Pourvu Qu’iels Soient Douxces
↘ Saison 3 – Épisode 25
– Partie débat : » Quel modèle économique peuvent avoir les artistes-auteurices ? »
– Expositions « Sortir le travail de sa nuit » au Centre de Création Contemporaine Olivier Debré de Tours
Extrait critique :
« Le 12 mars dernier, une proposition de loi émanant de députés de gauche et de syndicats a été soumise à l’Assemblée nationale afin d’intégrer les artistes, auteurs et autrices dans la caisse commune de l’assurance chômage. Et à cette occasion, on a décidé de mettre les pieds dans le plat. Comment vie ou survie un critique d’art ? Quelles sont nos conditions concrètes de rémunération, de subsistance, nos modèles économiques ? On vous propose donc dans ce débat de passer en revue, à travers un panorama non exhaustif des conditions de travail des membres de Jeunes Critiques d’Art, qu’il soit présent ici ou non, la condition d’un ou une critique d’art aujourd’hui, afin de vous en faire une idée un peu plus concrète et contribuer ainsi, peut-être, à la prise de conscience sur la nécessité d’une évolution des conditions socio-économiques des artistes, auteurs et autrices dont nous faisons partie. »
Avec Camille Bardin, Samuel Belfond, Mathilde Leïchlé, & Caroline Honorien
↘ TRANSCRIPTION DES ECHANGES :
Camille Bardin
Bonjour à toutes et à tous, on est ravi.es de vous retrouver pour ce nouvel épisode de Pourvu Qu’iels Soient Douxces. Ce soir aux micros de ce studio : quatre membres de Jeunes Critiques d’Art, un collectif d’auteurs et d’autrices libres et indépendant.e.s ! Depuis 2015 au sein de Jeunes Critiques d’Art nous tâchons de repenser la critique d’art comme un genre littéraire à part entière et pensons l’écriture comme un engagement politique. Pour Projets, on a souhaité penser un format qui nous permettrait de vous livrer un petit bout de notre intimité en partageant avec vous les échanges qu’on a officieusement quand on se retrouve. POURVU QU’IELS SOIENT DOUXCES c’est donc une émission dans laquelle on vous propose un débat autour d’une problématique liée au monde de l’art puis un échange consacré à une exposition. Aujourd’hui, nous sommes quatre membres de JCA à échanger : Samuel Belfond.
Samuel Belfond
Bonjour.
Camille Bardin
Mathilde Leïchlé.
Mathilde Leïchlé
Bonjour.
Camille Bardin
Caroline Honorien.
Caroline Honorien
Hello !
Camille Bardin
…qui a rejoint JCA à la rentrée et que vous entendrez pour la première fois dans ce podcast. On est ravi.e.s que tu sois avec nous aujourd’hui. Et moi-même, Camille Bardin. Je crois que la thématique de ce soir, c’est vraiment le travail, parce qu’on a décidé de profiter de la proposition de loi de continuité de revenus des artistes auteurices pour parler franchement de nos business models de travailleureuses de l’art et plus spécifiquement de critiques d’art et aussi parce que l’exposition dont on a choisi de parler s’intéresse à l’invisibilité de certaines professions. L’exposition s’appelle « Sortir le travail de sa nuit », c’est une exposition collective présentée au Centre de Création Contemporaine Olivier Debré, le CCCOD, à Tours, jusqu’au 1er septembre prochain, et qui est curaté par Delphine Masson et Marine Rochard. Mais pour l’heure, place au débat, je laisse la parole à Samuel en charge de l’introduction. [chuchotant] Vas-y Samuel.
Samuel Belfond
« La critique d’art est une activité très précaire, qui ne permet pas de vivre décemment, surtout lorsque l’on ne bénéficie pas d’une certaine notoriété. Il est donc nécessaire d’avoir une activité principale qui assure une rémunération fixe. » Ce constat sans appel est pas très très joyeux sur l’activité à laquelle on s’adonne plus ou moins joyeusement avec Jeunes Critiques d’Art, il est pas le fait d’un des nombreux syndicats qui défendent les droits des artistes, auteurs et autrices, ou de collectifs que des lecteurices du Figaro qualifieront, avec leurs nuances habituelles, de « gros gauchos », mais de la fiche métier « Critique d’art » de l’ONISEP, donc qui est l’Office national d’information sur les enseignements et les professions, un établissement public sous tutelle du ministère de l’Éducation nationale. Du coup, même officiellement, si on résume, « critique d’art », c’est pas le feu, ni les vacances à Cancún, sauf peut-être si une biennale se décide à s’installer là-bas, mais qui sait ? Enfin bref, c’est pas du tout le sujet. On a tourné à plusieurs reprises dans cette émission autour de la question des conditions socio-économiques des travailleurs et travailleuses de l’art et notamment de la critique. Conditions qu’il nous paraît impossible au sein du collectif de ne pas visibiliser au même titre que les considérations esthétiques que l’on attend historiquement des critiques. D’ailleurs l’ONISEP le rappelle bien, en tant que critique, il faut allier « expertise artistique » et « sens critique ». Logique finalement ?
Camille Bardin
Oui ça marche.
Samuel Belfond
Et comme tu le disais Camille, le 12 mars dernier, une proposition de loi émanant de député.e.s de gauche et de syndicats a été soumise à l’Assemblée nationale afin d’intégrer les artistes, auteurs et autrices dans la caisse commune de l’assurance chômage. Et à cette occasion, on a décidé de mettre les pieds dans le plat. Comment ça vit ou ça survit, un.e critique d’art ? Quelles sont nos conditions concrètes de rémunération, de subsistance, nos modèles économiques ? On vous propose donc, dans ce débat, de passer en revue, à travers un panorama non exhaustif des conditions de travail des membres de Jeunes Critiques d’Art, qu’iels soient présent.e.s ici ou non, la condition d’un ou une critique presque-encore-plus émergent.e aujourd’hui, afin de vous en faire une idée un peu plus concrète, et contribuer ainsi, peut-être, à la prise de conscience sur la nécessité d’une évolution des conditions socio-économiques des artistes, auteurs et autrices dont nous faisons partie.
Camille Bardin
Mathilde ? Caroline ? L’une de vous veut commencer.
Mathilde Leïchlé
Allez j’y vais.
Camille Bardin
Mathilde.
