Pourvu Qu’iels Soient Douxces
↘ Saison 3 – Épisode 24
– Partie débat : « Est-il encore pertinent d’exposer une scène artistique en 2024 ? »
– Expositions : Saison culturelle « Un Champ d’îles » à La Friche La Belle de mai à Marseille

Extrait critique :
« Après tous les échanges que nous avons eus au sujet de cette saison culturelle à la Friche Belle de Mai. Et aussi le contexte de cet enregistrement puisqu’il est à Marseille, il nous paraissait logique de débattre autour de cette question : Quelle est la pertinence d’exposer une scène artistique en 2024, à l’heure de la globalisation, de la mondialisation et des réseaux ? Des expositions construites sur une référence à un territoire sont-elles toujours opérantes ? La réponse se trouve-t-elle dans les œuvres exposées ou dans les discours qu’il est légitime ? Qu’en est il de leur contexte idéologique et culturel ? Est-ce une manière effective de faire accéder des scènes artistiques dites “en marge” ou “lointaines”, à une visibilité ? D’ailleurs, elles sont visibles par qui ? Qui regarde et comment ? De loin, d’au-dessus ? A qui ce type d’expositions s’adresse-t-il vraiment ? Que faire des projections de l’imaginaire collectif, des fantasmes et des stéréotypes ? Alors, exposer une scène artistique, fausse bonne idée ? »

Avec Camille Bardin, Meryam Benbachir, Flora Fettah, Alexia Abed, & Luce Cocquerelle-Giorgi.

 

↘  TRANSCRIPTION DES ECHANGES :
CAMILLE BARDIN
Bonjour à toutes et à tous, on est ravi.es de vous retrouver pour ce nouvel épisode de Pourvu Qu’iels Soient Douxces. Ce soir aux micros de ce studio : quatre membres de Jeunes Critiques d’Art, un collectif d’auteurs et d’autrices libres et indépendant.e.s ! Depuis 2015 au sein de Jeunes Critiques d’Art nous tâchons de repenser la critique d’art comme un genre littéraire à part entière et pensons l’écriture comme un engagement politique. Pour Projets, on a souhaité penser un format qui nous permettrait de vous livrer un petit bout de notre intimité en partageant avec vous les échanges qu’on a officieusement quand on se retrouve. POURVU QU’IELS SOIENT DOUXCES c’est donc une émission dans laquelle on vous propose un débat autour d’une problématique liée au monde de l’art puis un échange consacré à une exposition. Aujourd’hui, nous sommes donc cinq membres de Jeunes Critiques d’Art et non pas quatre puisque je suis avec le girl band de JCA 13, les quatre membres du collectif basées à Marseille et on a déplacé les studios de PQSD jusqu’à Marseille. Donc je suis avec Meryam Benbachir.

MERYAM BENBACHIR 
Hello !

CAMILLE BARDIN
Flora Fettah.

FLORA FETTAH
Bonjour !

CAMILLE BARDIN
Alexia Abed.

ALEXIA ABED 
Salut !

CAMILLE BARDIN
Et Luce Cocquerelle-Giorgi.

LUCE COCQUERELLE-GIORGI
Salut !

CAMILLE BARDIN
Et moi-même Camille Bardin. Aujourd’hui, on a choisi de discuter de la saison culturelle lancée à la Friche la Belle de Mai le 2 février dernier, qui s’intitule « Un champ d’îles » et qui regroupe notamment deux expositions. La première, c’est Des grains de poussière sur la mer et la seconde Astèr Atèrla. Assez naturellement, on enchaînera sur un débat sur l’exposition des scènes artistiques. On a choisi de se demander si c’était un geste qui était encore pertinent.

MERYAM BENBACHIR 
Avant de commencer nos échanges, encore une fois, nous voulions toutes les quatre réaffirmer notre soutien à la lutte palestinienne et aux luttes décoloniales actuelles. Nous refusons de participer au silence face à une situation génocidaire. Nous sommes aujourd’hui encore face à de réels enjeux décoloniaux qu’il ne suffit pas de traiter en surface. La lutte décoloniale est un mode de vie, une entrée dans le monde et non un sujet seulement esthétique et d’exposition.

CAMILLE BARDIN
Merci Meryam. Cela étant dit, Luce, est-ce que ça te va d’introduire les deux expositions dont on a choisi de parler ?

LUCE COCQUERELLE-GIORGI
Parfait ! Si je vous dis la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane, La Réunion ou encore Haïti et la Polynésie française, que me répondez vous ? Sur le continent, dans cet Hexagone lointain, ces territoires dits « ultramarins » sont relégués à des plages de sable fin, des cocotiers et un ciel paradisiaque. Parfait pour des vacances ou une lune de miel. Programme proposé à la Friche la Belle de Mai, « Un champ d’îles » prétend contrer cette image carte postale et propose de créer un archipel selon le vœu du poète et philosophe martiniquais Edouard Glissant. Soutenu à la fois par le ministère de la Culture et par le ministère chargé des Outre-mer, « Un champ d’îles » s’inscrit dans la continuité d’une politique culturelle singulière et fait suite au pacte en faveur des cultures ultramarines signé en 2022, qui se targue de faciliter l’émergence et la visibilité des artistes dit.e.s « d’Outre-mer. » Cet événement d’envergure se déploie en deux expositions un symposium, des cycles de rencontres, de projections et de performances et de deux festivals tournés vers la musique et le spectacle vivant. Nous nous autoriserons à voguer entre ces différents rendez-vous tout en nous concentrant sur les deux expositions collectives. La première, Des grains de poussière sur la mer, dont le commissariat est assuré par la curatrice américaine Arden Sherman et présentée par Fræme. Il s’agit d’une exposition itinérante créée à New York à la galerie du Collège universitaire de Haarlem et qui a récemment voyagé à la Ferme du Buisson. Son titre vous dit quelque chose ? C’est une citation de Charles de Gaulle qui, en 1964, lors d’un voyage d’État, s’autorise à cette vision surplombante et méprisante lorsqu’il survole les Antilles. Nous y reviendrons. Cette exposition rassemble donc 28 artistes originaires des Caraïbes françaises, soit la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane et Haïti. Donc, vous l’aurez compris, il n’y a pas de thématique. C’est la proximité géographique de ces territoires qui prime, et ce malgré les différences entre les histoires coloniales, les langues et les topographies. Curatée par Julie Crenn, historienne de l’art qui s’est spécialisée sur la scène artistique réunionnaise, la seconde exposition se nomme Astèr Atèrla et est coproduite avec le FRAC Réunion et le Centre de création contemporaine Olivier-Debré à Tours. À la Friche, cette exposition s’étend sur deux étages et montre les œuvres de 34 artistes venant de La Réunion. La présence de deux expositions aux thématiques si proches nous invite bien évidemment à les comparer, à distinguer les approches curatoriales, l’écriture des cartels, le travail de scénographie, le choix des artistes. Nous évoquerons également le solo show de l’artiste belge Aline Bouvy, le prix du ticket présenté par Triangle-Astérides au Panorama.

CAMILLE BARDIN
Merci Luce ! Qui veut commencer ? Flora ? Allez, on t’écoute.

FLORA FETTAH
Comme vous l’avez compris, c’est une programmation très dense, aux strates multiples qui est proposée à la Friche en ce moment. Et je pense que moi, ce qui m’a d’abord frappé dans cette programmation, c’est les mots et le langage. En tant que visiteuse comme en tant que critique d’art, ils sont la première chose à laquelle j’ai eu accès. J’ai lu « Un champ d’îles », « Loin ne veut pas dire petit », « Des grains de poussière sur la mer. » J’ai entendu « pacte en faveur de », « réussir à émerger », « émergence », « émerger », « réussir à émerger. » J’ai entendu « visibilité », « visibilité », « visibilité. » Le vocabulaire que l’on choisit est porteur d’une histoire et d’une intention politique il ne faut pas l’oublier. Tu l’as dit Luce très justement et je pense que la première entrée qu’on a eu, nous, dans cette saison culturelle, c’est les journées professionnelles qui se sont tenues le 2 et 3 février à La Friche. Et ça a commencé par les discours officiels et notamment celui que nous a donné à entendre le ministère des Outre-mer (ô délices !), qui nous a parlé encore une fois de l’importance de visibiliser les artistes dit.e.s « ultramarin.e.s. » Et moi, je me suis demandé si, en réalité, là était bien l’urgence, aussi bien sociale finalement, qu’au sein même de notre champ. La reconnaissance et la poursuite des carrières des artistes invité.e.s ne peut-elle advenir finalement que dans l’œil de la métropole ? Cette visibilité ne sert-elle pas plutôt un désir d’exotisme et d’ailleurs qui nous manque un peu au milieu de l’hiver métropolitain ? Et par ailleurs, à se donner bonne conscience une fois par an, au lieu de mettre en place de véritables politiques économiques en faveur de la culture et des arts.

