui ont quand même un poids dans la décision de combien coûte un feuillet commandé dans un catalogue d’exposition du Centre Pompidou.

Claire Luna

Je ne suis pas contre moi, je trouve ça intéressant, mais je pense que c’est des équipes, c’est-à-dire que si les équipes n’étaient constituées que de personnalités qui sont directeur.ices de centres d’art, ça va pas. Mais si entre autre, il y a un.e directeur.ice de centre d’art, pourquoi pas ? Je pense qu’iels ont le droit aussi, même si c’est pour ne pas nécessairement défendre nos intérêts d’une certaine manière, c’est intéressant aussi pour avoir un vrai débat.

Camille Bardin

Oui mais le débat ne doit pas se faire au sein de l’instance justement. Il doit se faire avec les autres instances.

Claire Luna

Moi je trouve ça intéressant que les différentes instances soient représentées au sein d’une même équipe d’une certaine manière.

Henri Guette

Après l’AICA dans son statut, dans son acceptation minimale, c’est « écrit sur l’art. »

Camille Bardin

Ben oui quand même oui.

Henri Guette

Et finalement c’est en tout cas cités, il y avait quand même une bibliographie qui accompagnait ces…

Camille Bardin

Ah oui, et puis par ailleurs, tu vas sur la page Wikipédia des deux et les deux se disent aussi critiques d’art et je pense qu’ils ont par ailleurs une pratique critique. Mais dans ce truc de cumul des mandats, qui mène après aussi à la question du conflit d’intérêt, je trouvais ça quand même intéressant de voir que des personnalités qui sont par ailleurs aussi des personnes qui peuvent être nos client.es sont… se retrouvent à être…. Mais ça se pose dans ce cas de figure-là comme dans d’autres. Par exemple quand… Claire, si toi tu as un poste important, j’imagine que demain tu inviteras peut-être un.e des membres de Jeunes critiques d’art à intervenir dans le catalogue, etc. Donc c’est vraiment une question qui se pose.

Claire Luna

Oui parce que je connaitrais bien le travail de l’une l’autre. Oui, bien sûr. Mais je ne me réduirais pas qu’à ça. [Rire] C’est ça qui est important en fait. Je crois que c’est difficile en fait de réglementer ça. Il y a une espèce de compter sur une espèce de conscience de libre arbitre. On ne peut pas tout réglementer. Ou alors j’enlève ce que je viens de dire pour demander comment fait-on pour réglementer ça ?

Samuel Belfond

Mais effectivement, j’ai l’impression qu’on revient toujours à des problématiques qui est une des spécificités de l’art contemporain qui est sa très forte atomisation et le nombre très important d’intermédiaires, ainsi que l’absence ou la quasi absence de pouvoir d’instances collectives représentatives, comme pourrait ou devrait l’être l’AICA, qui l’est dans une certaine mesure mais qui n’a peut-être pas les moyens de ses ambitions, et la faible protection des indépendant.es indépendants. Et ça tient aussi pour les artistes. Il y a des syndicats d’artistes qui ont un certain poids d’ailleurs, mais qui n’est pas non plus énorme. Et j’ai l’impression qu’on en revient toujours à une chose. S’il n’y a pas de instances de régulation pour imposer des codes de déontologie qui sont validés collectivement, on reste en fait sur les mêmes écueils et ce débat qu’on n’arrive pas à faire avancer.

Claire Luna

Oui.

Camille Bardin

Je pense qu’il faudrait quand même avoir des points, même s’ils sont peu nombreux. Il faudrait quand même avoir des points. Par exemple pour moi, critique et art adviser, c’est pas possible quoi. Enfin vraiment, ce serait une énormité absolue. Ce serait se dire que finalement on conseille à un.e collectionneur.euse d’investir dans un.e artiste parce qu’iel est génial.e, et derrière avoir la possibilité d’écrire sur son travail et de déclarer au reste du monde à quel point cet.te artiste est justement génial.e. Et faire monter sa cote.  Enfin, ce serait ahurissant. Enfin pour moi c’est vraiment le problème de la malhonnêteté.

Claire Luna

Et d’où ça pourrait émaner en fait ?

Camille Bardin

Eh bien collectivement. Pour moi effectivement l’AICA n’a pas de but à être un syndicat, mais par exemple le Comité professionnel des galeries d’art, iels se sont regroupé.es. en proposant un code de déontologie accessible sur leur site. Donc je trouve ça intéressant parce que même si le code fait deux pages, je ne sais pas quand je dis n’importe quoi, mais même si c’est très court en tout cas, même si on choisit que certains points ce serait intéressant. Par exemple, je dis n’importe quoi mais ce principe d’honnêteté, ne serait-ce que ça, ça pourrait être bien je pense. Et ça participerait même – quand je parlais de ce métier de critique qui est dévalorisé et délégitimé parce que parce que pas régulé – je pense que le fait de montrer l’honnêteté et montrer aussi tous les rouages, ça pourrait aussi permettre à un public de se sentir un peu moins floué et distancié par rapport à ce qui s’y passe.