Mathilde Leïchlé
Hum. Ce qui m’a interpellée d’abord dans ce débat… enfin dans le choix de ce débat, c’est de revenir un peu à la prise de conscience qu’on était concerné.e par ce projet de loi. Parce que, je ne sais pas si ça vous a fait ça, mais moi, en tout cas, j’ai mis beaucoup de temps avant de comprendre que je pouvais rentrer dans la case « artiste-auteurice », « -autrice » en l’occurrence. Hum. Et ça s’est fait à deux moments, mais c’était vraiment un processus assez long. Le premier, c’était pendant mes cours. Je crois que c’était pendant la licence. On a eu une intervention d’une commissaire d’expo qui est venue… qui est venue nous présenter son travail, et à la fin, j’avais posé la question de la rémunération. Comment elle faisait profit de son travail ? Et c’est là que j’avais découvert qu’en fait, elle en l’occurrence, son modèle économique c’était de facturer… de facturer le texte de l’exposition et que donc elle relevait de ce statut « d’artiste-autrice. » Et ça, ça avait été une première… première graine. Et ensuite, je m’étais inscrite un peu plus tard aux 24 heures des artistes-auteurs proposés par la Ville de Paris. Mais j’y allais plutôt en tant que critique et commissaire en me disant : « Bon, je travaille très souvent avec des artistes, j’ai envie de comprendre quelles sont les implications économiques et administratives de leur travail pour pouvoir mieux travailler avec elleux. » Et en fait, au bout de… d’une demi-heure, l’intervenante m’avait dit que j’étais moi-même concernée en tant que… que critique et que commissaire. Et c’était fou de jamais l’avoir entendue avant. Et là, sur le site qui a été créé à l’occasion de ce projet de loi, Continuité Revenu, il y a la liste de tous les métiers concernés et je trouve ça génial de pouvoir voir critiques et commissaires mis à côté des artistes plasticiens/plasticiennes, à côté des auteurices. Voilà, donc c’était ma première réflexion avec ce sujet de débat : la prise de conscience du fait qu’on était concerné.e.s par ça.
Camille Bardin
Micro-insert, c’est un des points que je trouve hyper important et que j’essaye de dire à chaque fois avec les artistes avec lesquel.le.s je bosse. C’est de dire qu’en fait on a les mêmes statuts et de montrer que souvent on imagine une supériorité entre les critiques, les commissaires et les artistes. Enfin, on a une image de hiérarchie, alors qu’en fait on est souvent soumis.e à la même précarité. Donc je pense l’alliance des luttes à cet endroit-là, elle est… elle est hyper importante. Caroline ?
Caroline Honorien
Oui, en fait, moi, une des choses qui m’a frappée pour ce débat, c’est… donc dans cette fiche ONISEP qui parle de notoriété.
Camille Bardin
Ouais.
Caroline Honorien
Et moi, en fait, pour avoir discuté avec des critiques d’art plus ancien.ne.s – dont je ne vais pas citer le nom, pour ne pas révéler les échanges et les confidences – en fait, cette notoriété ne joue pas tant que ça en réalité. Il y a beaucoup de critiques d’art qui en fait sont toujours là, alors que c’est des personnes plutôt âgées, et en fait c’est pas uniquement pour occuper le terrain ou quelque chose où on laisserait pas la place à une nouvelle génération. C’est une vraie nécessité. C’est des personnes aussi qui m’ont beaucoup interpellée sur le fait que comme on ne peut pas en fait vivre de cette activité seule et qu’il faut avoir d’autres activités qui en réalité sont toutes aussi précaires, il faut aussi réfléchir aux questions de temporalité d’organisation puisque elles-mêmes étaient coincées notamment pour des questions de retraite. Et ça c’est vraiment quelque chose qui me semble important de remettre sur la table quand on parle de ces questions-là.
Camille Bardin
Hum. Ouais bah ça me… Je suis contente aussi que tu parles de pluralité aussi dans nos activités. C’est que, c’est une des problématiques qui se posent à moi en ce moment. C’est que j’ai commencé vraiment en tant que critique d’art. Et je me souviens qu’au début, au sein de Jeunes Critiques d’Art, je disais que… Tout le monde commençait à faire un peu de… de commissariat d’exposition, ou quoi… Enfin, en tout cas, on se rend compte que c’est deux faces d’une même pièce, ces deux professions. Et moi je disais « Non, non, je serais toujours critique d’art, critique d’art… » Toujours est-il qu’aujourd’hui, je commence à faire de plus en plus de commissariat d’exposition, c’est quelque chose qui m’intéresse vraiment et que j’ai envie de pleinement embrasser. S’ajoute à cela l’activité de podcast qui est finalement vraiment, les deux sont très liées. Pour moi, quand je fais du podcast je fais autant de la curation que de la critique d’art. Et en fait, j’ai l’impression aussi que tout cela relève d’une envie. Vraiment, j’ai envie de faire ces trois activités-là. Il y a aussi une nécessité économique, c’est-à-dire que en fait je peux pas faire trois expos l’année et ciao. Enfin voilà, je suis obligée de par ailleurs écrire des textes, de par ailleurs produire des podcasts. Et néanmoins j’ai l’impression, c’est peut-être ma crainte du moment, c’est de un peu disperser mes potentiel.le.s client.e.s et un peu de les perdre. C’est-à-dire que si je fais une exposition, bah du coup je vais peut-être pas écrire un texte pendant un temps, du coup peut-être qu’iels ne vont pas automatiquement penser à moi pour écrire un texte. Peut-être que si je fais trop de podcasts, eh ben iels vont pareil m’oublier et donc je vais perdre une certaine clientèle. Et donc c’est aussi, je pense, une des grosses… un des gros points de cette précarité-là. C’est de voir qu’on est un peu en train toujours d’essayer de ménager la chèvre et le chou, d’essayer de… de à chaque fois être très visible. Et en même temps, là j’ai fait pas mal d’ateliers avec des jeunes et donc j’ai fait quelques stories là-dessus et je me suis dit : « Ah merde, faut pas que j’en fasse trop non plus, sinon les gens vont penser que c’est devenu… Enfin je fais une reconversion en tant que professeure des écoles quoi. » Donc voilà, je trouve que c’est un des points aussi que je voulais aborder, c’est à la fois la nécessité d’une pluralité et en même temps il y a plein d’écueils à celle-ci quoi. Samuel ?
Samuel Belfond
Mais peut-être, parce que comme tu le disais Mathilde, même pour nous, le cœur de notre activité n’est pas hyper clair. Peut-être qu’on pourrait revenir sur, en soi, qu’est-ce que c’est censé être l’activité de critique d’art et comment c’est rémunéré. Parce que ça correspond à un ensemble de tâches relativement précises. Et comme tu… vous le dites, d’ailleurs, qu’on dépasse par le commissariat ou plein d’autres activités.
Mathilde Leïchlé
Alors, on se lance dans la définition là ? [Elle rit] Let’s go ! Pour moi, la critique d’art décorrélée du commissariat d’exposition, même si je pense qu’il y a beaucoup de points entre les deux et je sais qu’on n’est pas nécessairement d’accord.
Camille Bardin
Oui, Samuel fait les gros yeux généralement là dessus.
Mathilde Leïchlé
C’est vraiment l’accompagnement d’artistes dans le sens où on va suivre un artiste, une artiste, pendant un temps, qu’il soit long ou court, mais en tout cas porter une grande attention à son travail, aux modes de création qu’iel met en place pour faire émerger ses œuvres et produire des textes sur ce travail, donc exprimer aussi notre subjectivité avec quelque chose de très situé sur ce travail et son évolution si le temps de la critique est long. Voilà, moi c’est ma conception en tout cas de… de la chose. Je pense qu’on n’est pas toustes d’accord sur ça. Mais c’est vraiment l’écriture de textes tout contre… tout contre la création en train de se faire quoi.