CAMILLE BARDIN
Et encore une fois par an tu es gentille parce que la dernière exposition remonte à il y a quinze ans, en 2009.

FLORA FETTAH 
Navrant. [Elle rit] Je sais pas quoi dire d’autre.

CAMILLE BARDIN
C’est ça. [Elle rit]

FLORA FETTAH
Ce qui était intéressant, c’est que nombre des artistes et intervenant.e.s invité.e.s ont répondu non à cette question-là. Iels ont rappelé l’autonomie de leur existence et iels ont rejeté l’essentialisation territoriale à laquelle pourtant cette programmation les ramène. Et moi, je pense que c’est aussi cette question-là qui fait la distinction entre les deux expositions que nous avons vues Des grains de poussière sur la mer donc d’Arden Sherman et Astèr Atèrla de Julie Crenn. Et donc je reviens aux mots évidemment, et d’abord au titre. L’un, c’est une citation de De Gaulle. Est-ce qu’on est vraiment obligé de se farcir encore De Gaulle en 2024 ? Moi j’avoue, ça m’avait déjà saoulé au BAC de littérature 2012. [Elles rient] Et si la commissaire d’exposition s’attache à montrer la vision surplombante que véhicule cette citation, en mettant encore une fois les mots de De Gaulle comme nom d’une exposition qui rassemble des artistes dit.e.s « ultramarin.e.s » et je suis désolée pour ce qualificatif, finalement on reproduit encore une violence coloniale. Est-ce qu’on doit vraiment continuer à utiliser les mots de quelqu’un qui, pour défendre sa vision de la grandeur de la France était en fait un colon ?

CAMILLE BARDIN
Luce ?

LUCE COCQUERELLE-GIORGI
Oui, je rebondis tout de suite avec ce que tu dis Flora. En effet, il y a cette violence-là en reprenant cette citation qui a fait un effet quand même de raz-de-marée sur les populations locales, d’être aussi méprisées par quand même le représentant de la République. Je rebondis également sur la suite du texte curatorial puisque cette citation aurait pu être analysée de manière critique en essayant de reprendre ce… de voilà, faire le retournement du stigmate en reprenant quelque chose qui a été méprisant pour pouvoir le reglorifier par par les artistes elleux-mêmes. Mais c’est pas… c’est pas ça qui se passe. Quand on lit la suite du texte curatorial, je cite : « Si cette citation du Président de la République d’alors évoque l’effet mystérieux et presque surnaturel que peut susciter une vue aérienne de l’archipel des Caraïbes… » Donc elle… elle continue en disant que voilà, ça peut être aussi quelque chose qui révèle la vue surplombante du président et ce dénigrement. Mais il y a quand même cette idée de re-exotiser ces territoires. Et je pense que les mots sont signifiants comme tu… comme tu le disais. Et reprendre une citation mais ne pas la critiquer dans son… dans son ensemble et garder cette… cette idée d’exotisme, c’est quand même quelque chose qui pour moi est problématique. Sachant qu’en comparaison avec l’exposition sur la scène de La Réunion où le titre est en créole réunionnais, les cartels sont traduits en créole et ce titre-là particulièrement, donc Astèr Atèrla, et signifiant. Cela signifie « ici et maintenant. » Donc la proposition, c’est une proposition curatoriale d’une vision restreinte qui se veut non pas la présentation globale des artistes présent.e.s à La Réunion, mais qui justement est seulement un aperçu de maintenant, de ce qui se fait actuellement sur cette île volcanique. Donc la proposition et la thématique n’a pour moi rien à voir avec ce texte… ce premier texte curatorial, qui d’ailleurs a certainement fait une faute de traduction vu que la curatrice est américaine. Mais il y a quand même cette chose qui m’a un peu contrariée. Elle… Elle indique… Donc je reprends le texte curatorial : « L’exposition [donc] met en scène plusieurs approches matérielles et conceptuelles qui témoignent des pratiques des 28 artistes de cette région du monde. » Ce « des » est malheureux, c’est qu’on a la sensation qu’il n’y a seulement que 28 artistes dans cette région des Caraïbes, ce qui est évidemment faux, bien évidemment. Et ce qui va faire une différence énorme avec le propos de Julie Crenn qui, dans un de ses entretiens, indique bien qu’elle présente là seulement 34 artistes, mais qu’il y en a environ 1500 sur l’île de La Réunion. En tout cas, on sent cette cette présence-là et que ce n’est pas un panorama exhaustif. Donc c’est quand même très signifiant de la manière dont on approche aussi une scène artistique. Et comment on choisit de faire des choix curatoriaux et de ne pas invisibiliser les personnes qui ne sont pas présentes.

CAMILLE BARDIN
Alexia toi, tu as pensé quoi de cette exposition ?

ALEXIA ABED
Pour rebondir sur ce que Flora et Luce ont… nous ont raconté de ces expositions, on a beaucoup parlé des mots jusqu’à maintenant, mais il me semblait aussi intéressant de parler des motifs et de la façon dont ont été introduites ces deux expositions par les objets et par les formes, puisque finalement on parle quand même d’œuvres d’art. Hum. Si on pourrait appréhender ces deux expositions comme un tout, notamment parce qu’elles coexistent dans le même espace, mais aussi parce qu’elles traitent plus ou moins d’un même sujet, c’est-à-dire l’art des territoires ultramarins, d’après les sous-titres de ces expositions qui d’ailleurs changent à chaque fois. Hum. Dans la première exposition Des grains de poussière sur la mer, on est accueilli.e.s par l’œuvre Pièces détachées (c’est le titre) de l’artiste Yoan Sorin. Cette œuvre est une installation environnementale, non figurative, plutôt du coup abstraite, sur laquelle on retrouve toute une série de motifs qui renvoient un peu à ce que Luce tu disais, l’idée de carte postale. Pour tout dire, nous avons des masques, des éventails, du fil raphia, des feuilles de palmier, des instruments de musique, des coquillages, des noix de coco, des bijoux, une sorte de reconstitution d’une forêt. Tout ça baigné dans une lumière chaude qui pourrait faire penser à un coucher de soleil. Et là, on est bien en fait – sans critiquer le travail de Yohann Sorin, la façon dont le public est accueilli par cette installation est en fait, je crois, ce que un public occidental blanc attend d’une telle exposition. Et du coup, là on vient clairement à la question de l’essentialisation dont on parlait tout à l’heure, mais également du cliché, du stéréotype, etc. Tandis que la seconde exposition, celle de Julie Crenn, Astèr Atèrla, c’est un tout autre ton qui est donné directement à l’entrée. Déjà, grâce au texte de la curatrice qui, s’il ne définit pas, s’il ne caractérise pas, si on n’a pas de champ lexical, de vocabulaire précis sur le… les spécificités des œuvres en elles-mêmes, mais plus sur un regard global, et peut-être même un peu surplombant des fois, de ce que peut être cette scène, on est quand même accueilli.e.s par la vidéo de l’artiste Brandon Gercara dans lequel je cite iel dit : « On refaçonne notre territoire avec notre propre lave. » Et là du coup, on redonne la parole aux artistes elleux-mêmes qui, je crois, aspirent à s’auto-définir plutôt que d’être défini.e.s par une scène et un regard hégémoniques hexagonales.

CAMILLE BARDIN
Meryam, je te vois secouer les mains. [Elle rit]

MERYAM BENBACHIR 
Merci Alexia de m’avoir lancé cette balle. Déjà, il y a un mot qu’on n’a pas prononcé, je crois, depuis le début de cet enregistrement qui est l’exotisme. Il me semble, si je ne me trompe pas, alors qu’on est clairement dans ces questions-là. Hum. Effectivement, ce que…

LUCE COCQUERELLE-GIORGI
Moi je l’ai dit.

MERYAM BENBACHIR 
Ah pardon. Bah je ne t’écoute pas assez. Je suis navrée. [Elle rit]

LUCE COCQUERELLE-GIORGI
Comme d’hab. [Elle rit]

CAMILLE BARDIN
De toute façon, il risque d’être répété.

MERYAM BENBACHIR 
Bon ben voilà, j’ai voulu faire la maline. [Elles rient] Donc effectivement, dans Astèr Atèrla, on est sur une scène réunionnaise contemporaine et en même temps qui est assez intergénérationnelle, ce que je trouve vraiment pertinent et qui a donc cette volonté de s’auto-représenter, de s’inter-représenter, de s’emparer de problématiques actuelles et de les inscrire dans le territoire de La Réunion. Ce que j’ai trouvé voilà très pertinent avec effectivement le travail de Brandon Gercara que j’adore et d’autres artistes qui se mettent en scène ou qui en tout cas prennent une parole plus ou moins frontale à travers des médiums comme la vidéo, ou alors qui représentent des personnes à travers la peinture, notamment avec les vidéos de Tiéri Rivière et Sonia Charbonneau qui se représentent dans des situations en plus de… marche. Et donc, il y a une réelle volonté d’avancer, d’aller vers l’avant, de se mouvoir dans un espace en rencontrant des difficultés physiques. Donc… Donc, Tiéri Rivière qui fait des vidéos où en fait il est face au vent avec une plaque de plexiglas qui du coup le retient. Et Sonia Charbonneau qui a deux vidéos où elle marche, la première où elle est avec des talons aiguilles dans des rochers et où j’ai mal pour elle.