Henri Guette

Oui, je pense que c’est quelque chose qu’on retrouve jusque dans la presse qui n’est pas toujours très honnête. Il y a un certain nombre de titres, quand on les regarde attentivement, on voit bien que l’annonceur est aussi la personne dont on va parler dans l’article et que l’article est biaisé. Alors ce n’est pas écrit publi-communiqué parce que publi-communiqué, il faut vraiment que l’article ait été acheté. Mais la nuance est quand même fine entre quelqu’un qui va acheter un espace publicitaire et qui comme par hasard va y avoir un article sur son exposition et l’article qui va être vraiment acheté en tant que tel.

Camille Bardin

Bon du coup, comme à notre habitude, on n’a pas de solutions à apporter ou en tout cas de point définitif qui dirait « c’est comme ça et pas autrement. » Et tant mieux. On apporte plus de questions que de réponses peut-être mais c’est vrai que pour nous ça nous semblait être un sujet important et dont il fallait se saisir. Est-ce que vous avez du coup retenu quelques tips ça et là ou des choses que vous pourrez peut-être actionner un jour dans votre carrière d’artiste… Enfin de critique, commissaire et journaliste et tout plein d’autres choses.

Claire Luna

Faire le plus d’effort de transparence et en discuter le plus possible avec son entourage.

Samuel Belfond

Il y a peut être une chose un peu concrète et qui est liée à la manière aussi dont on se positionne au sein de Jeunes critiques d’art comme collectif qui pratique l’écriture située, c’est-à-dire de savoir d’où on parle. Quelque chose qui pour moi s’est posé à différents endroits. Travaillant sur des problématiques qui avaient trait par exemple au féminisme, j’ai été invité plusieurs fois à modérer des tables rondes. Je sais qu’à chaque fois, pour le coup, comme c’est un sujet spécifique et sur lequel je suis pas à l’aise et je sais que je suis un homme blanc privilégié qui prend la place d’une personne sur la problématique, je demande à chaque fois si les personnes qui organisent sont certaines que c’est la meilleure chose et que je préférerais que soit une femme. Et je le fais qu’après ce dialogue fini et ça m’est arrivé de refuser.

Camille Bardin

Pour moi il faut aller encore plus loin et donner un nom.

Claire Luna

Oui.

Samuel Belfond

Ah mais oui bien sûr. J’ai donné des noms à chaque fois de telle ou telle personne qui serait mieux. Mais oui, c’est effectivement ce que j’ai fait avec Camille et les rares fois où j’ai accepté ces tables rondes, c’était suite à une discussion et où iels jugeaient ma présence importante. Mais effectivement, c’est quelque chose qui en plus peut servir…

Claire Luna

C’est une autorégulation. Oui mais c’est surtout quand ça ne se passe pas.

Samuel Belfond

Oui, c’est une autorégulation, mais à un moment tu le sais aussi parce que c’est lié à ce truc de relatif starification, c’est-à-dire le fait que plus tu avances et plus on va t’appeler sur plein de sujets larges alors qu’il peut y avoir des personnes plus qualifiées que toi.

Claire Luna

Mais finalement la réglementation, elle intervient justement au moment où les personnes ne font pas ce que tu fais toi. Donc vraiment comment on fait ?

Camille Bardin

Appeler de nos souhaits qu’effectivement une personne qui est appelée pour intervenir ça ou là, ou penser une exposition ou que sais-je donne aussi les noms de celleux qu’iel connait et qui sont parfois plus à même de répondre à la demande. Mais effectivement, se rendre compte et avancer en équipe !

Claire Luna

Oui, c’est ce que je disais tout à l’heure. Voir auprès de soi.

Camille Bardin

Ouais. Ça vous va ? C’est une conclusion un peu molle, mais en soi le sujet n’amenait pas… voilà, donc maintenant on aura hâte d’avoir aussi vos réflexions et solutions potentielles dans les espaces de commentaires.

Henri Guette

Et puis les retours de différents secteurs autres que l’art contemporain sur ces questions de déontologie. Comment ça se passe ?

Claire Luna

Oui par exemple en politique… N’est-ce pas, le cumul des mandats ?

Camille Bardin

Allez au boulot ! [Rire]

Claire Luna

Bam ! [Rire]

Camille Bardin
Merci en tout cas d’avoir écouté ce nouvel épisode. Pourvu Qu’iels Soient Douxces. On vous donne rendez-vous dans un mois, mais d’ici là, on vous embrasse. Prenez soin de vous. Au revoir !