Camille Bardin
Ça vous va ? Vous voulez ajouter quelque chose ? Vas-y Caroline.
Caroline Honorien
Je pense que c’est une définition maximaliste.
Camille Bardin
Ouais.
Caroline Honorien
Mais malheureusement dans la réalité de comment ça se passe, c’est pas toujours possible d’avoir cet accompagnement et le temps long. Donc ça c’est peut-être quelque chose que je viendrais nuancer. Et aussi, je trouve qu’il y a peut-être quelque chose qui relève un peu de l’opération de traduction. Moi qui, je sais, m’intéresse beaucoup dans cette question de venir écrire et dans les échanges et les relations qui se noient entre les artistes, les oeuvres et ce que nous on leur propose. Donc voilà, ce serait peut-être un petit peu mes deux ajouts à ce que tu viens de dire.
Camille Bardin
En tout cas, je trouve que c’est intéressant que tu commences par là Samuel, parce que ça met le point sur quelque chose, c’est la nécessité de faire beaucoup de pédagogie aussi dans notre métier. Que ce soit… À chaque fois qu’il y a une personne qui s’approche de nous, que ce soit un.e galeriste, un.e artiste, enfin même des personnes très installées dans le métier, c’est réussir à… Quand on annonce nos prix aussi – puisqu’on va parler de ça dans cet épisode – quand on annonce nos prix, parfois il y a des yeux qui s’écarquillent en disant « Quoi, tout ça ? » Et donc notre travail, il passe aussi par le fait d’expliquer en fait pourquoi il y a ces tarifs-là. Donc pour vous dire, nous on se base sur les recommandations tarifaires de l’AICA. L’AICA étant l’Association Internationale des Critiques d’Art, l’AICA France. Et donc en plus il y a une revalorisation là, il y a quelques semaines de ça. Aujourd’hui… Oui [Samuel manifeste son contentement et Camille soupire en souriant] que l’on salue exactement. Aujourd’hui, un feuillet ça équivaut à 1500 signes, espaces compris, donc on peut voir une petite page, une petite feuille A4. Ça ça équivaut à 400 euros bruts. Donc souvent les gens… Oui voilà ça peut paraître impressionnant de se dire 400 balles = une page, tu te fais pas chier quoi. Et non non. Qu’est-ce que ça implique ces 400 euros et cette page-là ?Quel travail il y a derrière toute cette page-là ? Il y a une interview, il y a des recherches sur le boulot de l’artiste. Si l’artiste va citer un livre qui est essentiel dans sa pratique, il va falloir acheter le livre, lire le livre. Il y a les années d’études, parfois les déplacements aussi qu’iels font faire. Il y a tout le temps d’écriture évidemment. Enfin, tout ça représente jusqu’à une semaine de travail parfois. Enfin voilà de tout… Ça dépend après si c’est un.e artiste qu’on suit depuis longtemps, si c’est une personne qu’on découvre totalement. Enfin voilà, évidemment tout ça est variable, mais en tout cas 400 euros c’est parfois ce qu’on facture pour une journée de travail dans certaines professions. Nous en l’occurrence ça s’étend vraiment… Voilà. Donc ça, c’est la nécessité, effectivement… Je trouve que ça montre aussi le fait qu’à chaque fois, on est obligé.e d’expliquer tout ce que représente notre travail et de le dire aussi, je pense de… Essayer de déconstruire aussi certains mythes, notamment auprès des artistes. Moi, j’hallucine à chaque fois de voir qu’il y a plein d’artistes qui ne savent pas du tout comment nous contacter, si iels ont la possibilité de nous contacter, comment aussi simplement discuter avec nous. Et je pense que c’est aussi important de dire qu’en fait, il y a toute une partie de mes clients et clientes, ce sont aussi des artistes qui m’appellent pour écrire dans leur portfolio. Et ces 400 euros-là, en fait, je les fais aussi payer aux artistes. Et ça, je veux bien savoir aussi comment vous travaillez en fonction de…. enfin le statut de chacun.e de vos client.e.s, si c’est des galeristes, des institutions, des artistes. En l’occurrence, pour ma part, je fais payer les artistes. Par contre, on va imaginer une manière de rendre accessible le paiement, c’est-à-dire que soit je propose un paiement en x fois sans frais, où la personne vraiment, là j’ai une confiance absolue en général, je lui dis tu me payes quand tu as les moyens, une fois par mois, 100 balles ou 50 balles, si un mois c’est absolument pas possible, tu m’appelles et on décale, il n’y a pas de souci. Donc voilà, c’est aussi plein de petits montages pour faire en sorte de ne pas rajouter de la précarité à la précarité quoi.
Samuel Belfond
Un truc que je trouve marrant, c’est que là, dans la manière de définir notre activité, on n’a parlé que de la commande de texte, donc expo ou catalogue, pas du tout de la presse, qui est quand même censée être une partie de l’activité de critique d’art, enfin, historiquement. Et qui ne l’est quasiment plus aujourd’hui. Bon, d’une part, le métier de journaliste culturel ou journaliste d’art contemporain, c’est un tout petit peu différent dans un sens, mais on était censé.e, à la base, faire de la presse. On est pas mal à en avoir fait au début et avoir arrêté, pour différentes raisons. Donc je ne sais pas quelle est votre expérience avec ça, mais… Moi je sais pourquoi j’ai arrêté.
Camille Bardin
Pourquoi t’as arrêté Samuel ?
Samuel Belfond
Pourquoi j’ai arrêté ? Parce qu’un texte de presse pour le coup c’est sous-rémunéré.
Mathilde Leïchlé
Ah ouais ?
Samuel Belfond
Oui, un texte je prenais entre 50 et 150 balles pour deux feuillets, et en fait à un moment c’est pas viable. Moi j’étais pigiste pour le coup, à part à Technikart où j’avais une espèce de rubrique et… Sans taper sur des gens dont je viens de donner le nom, il y a aussi la question de l’indépendance éditoriale au sein des revues, et franchement, c’est pas pour dire que beaucoup de rédac sont tenus par des personnes dont on n’est pas très proche politiquement, mais en fait, bah si. Et la presse dans l’art contemporain, s’est quand même… réduite un peu à peau de chagrin, et notamment dans ses engagements politiques. C’est difficile d’être en ligne à un endroit, quoi.
Camille Bardin
Ça fait beaucoup de choses, beaucoup de raisons de ne pas bosser pour la presse aujourd’hui quand même. Caroline ?