CAMILLE BARDIN
Tu m’étonnes.

MERYAM BENBACHIR 
[Elle rit] Et une deuxième où une caméra est accrochée à sa cheville et elle monte le Piton de la Fournaise.

CAMILLE BARDIN
Alexia ?

ALEXIA ABED
Je rebondis rapidement parce que ces deux vidéos qui m’ont vraiment beaucoup marquées dans cette exposition et pour revenir d’ailleurs sur la question des motifs dont je parlais tout à l’heure dans l’exposition Astèr Atèrla, on a vraiment du coup, ces deux vidéos qui sont exposées dos-à-dos montrent encore des motifs. Dans la première : le feu, la lave, une personne statique qui est d’ailleurs filmée dans le parc national de La Réunion. Et la seconde, comme Meryam le disait, au bord de la mer justement. Donc on a voilà l’eau et le feu qui s’opposent comme ça, mais on a aussi du coup, je crois, deux personnes qui essaient d’arpenter le territoire. Et c’est une conversation qu’on avait eue en off avec Luce justement, de la question des dynamiques que ça crée en fait la proximité et l’insularité.

LUCE COCQUERELLE-GIORGI
Pour moi, c’est un élément central lorsqu’on décide de parler d’une scène artistique en prenant un critère géographique, le territoire, sa topographie, conditionne la production des artistes. Je prends notamment cette idée à la critique d’art Madeleine Filippi, qui s’intéresse à la scène artistique corse. Du fait de la présence des montagnes par exemple, la plupart des œuvres produites utilisent le médium de la photographie ou de la vidéo. C’est des choses qu’on retrouve la plupart du temps dans des territoires insulaires. Cette proximité-là avec certains éléments naturels, environnementaux, va conditionner les productions. Il y a aussi également cette idée d’un espace qui est restreint, qui est cloisonné sur lui-même. En tout cas, c’est un peu l’idée qu’on se fait de l’île, comme c’est le cas pour La Réunion où en effet les artistes ont beaucoup évoqué ces rapports transgénérationnels. Non seulement dans l’exposition, on le ressent énormément, mais aussi lors du symposium, de ces journées professionnelles, où il y a eu beaucoup d’hommages d’artistes, de jeunes… plus jeunes artistes, qui rendaient hommage à d’autres… à d’autres artistes plus installé.e.s ou un peu plus âgé.e.s. Je pense notamment à Yassine Ben Abdallah qui a rendu un hommage à Florence Félix. Alors Yassine Ben Abdallah n’est pas dans l’exposition mais Florence Félix l’est. Et elle… Elle produit cette pièce faite en collaboration avec… avec d’autres femmes et… Et pour moi, il y a quelque chose de très signifiant dans le rapport de transmission, à la fois des artistes dit.e.s « amateurices », mais aussi avec d’autres artistes plus professionnalisé.e.s sur le territoire de La Réunion.

CAMILLE BARDIN
Je suis complètement d’accord avec tout ce qui a été dit là. C’est pas évident parce que du coup on a quand même deux, si ce n’est trois expositions. Donc on est en train d’essayer de formuler un propos en allant chercher çà et là dans les différentes propositions qui ont été faites. Du coup, peut-être un mot… Je voulais peut-être commencer pour ma part sur le… sur l’idée même de la saison « Un champ d’îles » de manière un peu générale. Du coup, comme tu le disais Luce en son introduction, elle s’inscrit dans le cadre du pacte en faveur des artistes et de la culture ultramarine signée par le ministère de la Culture et celui des Outre-mer, qui prévoit notamment… Et là j’avais regardé du coup, je suis allée voir ce matin ce que ça signifiait du coup, ce pacte-là. Et donc il y a plusieurs choses qui ont été mises en place. Donc il y a le financement de 20 résidences d’artistes ultramarin.e.s dans l’Hexagone et en Outre-mer, le soutien à la formation des étudiant.e.s et jeunes artistes ultramarin.e.s, le financement de 1000 voyages, allers-retours d’artistes ultramarin.e.s et d’associations culturelles ultramarines chaque année vers l’Hexagone, la contribution à la réalisation de 40 documentaires, films de fiction ou séries destinées aux chaînes de télévision et aux plateformes numériques et l’amélioration des conditions au dispositif 1 % artistique. Au total, il me semble qu’il y a une dizaine de mesures comme ça, donc je trouvais ça intéressant de les rappeler. Et a priori, quand j’ai lu ces mesures, je me suis dit « bon, c’est cool, au moins il y a des choses qui sont mises en place, etc. » De loin, on pourrait se dire qu’on va dans le bon sens. Néanmoins, je crois que ça nous oblige à être aussi vigilants et vigilantes, parce que tout ça est aussi motivé par des enjeux politiques. Et il ne faudrait pas qu’on vienne ici simplement acheter une paix sociale en proposant du coup une belle programmation, une saison pour être débarrassée et pouvoir repenser à elleux seulement dans quinze ans, ce qu’on disait… Du coup, le… À savoir quand même que la dernière exposition d’envergure en France consacrée aux artistes dit.e.s « ultramarin.e.s » donc, remonte à 2009, il y a quinze ans, qui était à la grande Halle de la Villette, c’était Kréyol Factory. Donc disons que je me méfie un peu en fait. Enfin, je sais pas, j’ai l’impression d’arriver un peu en eaux troubles où il y a un peu un gros panneau publicitaire, où c’est trop bien, il y a plein de choses qui se passent, etc. Et en même temps, je sais pas, j’ai l’impression qu’il se trame des choses. Je sais pas, peut-être que je suis complètement… Enfin je tombe dans le… dans le complot et tout, mais c’est vrai que ça me met un peu mal à l’aise. Et ensuite j’avoue que je me suis un peu battu avec moi même pendant la préparation de l’épisode pour ne pas succomber à la comparaison intempestive des deux expositions. Parce que encore une fois, l’idée ici, c’est pas vraiment de les mettre en concurrence en fait. Parce que ce qu’on se disait hier aussi, quand on réfléchissait, parce qu’on s’est beaucoup pris la tête, on s’est dit est ce qu’on parle que d’une d’entre elles ? Est-ce qu’on parle des deux, etc. ? Sachant que sans doute qu’elles n’ont pas eu le même budget, etc. Enfin, les cadres de production sont sans doute pas les mêmes. Et en même temps, ça donne très envie de les comparer parce que c’est toutes les deux des co-prod et toutes les deux des expositions aussi qui vont se déplacer et qui ont, qui partent de ce point de départ de réunir des personnes dites « d’une même scène. » Et en fait, là, à cet endroit-là, moi ça m’a… Enfin, je trouve qu’elles sont effectivement radicalement différentes. Le premier point, c’est quand même la taille des territoires. Il y a l’exposition de Julie Crenn, elle s’intéresse seulement et uniquement au territoire de La Réunion ; là où l’autre exposition, elle convoque la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane et Haïti. Enfin… Et donc vraiment. Et en fait j’ai pas, je sais pas vous ce que vous avez ressenti, mais j’ai pas eu la sensation en plus que c’était tant justifié que ça. Enfin, pourquoi on a mis Haïti en plus ? Enfin, c’est hyper… Pourquoi on met la Guyane avec… Enfin tu vois…

FLORA FETTAH
Critère géographique.

CAMILLE BARDIN
Mais c’est ça. Oui, mais en même temps la Guyane, tu vois, on peut pas parler de l’insularité à cet endroit-là. Enfin, il y a rien qui va, tu vois.

CAMILLE BARDIN
Ah Macron pense que c’est une île. [Elle rit]

CAMILLE BARDIN
Oui c’est vrai. [Elle rit] Donc vraiment j’ai été assez… J’ai pas compris et j’ai pas eu la sensation encore une fois que c’était justifié. Et aussi, je trouve que ça s’est énormément ressenti dans les scénographies, il y avait la scénographie de Un grain de poussière… Des grains de poussière sur la mer qui était hyper atomisée. On parlait même quand… parce que du coup on a fait l’exposition toutes les cinq, et souvent on parlait du fait qu’on avait la sensation presque d’être dans une foire. Enfin, c’est tellement un peu… Je me souviens plus quel mot j’employais mais c’était biscornu, genre je sais pas, c’était… Enfin c’était… Du coup ça créait ce truc un peu atomisé. Là où dès qu’on est arrivées dans l’exposition de Julie Crenn, il y avait… C’était vachement plus ouvert, on respirait vachement plus et il y a eu… Il y a beaucoup de jeux de perspectives aussi. J’avais l’impression que, à cet endroit-là, les œuvres, elles avaient la possibilité de beaucoup plus dialoguer entre elles. Et donc, étant donné qu’il y avait un dialogue avec ces œuvres-là, on entendait la voix des artistes. Déjà parce qu’il y a beaucoup de vidéos, mais en plus il y avait vraiment… J’avais l’impression d’avoir dans l’exposition de Julie Crenn des artistes qui venaient me parler. Et à l’inverse, une curatrice en fait, qui venait choisir en fait et cataloguer un peu des artistes. J’ai plein d’autres choses, mais du coup peut-être que… Qui veut… Qui veut enchaîner par rapport à ça ? Meryam ?

