SE TIRER SUR LA COMETE
arpentage des planètes queer

Par Samy Lagrange

On arpente les fictions queer pour retrouver les histoires que l’on nous a dérobées, on se projette sur des planètes queer pour échapper à l’orbite imposé.

#3 FLORYAN VARENNES

Suspendues, bouches en avant, instruments de succion en lévitation, les Matriarches pourraient m’effrayer. Elles m’observent en silence. Elles posent sur moi le regard des guérisseuses dans les hospices. Pourvoyeuses d’un soin sévère mais nécessaire, elles me recueillent car j’en ai besoin. Je crois que j’ai l’air épuisé.

Floryan Varennes, Matriarche, muselières, tubes médicaux, pvc médical, attaches en inox, rivets, anneaux, instruments médicaux, 160 x 160 cm x 2 sculptures. Vue de l’exposition « Host », Open School Gallery, Nantes, © Antoine Denoual, 2023.

Floryan Varennes se demande comment prendre soin de sa communauté.
Le présent nous colère, nous fatigue. Toujours nous désolidarise et nous isole. Crevé-es, on galère à prendre soin. Souvent on reproduit les violences qui nous touchent ou nous menacent. On se défend, en vérité, comme on peut. Mais on n’y voit pas clair dans ce présent qui nous torgnole.
Certain-es savent depuis toujours les chemins de traverse, les tours de magie qui courbent l’espace-temps et nous projettent ailleurs. Alors, parce qu’on a l’impression de le pouvoir encore, on a tendance à vouloir se barrer. On roule en boule nos histoires passées et on se barre ailleurs. Ça colle aux basques, mais on extirpe nos bottes du marécage-présent.

Ailleurs, les Matriarches sermonnent des leçons silencieuses. A vrai dire, je ne suis pas sûr de tout comprendre, c’est un langage du pas-encore-chez-moi. Je comprends qu’on n’a pas toujours choisi les soins qu’on recevait. Je crois qu’elles racontent tout pêle-mêle : les violences obstétricales, le prix des médocs, les stérilisations et réassignations forcées, la fluoxétine dans le Prozac, toute l’histoire avant qu’on puisse gober du Truvada et le préciser sur Grindr. Elles disent qu’on nous a imposé les conditions de notre survie, qu’on nous a biopolitisé.
Les Matriarches me soufflent peut-être une nouvelle manière de mener la guerre. Elles se révèlent être des armures, transparentes et fragiles à vos yeux, à l’épaisseur providentielle aux miens. Les brancards de Hildegarde, dressés, me protègent avant de me soigner. La prédicatrice fait de la place entre les plis de sa robe et me laisse y lêcher mes plaies. Lentement, je réapprends à prendre soin de moi et des autres. Je crois que j’étais épuisé.

Floryan Varennes, Hildegarde, cuir blanc pelliculé, carton, mousse, acier, anneaux, rivets. 250 cm x 90 cm x 7 sculptures. Vue de l’exposition « Violence Vitale », 2021, Maison des Métiers du Cuir, Graulhet, © Phoébé Meyer, 2021.

Toutes les temporalités se sont écrasées. Floryan Varennes convoque un futur chargé de passés choisis. Il nous convoque dans l’ailleurs. Il nous parle à la fois d’un présent où le soin est violent et d’un futur où l’on aura réappris à prendre soin de nous, collectivement. Ça sent la lavande et toutes les œuvres sont des fragments d’armures qui nous protègent et nous soignent.

La projection vers l’ailleurs n’est pas qu’une fuite. L’ailleurs est un regard critique sur le présent, un horizon d’attentes et un espace d’expérimentation politique tout à la fois. On se projette dans la fiction comme des enfants se décident à faire des choses sérieuses.

Pour beaucoup, le présent n’est plus un lieu d’espoir. C’est ainsi, je crois, qu’il faut regarder les fantasy qui fleurissent : sérieusement. A la fois comme le privilège d’échapper – parfois, encore un peu – à la réalité, comme un refuge qui soulage et comme l’endroit d’un projet politique radical. On se replie pour mieux mener la guerre.

Les monstres de nos planètes prospectives ne soigneront pas tout le monde, peut-être personne. Mais ils me rappellent tout le taf qu’il reste à faire dans ce présent auquel on n’échappe jamais vraiment. Ils me rappellent comment se protéger pour prendre soin de celleux qui n’ont pas le luxe, même un instant, de se projeter ailleurs.

© Antoine Denoual, 2023.

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Merci à Floryan Varennes de toujours repousser les limites de la générosité et de la sincérité dans nos échanges.
Merci à Flora Fettah et Samuel Marin Belfond de m’avoir, un jour où l’on allait rater notre train pour un verre de blanc, parlé du travail de Floryan.

Instagram / Site

Floryan est lauréat de la commission mécénat de la Fondation des Artistes en 2023 pour son
projet Fantasy Finale et a participé cet automne à la résidence Est-Nord-Est au Québec.

Chemin de traverse, déviation dans l’arpentage : les performances drag et les fictions spéculatives de Sin Wai Kin.