Caroline Honorien
Écoute, moi j’ai un petit peu le même avis alors qu’à la base je suis critique qui ne vient pas de la presse. En fait, moi on m’a tout de suite… En fait, c’est beaucoup de personnes, beaucoup d’artistes d’ailleurs qui m’avaient fait des commandes parce qu’elleux étaient persuadé.es que je devais écrire donc je les salue d’ailleurs aujourd’hui. Ils se reconnaîtront, ils et elles se reconnaîtront. Mais en revanche, j’ai eu quelques… petites expériences [avec] la presse dans la dernière année, et moi c’est vraiment ça qui m’a gênée au final. Bon, après, je pense que ça vient aussi de l’endroit où se situent mes recherches, qui est quand même un endroit sur les questions diasporiques, les questions minoritaires, etc., donc qui est quand même assez chargé politiquement. Et en termes amnétiques, je porte vraiment une responsabilité dans ce que j’écris, et un engagement très fort. Et vraiment, les jeux de « Il faut écrire sur tel.le artiste, mais à condition qu’iel est soit dans telle galerie, et machin, etc. » Ça… Rapidement, ça devient très peu intéressant. Ça ne veut pas dire que je ne suis pas contente des productions qui ont été faites au sein de ces publications, mais c’est peut-être pas quelque chose que j’ai envie de répéter à nouveau. Et c’est là aussi que vient jouer la question de la diversification des activités. C’est aussi pour pouvoir garder cette indépendance, ce fil-là. Et d’ailleurs, à ce sujet, j’ai envie de dire oui, on multiplie des activités, mais je pense aussi qu’on les prend dans… Enfin, critique et commissaire, c’est des métiers qui sont très différents. Ça je suis d’accord avec toi, Samuel. Mais je pense que quand on est critique qui devient commissaire, on a aussi une appréhension de ce qu’est le commissariat qui est un petit peu différente de d’autres personnes qui n’ont pas ce parcours-là. Et moi, je sais qu’à chaque fois qu’on me demande d’expliquer comment je fais critique, traductrice, commissariat, de la DA. En fait, je dis toujours, c’est des moyens d’écrire des récits, de mettre en récits qui sont différents. Donc je pense quand même qu’il y a un petit truc qui se joue et qui se noue là.
Camille Bardin
Oui, complètement. Mathilde ?
Mathilde Leïchlé
Hum. Ouais. J’ai eu une petite expérience de pigiste dans la presse, vraiment petite par rapport au… à mon activité de critique. Et les fois où je suis allée vers cet endroit-là, c’était vraiment très décalé en fait. C’était plutôt de l’ordre de l’entretien ou de… de donner la voix à d’autres, mais c’était une écriture complètement différente et… et qui m’intéresse à priori moins que la critique vraiment telle que je la définissais un peu… un peu plus tôt. Et je pense que le principal problème de cet endroit-là, en effet, c’est la question de la rémunération et le fait que les piges sont très éloignées des recommandations de l’AICA. Voilà.
Samuel Belfond
Après ce qui est marrant, pardon excuse moi Camille…
Camille Bardin
Non je t’en prie.
Samuel Belfond
Autour de cette table, on incarne un peu deux manières d’arriver à la critique. J’ai l’impression que Caroline et Mathilde, vous venez plutôt de la recherche, initialement, et vous êtes arrivées à la critique comme ça. Et Camille, toi et moi, dans une certaine mesure, c’est plutôt par l’écriture journalistique qu’on est arrivé.e.s à la critique. Enfin, je ne veux pas parler hors ton contrôle !
Camille Bardin
Oui oui oui. En l’occurrence, vraiment, je viens d’une école de journalisme, on peut pas faire plus… Ouais ouais clairement.
Samuel Belfond
Juste une illustration de… Ouais. Du fait qu’on a une variété quand même de profils qui explique aussi la manière dont on appréhende nos activités.
Camille Bardin
Complètement. Et c’est pour ça que j’avais un peu envie de vous demander aussi comment vous gérez vraiment d’un point de vue gestion professionnelle, gestion de carrière, les choix professionnels que vous faites pour réussir à – on parlait de notoriété tout à l’heure – à exister aussi dans cette… dans ce secteur-là. Parce qu’il y a aussi un point qui nous réunit avec les artistes, qui est assez perturbant, c’est qu’on est des indépendants et indépendantes, si bien que ce qu’on vend c’est aussi une marque, notre nom, et je trouve que ça nous oblige à être dans des postures parfois très indélicates. À savoir on doit faire notre autopromotion. Est-ce que vous vous la faites ? Est-ce que vous vous refusez à la faire ? Comment vous gérez justement le fait de de trouver aussi des client.e.s ? Comment les gens se… vous… s’approchent de vous ? Comment les gens s’approchent de vous ? Comment les gens vous contactent, pourquoi ils et elles vous contactent ? En gros, comment tu gères ta carrière ? Comment tu fais… Comment tu fais pour avoir des client.e.s chaque mois ou pour ne pas en avoir ? Comment tu fais, en fait, très concrètement ? Est-ce que tu réponds à des appels à candidature ? Est-ce que tu vas toquer à la porte de galerie ? Est-ce que tu vas dire à des artistes que tu as très envie d’écrire sur leur boulot ?
Mathilde Leïchlé
Oui. Moi mon modèle, il se fait en effet beaucoup avec le monde de la recherche, puisque actuellement donc je suis doctorante contractuelle, ce qui veut dire que je fais une thèse, et mon contrat a cette particularité qu’il implique que je travaille à mi-temps sur des programmes de recherche à l’INHA, et ça me donne un revenu mensuel régulier, enfin constant. Et ça me permet, en fait, de soutenir mon activité de critique. Et donc là, je suis plus dans une démarche où je vais vers les artistes. Ça se fait beaucoup par Instagram, en fait. Je… Je découvre des travaux dans les expositions que je visite, dans les foires, dans les expositions collectives. Et ensuite je suis les artistes sur Instagram et je vais vers elleux par ce moyen-là. Donc c’est plutôt ça mon mode opératoire qui est vraiment permis par ce revenu régulier en fait.
Camille Bardin
Ouais ça te permet plus de liberté. Toi Caroline tu disais non ? Genre tu…
Caroline Honorien
Non non, mais c’est parce que je suis un peu passive dans la question de l’autopromo, mais j’essaie de soigner ça. [elle rit]
Camille Bardin
Ouais.