MERYAM BENBACHIR 
Hum. Moi, ce que j’ai remarqué déjà tout de suite en entrant dans l’exposition Astèr Atèrla de Julie Crenn, c’est qu’on altère le white cube.

CAMILLE BARDIN
Exactement.

MERYAM BENBACHIR 
Les murs sont repeints en noir, il y a un travail de scénographie, il y a de la lumière. Alors certes, c’est un budget qui est autre, mais je pense qu’on ne peut pas se permettre d’accueillir des productions d’artistes qui abordent des questions coloniales, postcoloniales, décoloniales, dans un espace de violence coloniale qu’est le white cube, qui extrait les choses, qui décontextualise les choses. Donc ça, déjà, j’ai trouvé que c’était pertinent et que c’était important, même si sur la salle du dessus, on revient à un espace blanc, mais au moins il y a déjà cette intention qui est donnée.

CAMILLE BARDIN
Oui c’était annulé.

MERYAM BENBACHIR 
C’est pour ça que quand on arrive à l’espace Panorama donc de Triangle-Astérides qui est un espace avec une énorme baie vitrée, un espace assez compliqué mais assez grand, très haut de plafond. Et on rentre dans un espace hyper blanc, ce qui est voulu et défini comme ça. Et en fait c’est un solo show d’Aline Bouvy qui est une artiste bruxelloise il me semble.

CAMILLE BARDIN
Il me semble. Belge en tout cas.

MERYAM BENBACHIR 
Donc qui fait un solo show où elle parle de blanchité. Il y a une notion très interactive en fait, j’ai trouvé ça assez fin et intelligent en soi comme exposition. Mais… Première pensée qui m’est venue, c’est « ah on parle de blanchité » parce que j’étais là au vernissage et que j’ai détesté ce moment. C’était affreux, il y avait énormément de monde et surtout les réflexions que j’ai pu entendre en fait.

FLORA FETTAH
Dans l’expo d’Alain Bouvy ou dans d’autres expositions ?

CAMILLE BARDIN
Nan nan. Dans les expos précédentes. Donc des… des inspirations d’émerveillement, des… « Et du coup, d’où vient l’artiste ? », et « Ah c’est super ! Mais oui, on est déjà allé.e.s là-bas. » Et toujours ce là-bas qui revenait. Et plein de réflexions qui juste m’ont énormément posé problème et mise mal à l’aise. Et je me suis dit « ok, bah ces personnes-là, elles vont rentrer ensuite dans un espace qui va leur faire mal aux yeux et qui questionnent leur blanchité même si bah iels ne vont pas forcément s’en rendre compte. » Donc je me suis dit que c’était important que ça coexiste. Mais a posteriori, je me dis quand même qu’on a une soixantaine d’artistes issu.e.s des territoires ultramarins dans les étages du bas et qu’on finit en haut avec une baie vitrée et un solo show d’une artiste blanche, ce qui est quand même assez symptomatique. Et je pense qu’on reviendra… Enfin en tout cas, moi je reviendrai sur ça un peu plus précisément au moment où on parlera de la scène artistique. Mais voilà, c’est quelque chose que je voulais pointer quand même, même s’il y avait des pièces vraiment que j’ai appréciées dans l’expo d’Aline Bouvy, comme une sorte de cube miroir où en fait on se voit. Et quand on rentre à l’intérieur de ce cube, on voit l’extérieur et on se voit, mais l’extérieur ne nous voit pas. Donc toujours des questions de visibilisation. Pour moi, ça a fait aussi un peu plein de connexions avec les enjeux de visibilisation qui sont évoquées sur les expositions précédentes. Voilà.

CAMILLE BARDIN
Peut-être petite précision pour celles et ceux qui connaîtraient pas bien la Friche la Belle de Mai. J’ai pas envie de faire ces précisions parce que moi même je ne connais pas bien.

FLORA FETTAH
Tu veux que je le fasse ?

CAMILLE BARDIN
Ouais, est-ce que tu peux expliquer du coup ? Parce que là on a parlé de Triangle… Comment ça se compose tout ça parce qu’on va perdre certain.e.s auditeurices.

FLORA FETTAH
Oui, petite précision pour les non marseillais, marseillaises, La Friche la Belle de Mai, c’est un lieu emblématique du paysage culturel local qui existe depuis plus de 30 ans, qui a la spécificité d’être composé en SIC et donc de regrouper environ 80 structures et associations au sein d’un même espace. Du coup, les espaces d’exposition qui sont accessibles aux visiteurices sont le fruit d’une programmation partagée qui alterne et il n’y a pas nécessairement une direction artistique globale, ce qui fait que on peut se retrouver avec deux ou trois expositions qui n’ont rien à voir les unes avec les autres, parce que une cohérence… globale n’a pas forcément été été pensée.

CAMILLE BARDIN
Donc là, on a dans un premier espace Des grains de poussière sur la mer. Le deuxième Astèr Atèrla. Et donc toi, tu parlais donc du dernier étage avec… avec Aline Bouvy qui est encore autre chose et donc ça n’a pas été pensé en commun.

FLORA FETTAH
Oui, sachant que là on est quand même dans le cadre d’une saison culturelle. Donc les deux expositions Des grains de poussière sur la mer et Astèr Atèrla, elles sont le fruit quand même d’une direction commune, soutenue par la direction même de la Friche, quoique produites par des structures différentes.

CAMILLE BARDIN
Ouais. Ça étant dit, du coup, tu voulais parler d’artistes il me semble Alexia ?

ALEXIA ABED
Oui, pour rebondir sur ce que vous avez dit Myriam et Camille, c’est vrai que les logiques d’accrochage justement et le parti pris qui est vraiment différente sur les deux expositions. Si la… Si la seconde donc celle de Julie Crenn autour des artistes réunionnais et réunionnaises, laissait place justement à un dialogue entre les œuvres mais aussi un dialogue entre les artistes. D’ailleurs, il y avait des citations et des rebonds les uns les unes avec les autres qu’on a noté et qui faisaient plaisir aussi pour avoir une meilleure compréhension et appréhender au mieux cette idée de scène, même si elle n’est pas exhaustive. On peut quand même questionner un petit peu ces logiques d’accrochage où on a une œuvre / un artiste, ce qui n’est pas le cas de la seconde, mais ce qui est quand même le cas du coup de la première et un petit peu de ce mode d’emploi de ce type d’expositions. Et du coup, je trouve que ce schéma, un peu de foire ou un peu de boxe, ne met pas en valeur ni le travail des artistes, ni s’il existe une scène parce qu’en fait il les caractérise pas et il dissocie le travail de leur contexte de production et leur contexte de pensée en fait. Et en fait, ça les sépare des enjeux socio-économiques et politiques qu’on a soulevé précédemment. Et du coup, plutôt que de les rapprocher, ça ne fait que les juxtaposer.

CAMILLE BARDIN
Flora ?

