Après avoir investi le gigantisme de la cours d’honneur du Palais des Papes pour l’ouverture du festival d’Avignon en juillet dernier, The Romeo replante son décor de claustras et de tatamis sur la scène de la Grande Halle de la Villette. Un retour qui s’inscrit dans le cadre du portrait 2023 que le Festival d’Automne consacrait au danseur et chorégraphe américain Trajal Harrell.
La prochaine étape aura lieu à Douai, plus exactement à TANDEM – Scène nationale, où la pièce se produira les 14 et 15 février prochain.

Une danse de courbes et de volutes, de solis et sarabandes, qui réussit le tour de force de trouver, malgré un certain maniérisme et systématisme, l’élan vital du corps ; l’énergie émancipatrice et expressive.
Depuis son premier solo Twenty Looks or Paris is Burning, montré à la Judson Church (New York) en 2012, l’œuvre de Trajall Harrell fait dialoguer des esthétiques paradoxales, et avec elles les motivations profondes du geste ; pourquoi je danse, qu’est-ce que je bouge, et surtout qui bouge ? C’est donc bien la question de l’identité, plurielle et collective, qui est en jeu dans le travail du chorégraphe. Dans The Romeo, l’identité chorégraphique semble s’être trouvée ; pendant l’heure et quart de spectacle on assiste à l’avénement d’un style. En effet, de la danse post-moderne au voguing en passant par le butoh, qui sont les influences de l’artiste, on parvient à dépasser les citations et les collages, pour assister à une danse qui trouve sa cohérence propre et tient en un grand dessein. Il aura fallu ce détour spéculatif d’invention d’une danse passée, le « Romeo », pour permettre à l’artiste l’affirmation d’une Œuvre.
Mais en réalité ce détour fut peut-être avant-tout musical, engagé dès 2020 lors la création de la pièce The Köln Concert, à partir, et sur, la mythique improvisation de Keith Jarret à Cologne. Déjà quelque chose semblait se synthétiser, se métaboliser en une ode, une sérénade nocturne adressée vers le ciel. Car oui, du haut du balcon, on ne peut ignorer la référence Shakespearienne du titre de la pièce, car c’est bien la figure de l’amoureux.se, dans son élan de parade et de cour que l’artiste cherche à transfigurer. Faire sa cour voilà peut-être le style Harrell. Pratiqué en solo, en duo, ou en groupe, l’envoutement est à envisager comme l’endroit d’une puissance qui n’est pas destructrice, qui ne saccage rien, qui reste au seuil du touché, comme avant la matière.

Pour comprendre cette approche, on s’accompagnera de la pensée de Jean Beaudrillard qui pose la séduction du coté de la puissance et non du pouvoir. La séduction advient avant l’acte de chair, avant la réalisation sexuelle, avant le touché ; elle est donc l’inverse de la prise de pouvoir sur l’autre, sur son territoire, sur son corps. S’inscrire dans ce sillon est pour Harrell une manière de perpétuer le caractère anti-colonial au fondement de sa démarche.

De plus, pour le philosophe, la séduction représente une issue possible à la production propre à notre économie capitaliste ; moquée en creux dans la pièce à travers le motif du « fashion show ». Car l’élan productiviste est une prise de pouvoir sur la matière, qui cherche à lui donner une forme, un usage, à faire acte de choix et donc d’autorité. Hors ce qui plaît particulièrement à Beaudrillard c’est le suspend du choix que rend possible la séduction, l’opportunité de se dédire, de se réinventer, de revoir son désir autrement, ou même de l’annuler, partir, tout quitter pour un temps, et puis revenir, peut-être.
Ainsi, les danseurs de The Romeo adoptent le corps de la séduction en ne touchant rien, ou presque rien. On assiste à un effleurement continu de l’air ; une caresse du sol, parcouru sur la pointe des pieds. Des pas de velours qui tournent ; de menues ouvertures de bras, constantes mais souples, légèrement pliées (comme dans la danse baroque, danse de cour s’il en est !), donnant l’impression de corps sans poids. De bout en bout, on remarque la délicatesse des poignets qui flottent, on caresse, on n’attrape pas, on ne décide de rien, on se maintient souplement, c’est tout.

Le jeu engagé avec la scénographie, une tonnelle en moucharabieh en fond de scène, trace des couloirs depuis lesquels les danseurs.ses jouent d’entrées est de sorties dans un défilé qui défie les canons habituels du catwalk. Ici tous les corps sont célébrés et usent de leur pouvoir de séduction à égalité. L’introduction de la pièce est d’ailleurs une prise de parole où chaque interprète se présente en mettant en avant sa particularité, incluant peurs, défauts et étrangetés. Il en va de même pour les tenues, conçues par Trajal Harrell lui-même, et dont la beauté et l’allure tiennent au caractère composite, rapiécé et éclectique des éléments qui les composent.
Au rythme des Gymnopédie, The Romeo a la mouvement délicat d’une vague, éprouvée en essaim, ou individuellement en onde du bassin jusqu’aux doigts. Dans cet aller-retour infini qui confine à l’hypnose, le cycle tient pour objet son mystère. Celui des neiges éternelles revenues chaque nuit pour recouvrir les traces et les pas des catwalks, et tout recommencer.