Caroline Honorien
En fait, à un moment, bon évidemment, mes ami.e.s artistes qui voulaient que j’écrive, le filon s’est évidemment tari et le Covid est arrivé. Et bon… J’étais déjà éditrice pour une revue anglophone. Maintenant, je fais la traduction qui s’appelle The Funambulist. Mais pendant le Covid, en fait, on s’est assemblé.e.s avec des ami.e.s qui, par ailleurs, ne sont pas du monde de l’art à la base. Iels sont plutôt des personnes du monde de la mode et de la photographie. Et en fait, iels m’avaient invité à être éditrice art. Et en fait, je trouve qu’il y a beaucoup de choses qui ont découlé de ça. Du coup, je me suis retrouvée à devoir contacter des artistes pour pouvoir faire des sujets. En l’occurrence, c’était beaucoup des carnets de recherche aussi et des projets, en fait, éditoriaux. Du coup, ça a déjà enclenché des choses. On parlait de diversification, du fait d’être dans cette revue, de devoir travailler sur des photos, de faire de la direction artistique. En fait, ça m’a permis… Il y a aussi beaucoup de choses où je me retrouve à contacter des artistes dont j’apprécie la pratique pour d’autres projets. Donc, ça a commencé avec Draft. Il y a la même chose avec Funambulist. De plus en plus, on travaille avec des artistes dans les pages. Donc à un moment, on avait Thiên Ngoc Ngô-Rioufol pour illustrer un article de Petrus Liu sur le queer depuis une perspective asiatique par exemple. On a fait des couvertures avec Inès Di Folco. Donc voilà, il y a des choses qui se nouent comme ça et qui font que les relations se créent. Soit les artistes parlent de moi à d’autres personnes qui découvrent mon travail, qui me contactent, soit elleux-mêmes on continue en fait la collaboration. Et voilà en fait, ça se noue un petit peu comme ça. Et puis, je parle vraiment aussi de cette question de rencontre qui me semble quand même assez, en tout cas pour moi, centrale. Parce que je vois par exemple la dernière exposition que j’ai faite en Suisse, en fait c’est une artiste qui m’a présenté à des programmateurices, elleux m’ont invitée. Et en fait, je trouve que les choses essaiment beaucoup dans ça. Ce qui en dit aussi beaucoup sur la dimension un peu flâneur et flâneuse. Et… Bon ce petit porte-à-faux bourgeois selon l’endroit où on se trouve ou non dans nos positions sociales de ce métier.
Camille Bardin
Tu veux réagir là-dessus ou pas Samuel ?
Samuel Belfond
Ouais, après, oui, il y a plusieurs strates là-dedans. Je pense que pour rebondir, par exemple, sur mon modèle économique, moi, je pense que c’est pareil, je peux pas faire l’impasse sur un facteur qui est la classe, aussi, dont je viens, et j’essaie de ne pas me cacher, justement, parce que je sais que j’ai un privilège de venir d’un milieu, en tout cas culturellement, relativement très privilégié, qui m’a permis… je sais pas, d’avoir accès à des études et à un premier emploi qui m’a permis ensuite d’accéder au chômage et d’avoir toujours une sorte de continuité de revenu qui dépendait pas de la critique et de lancer en parallèle mon activité critique. Et je sais à quel point c’est sujet à des rapports de privilèges et de classes. Et je sais que c’est parfois un impensé aussi, un truc… parce que c’est pas marqué sur nos gueules nécessairement, dans une certaine mesure. Et ça… ça joue. Et moi j’ai construit un modèle sur plusieurs années en ayant… Aujourd’hui, je suis complètement indépendant, mais j’ai pu le faire parce que j’ai été, après mes études, à plein temps, puis au chômage, puis maintenant indépendant. Aujourd’hui, j’ai 40% de mes revenus qui viennent de la critique. Avec… J’ai une vitrine, c’est ce que je fais… Je fais des formats sur Instagram, TikTok et tout, et c’est ça, notamment. Plus une présence accrue en vernissage à des heures pas poss’. Ça fonctionne comme stratégie. Mais ça, pareil, c’est aussi un truc de flânerie, dont tu parlais à Caroline, tu vois d’avoir le temps de le faire. 40% de la critique, j’ai 40% qui vient de… je suis formateur dans la lutte contre les stéréotypes de genre et les violences sexistes et sexuelles. Et ça c’est aussi une forme de revenu complètement extérieur à l’art, et après 20% de divers et variés qui vont de DJ set corporates à des expos ou des choses où j’essaie de dire que je suis pas commissaire pour être cohérent. [iels rient]
Mathilde Leïchlé
Mais si je peux… Tu voulais dire un truc, vas-y.
Camille Bardin
Bah j’aurais un mot à dire effectivement derrière sur le… J’ai tout un… Enfin en ce moment j’essaye de changer de mindset sur la prospection justement et j’aimerais bien vous dire un truc par rapport à ça. Mais vas-y Mathilde.
Mathilde Leïchlé
Non mais c’est un autre moment du texte qui m’a fait du bien en le lisant, du texte sur la continuité des revenus. Je vais juste lire la phrase : « En attendant, en hypothétique succès – donc ça c’est… à nuancer – la plupart des artistes sont contraints/contraintes de multiplier les prestations, commandes, conférences, éducations artistiques et culturelles, workshops, dont le tarif est imposé ou négocié individuellement. » En fait, je trouve ça super important de réaliser que tout ce qu’on fait, que ce soit la modération des tables rondes, l’organisation d’ateliers, les podcasts, des commandes de texte qui semblent moins être dans cette définition un peu stricte de la critique. Ça participe pleinement à notre activité de critique d’art et c’est pas juste des… des petits bouts de ficelle ou alors c’est pas juste de l’éparpillement en fait. C’est vraiment au cœur de ce qu’on fait parce que… parce qu’il y a toutes ces facettes-là qui sont nécessaires pour exister dans le champ. Et puis aussi parce que politiquement ça fait sens de faire de l’éducation artistique et culturelle, mais ça s’entremêle aussi avec une nécessité économique qui est imposée par le système. Et je trouve ça super intéressant de le repenser en tant que justement système et que groupe et de pas se dire que c’est juste des galères individuelles et que soi-même on est obligé.e de cumuler parce que pas le choix, mais qu’on est tous et toutes dans la même dynamique et que du coup, voilà, toutes ces activités-là, elles sont aussi partie prenante de la critique d’art.