FLORA FETTAH
Oui, je pense que… Je te rejoins Alexia et je pense que cet effet-là, il est renforcé par les cartels. Donc moi je vous ai dit, je me suis focalisé sur les mots, donc on va continuer. [Elle rit] Et donc à la lecture des cartels, j’ai été assez gênée dans l’exposition Des grains de poussière sur la mer par la prégnance de… et la récurrence de l’identification territoriale comme justification des pratiques des artistes, c’est-à-dire que c’était le seul prisme, la seule grille de lecture qu’on nous proposait pour comprendre ce qu’on avait. Donc à la fin, moi j’ai pas tant compris que ça ce que ce que je voyais, c’était… Voilà, je suis désolée, je veux pas continuer à taper toujours sur la même exposition, mais ça a été quand même un petit peu compliqué pour ça. Par ailleurs, dans la seconde exposition, Astèr Atèrla, les cartels nous permettaient de rentrer dans les pratiques qui étaient décortiquées, par le biais aussi de plusieurs œuvres qui donnaient du coup un aperçu de la diversité et de l’évolution des pratiques-mêmes des artistes, et qui permettent aussi plus facilement de faire le lien les unes avec les autres. Et on a vraiment ce sentiment, je trouve, dans cette exposition-là d’un dialogue… de la matérialisation en fait peut être du dialogue qu’il y a eu entre la curatrice et les artistes qu’elle a choisi d’inviter. Et ça je trouve que pour les choses plutôt positives… Moi il y a vraiment des mots qui ont accompagné ma visite. Et ça commence avec le travail de Brandon Gercara dont on a déjà parlé mais dont la vidéo Playback de la pensée kwir qui est présentée à l’entrée finalement, donne corps à ces intentions culturatoriales dont j’étais en train de vous parler et en rappelant l’importance de faire communauté. Et que ça continue au second étage avec son œuvre Lip sync de la pensée qui va convoquer les discours d’Asma Lamrabet qui est une médecin marocaine et essayiste féministe qui travaille sur l’Islam, de Françoise Vergès qui est une politologue et militante féministe et décoloniale française issue de La Réunion, et Elsa Dorlin donc philosophe française qui vient de la Guyane et qui travaille sur l’histoire des sexualités, du féminisme et la construction de la différentiation raciale. Donc les mots, ça a été… c’est un peu un fil conducteur, un motif, comme tu dis Alexia, tout au long de l’exposition. Il y a ceux qu’on entend et qui nous accompagnent d’œuvre en œuvre. Mais il y a ceux aussi qui sont écrits sur les… sur les œuvres. Donc, je reprends encore une fois le travail de Brandon Gercara avec les rideaux scintillants qui sont à deux endroits de l’exposition, mais aussi les œuvres de Prudence Tetu avec sa série d’écharpes I am qui sont brodées d’insultes sexistes et racistes, ou son tapis militant, où elle va rassembler les slogans et les logos des mouvements de lutte féministe et décoloniale depuis les années 60. Il y a aussi l’installation Bagatelle de Gabrielle Manglou qui juxtapose formes et mots avec beaucoup d’humour et le gros tampon qui se balance au milieu, à proximité de l’œuvre de Brandon Gercara, donc Je condamne fermement de Jean-Claude Jolet, donc qui est une grosse culture en bois en forme de tampon sur lequel il y a écrit « Je condamne fermement » en dessous. Donc, les mots, un motif omniprésent tout au long de l’exposition, mais qui nous donne des grilles de lecture et qui montrent – en tout cas moi ça a été mon interprétation, la richesse des échanges qui a pu avoir entre les différentes générations d’artistes en présence et la curatrice.

CAMILLE BARDIN
Complètement. Et j’avais très envie aussi de… Il y a aussi un point je trouve, qui est super bien dans l’exposition Astèr Atèrla, c’est que… et je crois que tu le disais, mais c’est le fait que les artistes n’ont pas juste une œuvre, c’est qu’on retrouve en fait leur travail tout au long de l’exposition, ce qui aussi permet d’annuler cet effet catalogue en fait. C’est que là on s’intéresse vraiment à leur travail et leur pratique de manière générale. Et c’est pas juste : on a mis Brandon, puis ensuite, puis machin, etc. Et aussi, je pense qu’on a toutes flashé sur le travail de Brandon qu’on connaît… Brandon comme-ci je me sens trop à l’aise, je dis juste son prénom. Brandon Gercara, je pense qu’on peut le dire, on n’a pas arrêté de… Enfin, on avait toutes la banane, le grand sourire devant… devant son travail. Et… Et en plus, cette première… Cette première vidéo qu’iel montre, qui est effectivement dans le parc de la Fournaise, etc. Un moment où en fait le… le volcan se réveillait. Fait aussi… Il a été pensé… Cette.. Cette vidéo, elle a été pensée à un moment aussi assez important il me semble dans la vie de Brandon, parce que je crois qu’il y avait eu une… une agression homophobe qui avait été produite à ce moment-là sur le… sur le territoire. Il me semble que c’était une de ses proches qui avait été touchée, pas iel directement, mais en tout cas voilà c’était un moment qui avait été assez violent pour iel. En fait, iel avait écrit en fait tout ce discours-là qui est diffusé dans la vidéo qui, iel dit dans la vidéo, c’est un discours qu’iel a écrit seul.e un soir chez iel, etc. Et je trouve que on le sent en fait. C’est pas juste des mots qui sont convoqués, etc. C’est des mots qui sont vécus, c’est des mots qui sont vraiment mis en pratique aussi directement ; là où il y a aussi des mots dans la première exposition, mais je la trouve vraiment très… trop didactique. Enfin, en fait j’ai l’impression que l’adresse, elle change complètement. C’est une exposition, la première, qui est pensée pour un public de l’Hexagone. C’est une exposition vraiment où on nous redit juste la situation géographique de tous les territoires. Et en plus, j’ai trouvé que de ne pas choisir d’angle ou en tout cas que l’angle ce soit simplement la situation géographique, ça réduisait énormément les œuvres. En fait, on les… on les regarde, on les découvre uniquement sous ce prisme-là. Et j’avais la sensation d’avoir des œuvres hyper importantes parce qu’il y a quand même Jean-François Boclé, Raphaël Barontini, il y a quand même Ernest Breleur. Enfin, c’est quand même pas des petit.e.s artistes… Gaëlle Choisne, etc. C’est des artistes dont on connaît la pensée fleuve, le travail vraiment, qui est parfois qui dure depuis des dizaines d’années. Enfin, c’est quand même une chance d’être face à des œuvres de… leurs œuvres en tout cas. Et en même temps, j’ai trouvé qu’elles étaient presque annulées en fait dans cette exposition parce que voilà, il y avait cet effet de catalogage en fait, et qu’encore une fois on les regardait juste parce que c’était des œuvres qui étaient produites par des artistes qui venaient de « là-bas », entre guillemets, et voilà. Et pas parce que c’étaient des œuvres à proprement parler qui étaient intéressantes pour ce qu’elles sont en fait. Luce ?

LUCE COCQUERELLE-GIORGI
Je rebondis. C’est vrai que moi aussi je m’intéresse aux mots qui ont été présenté dans l’exposition, dans ces expositions. Et donc je reviens avec toujours ce texte curatorial d’Arden Sherman, où elle, elle insiste sur le fait que : « Les Caraïbes françaises et Haïti ne sauraient ainsi se laisser [totalement] définir ni par leur beauté exotique, ni par leur histoire traumatique. » Pour moi, la grande différence entre ces deux expositions, c’est que dans la deuxième, donc celle de Julie Crenn, l’exposition et les œuvres sont incarnées. Il n’y a pas de peur de parler d’une histoire que Arden Sherman appelle « traumatique », mais qui en fait est en rapport avec la colonisation qui se poursuit encore actuellement. Je me permets de citer de nouveau l’artiste Yassine Ben Abdallah qui, lors du symposium, a insisté sur le fait que justement la colonisation ne se pense pas hors-sol. Pour lui, la colonisation c’est une odeur, c’est une couleur, c’est un paysage. Donc il y a… C’est quelque chose qui est incarné qui continue d’habiter les corps des personnes qui ont été colonisées. Les machettes que lui produit sont en sucre. Cela renvoie évidemment aux exploitations de canne à sucre qu’il y a eu à La Réunion et au taux anormalement élevé du diabète qui continue d’avoir dans les territoires dits « d’Outre-mer. » C’est hyper important de ré-insister sur ces histoires-là et de se rendre compte qu’en fait, les artistes dans la scène réunionnaise, en tout cas tel.les qu’iels ont été présenté.e.s dans cette exposition, n’ont pas peur de raconter ces histoires, n’ont pas peur de raconter également cette violence dont vous parliez tout à l’heure, de la violence aussi… la queerphobie. C’est hyper important de ré-insister sur ces histoires qui sont multiples.

CAMILLE BARDIN
Meryam tu veux réagir ? Et tu as la lourde tâche de conclure aussi parce qu’il faut qu’on passe à la partie débat. Et oui, il fallait que ça te tombe dessus. [Elle rit] Tu as le dernier mot.

MERYAM BENBACHIR 
Du coup, oui, c’est important de préciser tous ces enjeux. Et aussi, je pense que quand tu dis « Iels n’ont pas peur d’en parler », je pense que c’est surtout « Iels ont l’espace un peu plus propice pour en parler. »

CAMILLE BARDIN
Clairement.

MERYAM BENBACHIR 
Et il y a eu peut être aussi un peu plus de travail sur le long terme comme on le disait avec Julie Crenn qui en fait… On reparle toujours d’enjeux territoriaux parce que Julie Crenn, il faut quand même le préciser, c’est une personne blanche.

CAMILLE BARDIN
Ouais.

Meryam Benbachir
Mais elle a travaillé longtemps à La Réunion, elle a une réelle connaissance de la scène artistique réunionnaise… « Scène artistique » haha je commence à lancer des petits [inaudible]…

CAMILLE BARDIN
C’est bien on te voit. [Elle rit]

MERYAM BENBACHIR 
Et en fait, il y a aussi tout simplement des questions d’investissement. Julie Crenn depuis des années, a quand même apporté des subventions pour des artistes réunionnais, réunionnaises et ça c’est quand même quelque chose qu’il faut préciser. Et je pense qu’elle a aussi juste eu envie de visibiliser ces histoires-là. Maintenant, sur [le fait de] visibiliser et la scène artistique, je te laisse la parole Alexia.