Camille Bardin
Complètement. Je suis contente que tu parles de ça justement, de se rendre compte qu’on fait aussi partie d’un système parce que c’est finalement moi ce qui m’a pris un peu de temps à comprendre parce que quand j’ai commencé à travailler dans l’art contemporain et quand au bout de quelques années de… de métier en fait, je voyais que je m’en sortais pas financièrement, que j’étais encore méga précaire etc. Et en fait ça a été un gros sujet de honte pendant un moment pour ma part. Je voulais vraiment pas le dire, je faisais vraiment semblant. Je me souviens de boire des coups avec des gens et de me dire « olala je peux pas payer plus de verres » et en même temps faut que je sois là avec elleux parce que potentiellement voilà client.e.s potentiel.le.s. Et en fait, ça a bougé à un moment donné où en discutant avec une artiste, on a… je pense qu’on faisait beaucoup semblant l’une comme l’autre, beaucoup de crari et en fait au bout d’un moment on a fini par se dire « Toi aussi t’es en galère ? », « Ouais toi aussi t’es en galère ? » Et là il y a eu un déversement vraiment de toute notre précarité, on s’est dit à quel point en fait on s’était donné.e.s rendez-vous dans un bar mais en même temps genre on était en galère toutes les deux, qu’elle, elle devait courir derrière pour finir son job alimentaire, etc. Enfin vraiment ça a fait un bien fou. Et en fait, je me suis rendu compte à ce moment-là que finalement, cette honte-là, c’était aussi un frein à la lutte. C’est-à-dire que le fait de ne même pas dire qu’on est en galère, eh ben, pour quelles raisons on lutterait contre cette galère qui n’existe pas, vu que c’est que de l’esbrouf, et on doit montrer que… Voilà. Donc je pense que le premier point, c’est vraiment de se rendre compte de… bah de l’héritage bourgeois. Je pense qu’on le dit dans tous les PQSD, voilà, on n’est pas seul.e.s à le dire, mais l’héritage bourgeois de ce milieu-là. Et de réussir à commencer à déconstruire en fait plein de petites choses et plein de petites barrières qu’on s’était imposées du fait de cet héritage bourgeois-là. Et là, sans glisser vers la responsabilité individuelle, parce qu’on sait que c’est le problème avant tout et la structure. Néanmoins, j’ai tenté de… ouais de mettre à mal certains… certaines craintes que je pouvais avoir et c’est pour ça que je vous parlais de prospection parce que de plus en plus je me suis rendu compte que évidemment tu as la possibilité de flâner beaucoup en vernissage, d’aller déjeuner avec des gens, boire des verres, etc. Ce que j’ai beaucoup fait. Mais aujourd’hui, ce que ma… même sans avoir d’enfant, j’ai envie d’être le soir tranquille chez moi et j’ai pas envie forcément de rentrer, même ne serait-ce que par rapport à l’alcool, j’ai pas envie d’être ivre tous les soirs. Enfin, il y a plein de choses comme ça qui font que j’ai plus envie, forcément, de faire tout ça. Et donc, je me suis dit, mais comment exister toujours dans ce milieu-là ? Et j’ai commencé à mettre en place, en fait, à proposer à des gens de bosser avec elleux. Donc, à dire à des galeristes : « Écoute, j’aime bien ta programmation, j’aime bien tel.le artiste, j’aimerais bien écrire sur son boulot. » De dire à des artistes aussi : « Écoute, moi, ça me ferait trop plaisir d’écrire sur ton boulot, est-ce qu’on peut bosser ensemble ? » Pareil pour les podcasts, vraiment de… Et de faire un travail de prospection en fait. Et ça je crois que c’était une barrière que je me mettais parce que j’avais peur du refus aussi et que ce soit trop la honte que quelqu’un.e me dise « Bah non j’ai pas envie de bosser avec toi. » Souvent les gens quand iels veulent pas bosser avec toi c’est plus des problèmes d’argent que parce qu’iels ont pas envie d’associer leur nom au tien. Et du coup je me suis dit c’est assez fou parce qu’en fait on est quand même un des rares métiers où quand on commence son activité, on va pas chercher de client.e.s, on attend qu’iels viennent à nous. Et je me suis dit quand même ça pour le coup ça vient vraiment de l’héritage bourgeois quoi. Et parce que je comparais ça par exemple… La personne avec qui je vis, bosse dans une boîte, ricaine, genre voilà enfin un gros groupe et tout. Et elleux, quand iels arrivent dans un nouveau pays ou dans un nouveau territoire, sur un nouveau territoire, le premier truc qu’iels font avant même de mettre des personnes qui vont faire le métier de cette boîte-là, c’est de mettre des commerciaux. De mettre des commerciaux qui vont prospecter pour avant tout aller chercher des client.e.s, vendre leurs outils, et ensuite, iels vont constituer leur équipe de travail. Et je me dis, mais c’est fou parce que nous, on fait jamais ce travail-là. Et donc j’essaye de plus en plus de voilà de m’y mettre et de dire : « Allez Camille, c’est pas grave, même si t’as un « non », c’est tant pis et c’est pas grave, va chercher ton oui, etc. » Et tout ça, ça m’amène à parler d’un autre outil, après je me tais promis, c’est le fait de me projeter dans mon année. C’est-à-dire que maintenant, avant je savais que à partir… potentiellement au mois de mai j’allais avoir tel.le client.e ou quoi. Et du coup maintenant, je quadrille vraiment mon année et je sais que par exemple au mois d’avril je vais gagner genre là 3219 euros potentiellement. Par contre au mois de juillet je vais gagner 200 balles. Donc au mois d’août, et ça aussi c’est le fait… Au-delà de la précarité, à savoir le montant que tu gagnes, le problème c’est aussi l’instabilité de ce métier-là. Et franchement, mon truc le montre bien. Au mois de juillet, j’ai 200 balles. Au mois d’août, toutes les galeries sont fermées. La plupart… enfin l’art contemporain est vachement ralenti. J’ai zéro euro. Voilà, c’est vraiment ce truc. Au mois de mars j’ai 1700 euros. Et tout ça c’est du brut, donc il faut retirer les cotisations, etc. Donc en fait, les mois où je vais gagner 3000 euros, je vais me dire… Je vais pas m’acheter des fringues, je vais clairement faire en sorte de stabiliser un maximum le truc, et je vais pouvoir me dire : « Ok au mois de mai je suis dans la merde, donc je vais chercher des client.e.s. » Voilà. Je vais le mettre en prospection quoi. [Essouflée] C’est bon, j’ai fini. [Elle rit] Mais c’était important pour moi de le dire. Caroline ?
Caroline Honorien
Ouais ouais. Non mais je suis très contente que tu aies parlé de ça. En fait, j’avais un petit peu évoqué le sujet avec Samy par WhatsApp une fois.
Camille Bardin
Samy Lagrange.
Caroline Honorien
Oui, sur cette question de la discontinuité des revenus. Parce que là, on parlait tout à l’heure de multiplicité des activités. Moi, je vois… Déjà, j’ai toujours été en freelance. Toujours, toute ma vingtaine, etc. Donc, je n’ai pas eu ces moments de chômage pour pouvoir m’y mettre. Ça ne m’est pas arrivé. D’ailleurs, les premiers… les premiers véritables contrats (à par un contrat étudiant à l’INHA, à un moment j’étais éditrice là-bas), en fait ils sont arrivés même après ma trentaine, avec Art Basel. Mais en fait, c’est des contrats qui sont courts, qui t’ouvrent pas de droits au chômage. Et là en fait, même les activités que j’ai dans des institutions, en fait, ce n’est pas mensualisé. C’est-à-dire que j’ai un fee pour tant de mois de mission. C’est pas possible de… Tu demandes à ce que ce soit mensualisé. On t’explique que non, ce sera un petit peu compliqué. Ce qui est vrai, par ailleurs, c’est toute une organisation. Et en fait, effectivement, il y a ce jonglage qui est extrêmement, je trouve très, très difficile. Aussi, de ce qui crée de… Tu te dis, bon, ben, ça y est, tu vas pouvoir te faire enfin 3 000 euros. Ben non, en fait, tu as tant d’impayés. Donc, en fait, tu reviens tout de suite à quelque chose, un reste à vivre, s’il en reste, d’ailleurs. [Elle rit] Donc je trouve que oui, c’est vraiment un point vraiment central de ces questions de statut et qui nous ramène encore une fois avec ces… En fait, on est comme les artistes sur ce point-là, vraiment.
Camille Bardin
Ouais.