CAMILLE BARDIN
Bon, c’est déjà bien dense effectivement tout ce qu’on a… tout ce qu’on a déjà dit et ça fait quand même vachement écho au débat qui va être le nôtre. Alexia je te laisse le lancer en bonne et due forme.

ALEXIA ABED
Je vais faire de mon mieux.

CAMILLE BARDIN
Vas-y !

ALEXIA ABED
Après tous les échanges que nous avons eus au sujet de cette saison culturelle à la Friche la Belle de Mai et aussi le contexte de cet enregistrement puisqu’il est à Marseille, il nous paraissait logique de débattre autour de cette question : quelle est la pertinence d’exposer une scène artistique ? En 2024, à l’heure de la globalisation, de la mondialisation et des réseaux, les expositions construites sur une référence à un territoire sont-elles toujours opérantes ? La réponse se trouve-t-elle dans les œuvres exposées ou dans les discours qui les légitiment ? Qu’en est-il de leur contexte idéologique et culturel ? Est-ce une manière effective de faire accéder des scènes artistiques dites « en marge » ou « lointaines » à une visibilité ? D’ailleurs, elles sont visibles par qui ? Qui regarde et comment ? De loin ? D’au-dessus ? À qui ce type d’exposition s’adresse-t-il vraiment ? Que faire des projections de l’imaginaire collectif, des fantasmes et des stéréotypes ? Alors, exposer une scène artistique fausse bonne idée ?

CAMILLE BARDIN
Tadadadam ! [Elles rient] Alors vas-y Flora, t’embrailles ?

FLORA FETTAH
Allez !

CAMILLE BARDIN
Let’s go !

FLORA FETTAH
Je pense que pour moi la question des scènes artistiques, mais c’est un peu ce que tu as déjà dit, c’est que souvent tu parles pas d’une scène artistique sans la ramener à un territoire. C’est-à-dire que si tu veux parler de la scène de la broderie, tu vas quand même l’ancrer sur un… tu vas quand même cadrer ça de façon géographique. Et finalement, la question que moi je me suis posée, c’est que quand tu qualifies les artistes et les acteurices du monde… d’un ou des mondes de l’art en fonction de leur appartenance territoriale, est-ce qu’on ne prend pas le risque en fait juste de les essentialiser et de les réduire à leur origine géographique et en fait du même coup, de limiter la portée de leurs discours et de leurs œuvres qui sont les véhicules de leurs discours ? Quand cette définition… ce cadrage, il est fait – et ça, c’est ce qu’on a vu dans les expositions dont on vient de parler, de la part de personnes qui sont extérieures à cette même scène, à ce territoire, et qui ne partagent pas la même histoire et la même réalité, est-ce qu’il n’y a pas un risque de projeter les attentes de ces personnes définissantes sur les œuvres et sur les artistes ? Et donc là, ça entraîne toute une série de problématiques dont [sic] sur lesquelles on va revenir, et vous en parlerez probablement mieux que moi, mais des enjeux d’exoticisation, de tokenisatoin, d’essentialisation et le fameux regard, enfin le fameux gaze qui peut être… qui souvent, lorsqu’il est problématique, est blanc. Je me permets juste peut-être de vous lire une citation que j’ai retrouvé en parcourant mon mémoire hier pour préparer cet épisode d’un critique qui s’appelle Samuel Herzog et qui a publié dans un livre qui s’appelle… Il a écrit un article qui s’appelle « Art Global : Perception locale », dans un très bon livre de recherche dirigé par Jocelyne Dakhlia qui s’appelle Créations artistiques contemporaines en pays d’islam : des arts en tensions, qui est paru en 2006. Il a dit : « Nous sommes très reconnaissants quand un artiste traite de manière plus ou moins explicite des sujets que nous croyons spécifiques à son pays d’origine, et nous semblons même perdre toute distance critique lorsque le nom de l’artiste nous prouve qu’il ou elle vient d’un pays déterminé. Ainsi, nous acceptons parfois comme vraies et authentiques des pièces qui ne sont pas loin d’une vision folklorique, voire du kitsch. Nous ne voulons pas savoir non plus si l’artiste vit toujours dans son pays ou non. Car bon nombre d’artistes présentés comme non occidentaux vivent depuis plus ou moins longtemps à Paris, Bruxelles, Berlin ou New York. Certains savent combiner, non sans virtuosité, leur connaissance du système occidental et les exigences du marché avec ce qui pourrait intéresser le spectateur occidental et se mettre ainsi au service d’un certain goût de l’exotisme. »

CAMILLE BARDIN
Pas mal ! Meryam, toi aussi tu avais des citations ?

MERYAM BENBACHIR 
Moi aussi je suis sur mon mémoire en fait. [Elles rient]

FLORA FETTAH
C’est une restitution. [Elles rient]

MERYAM BENBACHIR 
Ouais vraiment. Donc moi j’ai fait, pour resituer, mon mémoire sur le tokenisme, les tokenismes, l’exotisme. Et donc dans ce cadre de recherche, j’ai été invité par Manifesto 21 à participer par Capsule audio à une discussion qui a donné suite à un podcast. Donc podcast dans lequel on parlait de tokenisation d’artistes queer. Mais… J’ai étendu la question à la question raciale et la question de classes sur lesquelles je travaille. Et donc ça m’a permis de formuler à ce moment-là que le point de départ d’une tokenisation, c’est la classification et le fait de mettre les personnes dans des identités monolithiques, donc des identités uniques qui nous rassurent et que l’on connaît. Et donc ça, ça relève d’un processus de classification colonial : on arrive dans un espace, on classifie les choses, on compte, on répertorie et ça permet de posséder aussi par la suite, symboliquement, puis ensuite matériellement en fait. Donc là, on est face à des expositions dont la seule sélection d’artistes et issue de territoires précis… enfin précis, revenons là-dessus, parce que en fait, on est quand même dans une exposition en bas qui regroupe, comme on le disait, la Guyane, Haïti et plein d’autres départements qui ont des histoires complètement différentes et des langues différentes comme tu le disais Luce. Et donc on est dans un biais de lecture, tu le disais Camille dans les cartels, on nous précise en premier, la première chose qu’on nous dit, c’est d’où vient l’artiste.

CAMILLE BARDIN
Ouais.

MERYAM BENBACHIR 
Ce qui répond directement à un désir d’exotisme. On a l’impression de voyager, on voit ça et on est émerveillé.e. Et en fait, pour moi, c’est vraiment un souci le fait que des artistes ne puissent pas échapper à cette essentialisation-là. Certes, ça peut être des enjeux qui font partie de la pratique, évidemment, mais c’est pas l’entièreté des identités et de la pratique. Et on en parlait pour Josèfa Ntjam le mois dernier, où elle arrive à exprimer, où elle… elle dit le fait qu’elle est plusieurs et qu’on ne peut pas l’attraper et qu’on ne peut pas la récupérer à des endroits.

CAMILLE BARDIN
Et la réduire à ça.

MERYAM BENBACHIR 
C’est pour ça que de finir avec l’exposition d’Aline Bouvy, ça met déjà en évidence plein de questions de représentation ; « représentation » qui est un terme vachement répété quand même dans la communication des expositions sur les territoires ultramarins, comme si en fait les institutions occidentales avaient une visibilité à donner. Et donc on garde… on reste sur une concentration du pouvoir, on reste sur une visibilisation conditionnée dans des espaces conditionnés et qui sont régis par des personnes blanches qui ne sont pas concernées. Malgré le travail qu’elles ont fait ou non, ça pose toujours des enjeux en fait de hiérarchie et de pouvoir.

CAMILLE BARDIN
Luce ?

LUCE COCQUERELLE-GIORGI
Ça… C’est hyper intéressant ce que tu racontes Meryam. Je trouve que ça… ça rebondit vachement avec ce qui a été dit aussi lors du symposium. Il y a quand même beaucoup cette question qui est revenue de la classification des identités figées. L’idée aussi que lorsqu’on est un.e artiste qui vient de La Réunion, nécessairement on va être présenté.e toujours de cette manière-là et on va être exposé.e seulement avec nos pair.e.s, c’est-à-dire les pair.e.s qui sont les plus proches géographiquement, et pas nécessairement… Alors, il y a d’autres… d’autres classifications qui sont possibles, qui sont pas nécessairement géographiques. Il peut y avoir aussi des classifications thématiques…

CAMILLE BARDIN
Générationnelles aussi.

LUCE COCQUERELLE-GIORGI
Générationnelles, thématiques, etc. Il y a plein de critères pour faire ces classifications-là. Malheureusement, prendre quelque chose qui est un critère de géographie, ça rejoue quelque chose d’essentialisant. Et ce regard-là aussi, cette essentialisation-là, elle rejoue le regard du centre vers ce qui est à la périphérie. Et c’est vraiment quelque chose qui a été beaucoup raconté par les artistes de dire voilà, actuellement, on va avoir un artiste qui vient de la Martinique, qui va être présenté, donc Julien Creuzet, qui va être présenté à la Biennale de Venise. Les autres artistes qui sont présent.e.s dans ces territoires-là n’ont pas attendu d’être présenté.e.s par la métropole et par les institutions métropolitaines, iels ont déjà participé à d’autres biennales, à la Biennale de La Havane, etc. Il y a d’autres endroits qui sont considérés « du Sud », qui ont été investis par ces artistes et qui ont été… Et ces endroits-là sont invisibilisés de la même manière que la métropole invisibilise ces artistes-là dit.e.s « des Outre-mer », ce qui ne veut pas dire grand chose entre nous.

CAMILLE BARDIN
Ouais mais enfin là du coup on reste vachement bloquées parce que du coup, on a notre… notre conversation est irriguée par les deux expositions qu’on a vues hier, etc. Mais c’est vrai que c’est un truc qui revient souvent en fait. J’avais retrouvé un peu des expositions qui se veulent montrer des scènes, donc il y avait Après l’Éclipse qui était montrée aux Magasins Généraux, on a parlé il y a quelques mois de SOL! La biennale du territoire #2, qui était au MO.CO., enfin à la Panacée, on a les magasins à Grenoble qui ont tenté aussi de faire une exposition avec quatorze artistes pour un regard dit « renouvelé sur l’art en Algérie et dans sa diaspora. » Donc il y a vraiment… [Elle rit] Je vois des grimaces. Donc vraiment, c’est un motif… En tout cas quelque chose qui revient souvent en ce moment et de vouloir montrer des scènes artistiques… Je parlais de l’idée de génération. Je dois quand même créditer Tania Hautin-Trémolières avec qui on avait échangé justement quand je lui avais dit qu’on allait parler de ça, que me disait « oui mais en fait, c’est aussi tenter de montrer une scène artistique quand on fait un salon de Montrouge, Jeune création, etc. C’est montrer en fait l’état d’une scène générationnelle en fait, en quelque sorte. » Mais en fait, ce qui pose problème, c’est le fait de contraindre des gens à la relation avec un territoire. Le fait que ça ne peut pas être universel. On leur refuse en fait l’universalisme en fait. Il y a un truc de.. Iels sont… Iels ne peuvent pas être entier.ère.s. Iels peuvent pas être… J’ai du mal encore une fois à articuler ça. C’est pas la première fois que j’en parle dans un PQSD ou dans PRÉSENT.E parce que c’est une pensée que j’ai du mal encore à capter. Mais c’est vrai qu’à chaque fois, on demande à ces artistes d’être relatif.ve.s à quelque chose, de s’inscrire dans un cadre très précis, etc. Et en fait, comme si iels ne pouvaient pas prendre la parole pour toutes et tous en fait et… et représenter en fait, voilà une idée universelle. C’est forcément des gens, en fait, qui sont contraint.e.s à être telle ou telle chose, à être… à venir d’un territoire particulier, etc. Et je trouve qu’à chaque fois, et c’est ce qu’on disait dans le… dans la première partie de cet épisode, c’est je trouve qu’à chaque fois, en fait, ça réduit forcément leurs œuvres en fait, de parler de la biographie et du storytelling de l’artiste, ça… Ça contraint leur œuvre dans un espace particulier et ça lui permet pas en fait de… En fait, je trouve que ça met une barrière entre les visiteur.euse.s et l’oeuvre, ça met un filtre de découverte en fait. Ça fait vraiment… Enfin… Ça a comment dire…

FLORA FETTAH
T’appréhendes par l’œuvre pour ce qu’elle veut dire, t’appréhendes l’œuvre pour ce qu’elle est censée représenter.

CAMILLE BARDIN
Voilà, encore une fois, c’est de l’essentialisme quoi.

LUCE COCQUERELLE-GIORGI
Je suis pas certaine… Je suis pas certaine du terme d’universalisme…

CAMILLE BARDIN
Oui moi non plus ! [Elle rit]

LUCE COCQUERELLE-GIORGI
… et ce qu’il charrie aussi. Mais par contre, pour aller dans ton sens, je me souviens qu’il y avait une exposition au Palais de Tokyo, Futur, ancien, fugitif. Une scène française.

CAMILLE BARDIN
Oui !

FLORA FETTAH
On en a parlé dans un PQSD d’ailleurs, je crois.

LUCE COCQUERELLE-GIORGI
Grégoire aussi avait… Enfin Grégoire Prangé avait également écrit un article…

CAMILLE BARDIN
Oui dans… dans JCA !

LUCE COCQUERELLE-GIORGI
Sur le site internet de Jeunes Critiques d’Art où justement il insistait sur le fait qu’il n’y avait aucune représentation d’artiste. Alors pas « représentation », mais il n’y avait aucun et aucune artiste venant des Outre-mer. Donc il y avait quand même cette volonté de montrer une scène émergente française en excluant les territoires ultramarins. Voilà, c’était juste pour aller dans ton sens, dans ce sens-là ou ces personnes-là ne sont… ces artistes-là ne sont pas intégrées à la scène générale de la scène française, s’il y en a une.

CAMILLE BARDIN
En fait, l’écueil fondamental, c’est la non exhaustivité et du coup l’invisibilisation des autres artistes.

CAMILLE BARDIN
Meryam ? Flora ? Meryam ?

MERYAM BENBACHIR 
Juste pour repréciser un tout petit truc sur la notion d’universalisme.

CAMILLE BARDIN
Oui.

MERYAM BENBACHIR 
Vu qu’on parlait en plus d’enjeux politiques de ces expositions, pour un petit point historique. La pensée décoloniale et les études décoloniales sont arrivées en France par les détracteurices de ces pensées-là qui sont des universalistes. Parce qu’en fait, le principal problème pour les personnes qui s’inscrivent dans la pensée universaliste, c’est de revenir à un concept de race. L’universalisme, c’est ce concept républicain qui dit qu’on observe des individu.e.s sans spécificité, de genre, de race, de classe, ce qui évidemment n’existe pas en fait, on le sait très bien aujourd’hui. Et c’est d’ailleurs une des principales limites de cette pensée-là qui est critiquée justement par les études décoloniales, c’est qu’en fait on a besoin de reconnaître ce concept de race qui est aujourd’hui moteur et justificatif à des oppressions et que, en fait, le travail de décolonisation ne se fait pas simplement en reniant ce qui s’est passé et en fermant les yeux sur les inégalités qui sont encore aujourd’hui présentes. Voilà. Non mais du coup c’était…

ALEXIA ABED
Oui, les vœux pieux, ça règle pas les problèmes quoi.

CAMILLE BARDIN
Complètement. Flora ?

FLORA FETTAH
Moi je vais… Je voulais évoquer ce que tu viens de dire entre Luce et Meryam sur en fait l’invisibilisation dans la sélection, c’est-à-dire que quand on parle d’une scène artistique dans le cadre d’une exposition, on opère forcément un choix. Et de fait, en fonction de la personne qui sélectionne, un certain nombre de critères conscients ou inconscients vont rentrer en ligne de compte et notamment des facteurs d’auto-identifications de la personne qui choisit. C’est-à-dire que… Et ça, je pense que c’est quelque chose qu’on a beaucoup plus vu, par exemple, quand on a eu des articles ou des événements qui tendaient par exemple, à restituer ce qu’était la scène marseillaise. Alexia, je te vois au pied de la tête, je sais que c’est ton cheval de bataille préféré mais… mais qui en fait se sont fait un peu taper dessus aussi parce que parler de la scène marseillaise au seul prisme des structures émergentes qui ont commencé à exister au détour des années 2018/2019, c’est invisibiliser toute une série d’autres artistes qui se situent, même pas aux marges de cette scène-là, mais qui se situent sur d’autres scènes. C’est-à-dire qu’au sein d’un même territoire, plusieurs scènes coexistent et d’autant plus, plus le territoire est grand. C’est-à-dire que par exemple, si on prend le cas de Marseille, tu as différentes scènes artistiques au sein des arts visuels qui vont se croiser, se rencontrer à certaines occasions, mais qui ne se parlent pas nécessairement en fonction des générations, des centres d’intérêts, etc., etc. Mais si tu pars par exemple sur des scènes nationales… Enfin, parler d’une scène française, c’est quand même extrêmement compliqué aujourd’hui du fait des spécificités locales et du fait que clairement, ce qui est produit en terme de forme et de contenu et de concept à Marseille est totalement différent de cela. Enfin, totalement… Les gens se parlent, mais totalement différent de ce que tu peux voir à Paris par exemple, ou de ce que tu verras à Bordeaux ou à Dijon. Et donc là… Pour moi, c’est une des principales limites de cette volonté de parler… de parler, de représenter des scènes. C’est que ça… c’est trop englobant pour restituer la subtilité et les différentes strates de ce qui se passe réellement sur un territoire.