Samuel Belfond
C’est pour ça d’ailleurs qu’on a essayé de demander au sein de Jeunes Critiques d’Art un peu le partage des conditions de… de rémunération et de travail et que c’était en tout cas très difficile pour les gens d’établir un revenu moyen mensualisé. Enfin, c’était quasiment impossible. Pour certains/certaines, il y a eu des partages de revenus annualisés qui, en anonymisant, grosso modo allaient de 10 000 à 25 000 pour les personnes qui en tiraient vraiment un revenu, sachant qu’il y avait une bonne partie aussi des gens au sein de Jeunes Critiques d’Art qui pouvaient même pas dire combien iels gagnaient parce que ça restait extrêmement marginal aujourd’hui. Hum. Et effectivement, c’est le point que vous soulevez.
Camille Bardin
La discontinuité.
Mathilde Leïchlé
Oui, peut-être que c’est le moment de lire l’extrait du texte justement sur la continuité des revenus, sur cette proposition très concrète qui permet, je trouve, de donner de l’espoir face au texte de l’ONISEP qui est quand même bien déprimant.
Camille Bardin
Ouais et on finira là-dessus parce qu’on est à la bourre.
Mathilde Leïchlé
« Notre proposition de projet de loi prévoit ainsi une entrée dans l’assurance chômage à partir d’un revenu annuel équivalent à 300 heures SMIC, soit 3 456 euros brut. Les artistes auteurices indemnisé.e.s auront droit au maintien d’un pourcentage de leur revenu d’activité des 12 derniers mois et le montant minimum de leur allocation mensuelle sera fixé à 60% du revenu médian de la population générale, soit environ 1100 euros net au 1er juillet 2023. » Voilà, juste cette perspective d’avoir un revenu régulier, ça… ça permet vraiment de contredire ce texte de l’ONISEP qui base tout sur la fame finalement, ou l’héritage d’ailleurs.
Camille Bardin
Complètement. Vas-y Caroline.
Caroline Honorien
J’aimerais juste dire que cette question de précarité est vraiment essentielle. L’année passée… C’était déjà le cas auparavant, mais vraiment cette année passée, pour toustes les personnes artistes auteurices autour de moi, j’ai vu trop de burn-out. Et cette question de chômage et de l’arrêt, elle est vraiment centrale. Il y a trop de personnes dans ce milieu qui travaillent en situation de santé mentale précaire. En fait, ce n’est pas juste une question d’argent, c’est vraiment un truc qui affecte nos conditions de vie matériellement, jusqu’à des situations vraiment tragiques. Donc voilà.
Camille Bardin
Ça vous va de finir là-dessus ? En remerciant du coup aussi, je pense c’est important, le SNAP CGT, la Buse, le Syndicat des Travailleureuses Artistes Auteurices, CNT-SO et la SRF pour leur boulot parce qu’on sait que c’est pas évident du tout de monter au front comme ça. C’est par ailleurs aussi des artistes et travailleureuses de l’art qui ont aussi un nom à défendre dans ce métier-là. Donc c’est hyper courageux de leur part et on les remercie pour ce boulot qu’iels fournissent. On va rester sur la même thématique pour la deuxième partie de cet épisode. On continue à parler de travail avec un focus sur l’exposition « Sortir le travail de sa nuit », présentée au CCCOD à Tours jusqu’au 1er septembre prochain. Mathilde ?
Mathilde Leïchlé
Du 16 février au 1er septembre 2024, le Centre de création contemporaine Olivier Debré de Tours propose une exposition collective regroupant 18 artistes autour du thème du travail et de son invisibilisation. Le commissariat est assuré par Delphine Masson et Marine Rochard, toutes deux chargées d’exposition au CCCOD, binôme qui avait déjà imaginé en 2021-2022 l’exposition « Variables d’épanouissement », qui portait sur les rapports entre bonheur et travail, entre injonction managériale et possibilité de résistance, à travers les œuvres de 14 artistes et duos. C’est dans la galerie noire du centre que sont présentées les œuvres de l’exposition que nous sommes allé.e.s voir. Les murs de cet espace sont donc toujours peints en noir, mais ce choix de l’agence d’architecture Aires Mateus résonne particulièrement avec le titre choisi pour l’accrochage, emprunté à Jacques Rancière, « Sortir le travail de sa nuit. » Il s’agit cette fois-ci d’interroger trois axes liés à l’effacement du travail, ou plutôt de certains types de travaux, et je reprends ici les mots du texte d’introduction : “le travail des femmes et du care, les échanges mondialisés où se croisent les mouvements des marchandises et la migration des êtres, ou encore le travail numérique dématérialisé et ses nouvelles formes d’exploitation cachées.” aucun parcours de visite n’est imposé, choix intéressant, et ces trois axes de réflexion n’ont de cesse de s’entrecroiser d’une œuvre à l’autre et au sein des œuvres elles-mêmes. Plusieurs questions me viennent en tête. Elles sont liées à la médiation, au choix des techniques et des œuvres, à la conception même d’une exposition collective, à l’émergence de thématiques post-Covid et à ce rapport entre interrogation du travail et contexte de production des œuvres présentées. Mais je vous laisse d’abord la parole sur votre expérience de visite.
Camille Bardin
Et juste avant, petit disclaimer, avant de commencer notre échange, on fait notre petit… notre traditionnel petit point sur nos conditions de visite et de découverte de cette exposition. Car comme vous le savez, il est essentiel pour nous d’être absolument transparents et transparentes. Et cela passe par le fait de vous dire dans quel cadre on visite les expositions dont on parle. Sachez donc que chacun et chacune d’entre nous découvrait pour la première fois le CCCOD. Nous ne connaissions personne de l’équipe. Ensuite, sachez aussi que nous nous y sommes rendu.e.s dans le cadre d’un voyage de presse, ce qui signifie qu’iels nous ont payé les billets de train aller-retour. Et on a eu aussi une visite commentée de l’exposition par Delphine Masson, l’une des deux curatrices de cette exposition. Samuel, est-ce que tu veux embrayer ?
Samuel Belfond
Alors je peux, mais je ne sais pas si c’est la meilleure chose d’un point de vue.
Camille Bardin
[Elle rit] Samuel, tu n’as pas trop kiffé toi.
Samuel Belfond
Disons que je pense que malheureusement il y a eu un peu des vents contraires dès le début dans la question, par rapport aux conditions de visite et cette visite très très très commentée d’une des deux commissaires. Parce que avant de venir, il y a un débat qui nous avait animé au sein de Jeunes Critiques d’Art, c’était la récurrence du fait qu’on traitait beaucoup d’expositions collectives thématiques, qui est un format un peu canonique aujourd’hui dans l’art contemporain, notamment institutionnel, celui des centres d’art. Et le fait qu’on, peut-être à mon sens, on se répétait un petit peu dans la manière dont on traitait ces formats. Il me semble que la manière notamment dont on a visité cette exposition, avec ce parcours commenté oeuvre à oeuvre de la commissaire, a un peu mis en exergue moi ce qui me questionne, voire me pose problème vraiment dans ces formats, qui est que, à mon sens, je ne veux pas revenir sur ce truc de rond dans les carrés, parce que ça devient relou pour tout le monde…
Camille Bardin
[Elles rient] Non reviens dessus.