CAMILLE BARDIN
Alexia ?

ALEXIA ABED
Je crois qu’on est toutes d’accord avec toi Flora. Et en fait, ce qui est pointé ici aussi, c’est la question de la pluralité et au final de tous les enjeux qui se jouent au même moment, au même endroit, sur une scène artistique. Du coup, on pourrait peut-être même dire des scènes artistiques. Quant à l’exercice, en fait, d’exposer une scène artistique, qui est un peu l’objet de ce débat aujourd’hui. C’est aussi une technique, ou au moins un outil en histoire de l’art qui n’est pas récent. Etant issue d’une formation en histoire de l’art, on sait que ces expositions sont utilisées comme un outil de compréhension, de lecture. Voilà, on pense par exemple aux écoles artistiques [sic], au style, au mouvement esthétique, etc. Évidemment, tout ça au singulier. Et pourtant, une série de questions me viennent et je crois que c’est un peu les questions qu’on a soulevées aujourd’hui, c’est est-ce que c’est encore pertinent aujourd’hui d’utiliser ces outils-là d’analyse ? Ne sont-ils pas au final caduques ? Parce qu’en fait, l’art qui est pointé par cette classification présente des caractères spécifiques, mais on ne peut pas tous les..

CAMILLE BARDIN
Les saisir.

ALEXIA ABED
Les saisir, exactement. Et en fait, plutôt que d’intégrer ce processus ambigu, ne revient-il pas au final à isoler, à essentialiser, mais surtout à détacher d’une… d’une production contemporaine plus globale et au final exposer une scène artistique sans la caractériser par autre chose que de là d’où elle est issu, c’est pas un peu distinguer sans définir ? Et à mon sens, les artistes contemporains, contemporaines, revendiquent justement cette identité plurielle, mouvante, ces réseaux, ces jeux d’affinités qui peuvent se passer. Et elles s’emparent des questions politiques aussi au travers de multiples références. Voilà. Et donc je me dis peut-être qu’iels voient en leurs œuvres une appartenance à l’art contemporain tout court.

CAMILLE BARDIN
Complètement. Meryam ?

MERYAM BENBACHIR 
Et moi j’ai une question un peu plus nulle à ajouter mais qui me fait quand même plaisir.

CAMILLE BARDIN
Je suis sûre ça va pas être nul en plus.

MERYAM BENBACHIR 
Ben c’est… Du coup tu viens d’expliquer exactement, je pense ce qu’on ressent, en tout cas moi, et les limites que je trouve à la notion de scène que je trouve franchement désuète. Mais du coup, voilà la question que je me suis posée hier en tout cas, c’était comment exposer des personnes issues de territoires marginalisées sans tomber dans « Voyage, voyage » de Desireless. [Elles rient] Voilà, c’est tout ce que… [Elle rit]

LUCE COCQUERELLE-GIORGI
Avec des détouuurs.

CAMILLE BARDIN
Ouais, mais complètement. Mais c’est pour ça que j’aimais bien ton… Quand tu parles de la scène corse et que tu parles des œuvres en fait produites sur le territoire corse qui sont aussi contraintes à la topographie du lieu. Et ça, je trouve ça aussi intéressant finalement de le traiter par rapport à ça.

LUCE COCQUERELLE-GIORGI
Je pense qu’il y a un deuxième, un deuxième critère qui peut être efficient quand on parle de géographie, en tout cas de critères géographiques, c’est aussi les structures sur place et c’est quelque chose dont on n’a pas parlé, mais c’est quelque chose qui est beaucoup revenu aussi durant le symposium. Par exemple, quand on habite en Guyane, si on veut faire des études d’art, il faut partir en Martinique. Il y a une école d’art à La Réunion, mais pendant longtemps il fallait aller à Marseille pour finir son cursus. Donc voilà, il y a des choses comme ça qui sont aussi intéressantes de traiter et je pense qu’il faut toujours contextualiser. Je dis « les détours », mais il faut contextualiser à chaque fois si tu décides de parler d’une scène artistique, comment tu en parles et dans quel contexte tu l’inscris ?

CAMILLE BARDIN
Flora ?

FLORA FETTAH
Oui, D’ailleurs, pour rebondir là-dessus, je pense qu’en fait la question c’est : quand tu veux représenter une scène artistique au prisme de son territoire en fait, comment tu sélectionnes les artistes que tu mets dedans ? Est-ce que c’est une question de nationalité, de lieu de naissance, de lieu de résidence ? Est-ce que c’est lié à leur sujet de travail ? Est-ce que… Qu’est ce qui fait scène finalement ? Est-ce que c’est pas s’inscrire dans un écosystème ? Et là je rejoins ce que tu viens de dire. Et là, ma dernière question à 1 000 €, c’est et quid des artistes en diaspora, parce que du coup, quand tu parlais de l’exposition sur « renouveler les regards sur la scène artistique algérienne et la diaspora. » Mais en fait voilà, c’est un mot clé. Tu…Tu produis pas de la même façon quand tu es en diaspora ou quand tu es sur un territoire.

LUCE COCQUERELLE-GIORGI
Et les artistes sont invité.e.s à être en diaspora, c’est-à-dire que pour être exposé.e.s, il faut souvent quitter leur territoire pour pouvoir être être montré.e.s.

CAMILLE BARDIN
Complètement. Mais c’est pour ça que je trouve à titre personnel, ce qui serait intéressant si on veut parler d’une scène artistique sur un territoire donné, etc. C’est vraiment de, au lieu de parler des identités des artistes, parler des conditions de travail des artistes, savoir si effectivement école d’art il y a ou pas, si FRAC il y a ou pas. Je dis ça par rapport au territoire français, mais voilà, savoir vraiment en fait si les artistes sont dans les montagnes, à l’inverse… Enfin tu vois, c’est vraiment montrer en fait comment le cadre de production vient contraindre aussi les pratiques, et là je trouve que ça… ça peut être intéressant effectivement.

FLORA FETTAH
Et d’ailleurs, dernière chose, tu parles de conditions de travail.

CAMILLE BARDIN
Dernière chose effectivement !

FLORA FETTAH
Tu parles de conditions de travail, mais quand on expose une scène et c’était déjà la question qu’on s’était posé au moment du podcast sur SOL! La biennale du territoire #2, c’est tu veux visibiliser une scène, tu veux soutenir une scène. Ok, mais concrètement, quand tu fais une exposition avec une trentaine d’artistes, combien tu les as payé.e.s ? À qui… Enfin qui a fourni l’argent ? À qui est il allé ? Quels sont les droits d’exposition ? Combien de nouvelles prod. ? Etc., etc.

CAMILLE BARDIN
Trop bien que tu finisses là-dessus. Ça me fait penser, avant de clore ce podcast, qu’on n’a pas du tout parlé des conditions de production de cet épisode, ce qu’on veut faire à chaque fois. Sachez donc que toutes les quatre vous êtes basées à Marseille, donc vous avez simplement… Vous avez pas payé l’entrée, simplement, vous êtes rentrées en tant que journaliste avec… dans le cadre d’une visite presse. Pour ma part, étant basée à Paris, c’est la Friche la Belle de Mai qui a payé mon aller-retour pour venir jusqu’ici et qui a.. qui m’a logée pour rester et pas faire l’aller-retour dans la journée, ce qui aurait été infaisable. C’est tout. J’ai eu un tote bag aussi avec le dossier de presse. [Elles rient]

LUCE COCQUERELLE-GIORGI
La chance !

CAMILLE BARDIN
Ça vous va ? Et sinon voilà.

FLORA FETTAH
J’ai pas eu de tote bag ?

CAMILLE BARDIN
T’as pas eu de tote bag ?

LUCE COCQUERELLE-GIORGI
On veut un tote bag ! [Elle rit]

CAMILLE BARDIN
Donc voilà, on fera une… [Elle rit] Et également du coup, pendant les journées professionnelles, Luce et Flora où vous étiez, on vous a payé également deux repas. Donc voilà, vous connaissez maintenant le cadre d’enregistrement de ce podcast. Mais sinon on est toujours payées par Projets et on a toujours le droit de dire tout ce qu’on veut. Voilà, merci à toutes et tous de nous avoir écoutées. On espère que cet épisode vous a plu. Ça a été vraiment la course pour nous, pour tout vous dire, pour l’enregistrer, etc. Étant donné qu’on a fait les expositions, on a découvert, pour quelques unes d’entre nous, les expositions hier. Donc on a juste une petite nuit de repos et de digestion voilà pour enregistrer ce podcast. Donc j’espère qu’il a été clair et qu’il vous a plu. En tout cas, on se retrouve le mois prochain pour un nouvel épisode. On espère qu’il vous plaira également, mais d’ici là, on vous embrasse et on vous souhaite un très bon mois. Ciao !

LUCE COCQUERELLE-GIORGI
Ciao !