Samuel Belfond
… Mais il y a vraiment beaucoup de choses qui, à mon sens, ne fonctionnent pas dans cette exposition et qui étaient mises en exergue par cette expérience. Tu as mentionné, Mathilde, les trois thématiques de l’exposition, donc le travail du care, et… J’ai plus les termes en tête.
Mathilde Leïchlé
Oui, travail du care, mondialisation et travail invisible lié au numérique, en gros.
Samuel Belfond
Voilà. Donc trois thématiques qui globalement constituent un pan assez large de ce qu’est le travail dans le capitalisme tardif, si on veut parler très très vite, et à l’échelle d’une galerie relativement, enfin pas énorme, mais d’une quinzaine ou vingtaine d’artistes et donc d’œuvres, ça paraît très ambitieux comme format. Et du coup chaque œuvre, à mon sens, était renvoyée un peu à une fonction illustrative de ce que représentaient ces phénomènes dans le contemporain et rendait difficile, même si la scénographie était relativement aérée, de vraiment rentrer dans les pratiques de chaque artiste. Je vais peut-être en rester là pour l’instant et je rebondirai ensuite.
Camille Bardin
Tu veux y aller Mathilde ?
Mathilde Leïchlé
Aller. Je pense que ce qui m’a le plus intéressée dans cette exposition, c’est vraiment le troisième axe qui est celui du travail invisible du numérique, notamment présenté par une oeuvre de Martin Le Chevallier qui s’appelle « Clickworkers », au sein de laquelle on voit des… c’est une vidéo au sein de laquelle on voit des pièces vides et des femmes qui décrivent leur travail de donc clickworkers sur Internet, de nettoyage de certaines plateformes ou de tags de contenus pour qu’ils soient mieux référencés. Et ça entrecroisait des questions liées à la fois au genre et à la mondialisation et au travail invisible du numérique. Et ça, c’était un axe que j’ai trouvé intéressant et assez original dans une réflexion post-Covid, parce que c’est vraiment des choses qui ont émergé au moment du Covid. Il y a plusieurs oeuvres comme ça qui travaillaient bien, je trouve, cette… cette intersectionnalité qui était présentée dans… dans le propos de l’exposition. Après, il y a des choses aussi qui m’ont plus posé question, notamment des oeuvres qui parlaient de manière plus conceptuelle de la question des frontières. Par exemple, il y avait un drapeau… une vidéo d’un drapeau d’Edith Dekyndt, qui s’appelle « One Second of Silence », où on voit juste un drapeau blanc flotter à l’infini. Et heu… Bon bah… C’était pour dire que les frontières pouvaient être abolies, en gros, si j’ai bien compris l’idée. Mais on était un peu éloigné.e.s du propos. Et une autre oeuvre, à l’inverse, c’était extrêmement littéral, l’oeuvre de Julien Discrit, qui s’appelle « What is not visible is not invisible », où c’était, du coup, un texte qui s’éclairait au moment du passage des visiteurices sur cette question de l’invisibilisation. Et là, pareil, je trouvais ça un peu littéral. Donc, il y avait certains axes qui étaient mieux travaillés que d’autres, des œuvres, en tout cas, qui raisonnaient mieux. Mais je trouve qu’il y a tout un pan qui aurait mérité d’exister, qui est celui vraiment du travail des artistes elleux-mêmes et de son invisibilisation. Et ça, j’aimerais bien y revenir un peu plus tard, peut-être.
Camille Bardin
Ouais. Bah ouais. Je vous rejoins complètement sur pas mal de trucs. Peut-être un peu moins toi, Samuel. Je suis assez d’accord, il y avait beaucoup d’œuvres qui avaient un peu un statut illustratif. Et en même temps, je crois que dans le fond, j’ai bien aimé quand même cette exposition. Je me suis beaucoup pris la tête après notre visite pour savoir ce que j’en pensais. Donc oui, on nous dit que cette exposition, elle parle d’invisibilité, donc elle se focalise sur ces métiers de l’ombre, ces métiers qu’on ne voit pas, mais sans lesquels le monde serait caduque et ralenti. L’exposition elle cite… enfin elle convoque des travaux qui parlent notamment de travailleuses marocaines qui décortiquent des crevettes pour le compte d’une entreprise néerlandaise. Donc ça c’est le travail de Bertille Bak il me semble. Des Philippines qui filtrent et suppriment manuellement les images choquantes qui circulent sur internet. Ça c’est le travail de Lauren Huret. Ou encore un marin, lui aussi Philippin, qui travaille et vit sur un cargo qui transporte des mois durant des marchandises aux quatre coins du monde. Et ça c’était…
Mathilde Leïchlé
Bouchra Khalili.
Camille Bardin
Bouchra Khalili ouais. Mais on croise aussi des métiers plus privilégiés comme dans l’oeuvre de Celsian Langlois qui fait entendre les voix d’opératrices d’opéra qui régissent et assurent un bon déroulement des pièces. Et c’est par là que je voulais en fait commencer pour parler de cette exposition en me focalisant sur les voix parce que finalement l’exposition réunit des oeuvres qui tentent plus de faire entendre les travailleureuses que de simplement les montrer à la tâche. Et je crois que c’est ce que j’ai préféré en fait dans cette exposition, c’est que l’exposition elle évite relativement bien je trouve l’écueil de l’exotisation, la folklorisation des corps au travail en se concentrant davantage sur les structures qui contraignent ces corps et/ou leurs revendications. Même la vidéo de Bertille Bak dont on… dont on nous a présenté d’ailleurs… on nous l’a présenté… on nous a présenté sa démarche comme étant ethnographique, ce que je trouve faux déjà et ce qui aurait été vraiment dommageable, je pense. Et… Elle montre certes des corps à la tâche, je crois que c’est les seuls corps qu’on a dans l’exposition, mais elle montre aussi et surtout, je trouve, des corps en lutte, puisque l’œuvre est une… est un diptyque et que dans la deuxième vidéo, les travailleuses apprennent l’Internationale, donc cet hymne international du prolétariat, en néerlandais, pour confronter leurs employeurs. Et en fait, je trouvais ça intéressant de ne pas exposer des souffrances, mais surtout montrer ce qui les cause, ce qui me semble essentiel si notre but est de tendre vers la lutte. Parce que je crois que ce procédé, il met en colère et donc en mouvement là où le premier, donc simplement montrer des corps, etc. peut peut-être créer davantage de désespoir qu’autre chose. Après il y a aussi plusieurs choses que j’ai pas aimé ou comprises mais j’y reviendrai peut-être dans un second temps et je vous laisse reprendre. Samuel, tu voulais enchaîner ?
Samuel Belfond
Ce qui m’interroge dans cette exposition en fait c’est que… Moi je suis pas vraiment d’accord avec vous dans le sens où il me semble, enfin toujours sur cette question du statut de l’oeuvre et de la dimension illustrative de la plupart des oeuvres proposées qui étaient à chaque fois, enfin, une espèce de réponse à un thème, et dans ce sens-là, moi j’étais là genre, ok, mais c’est quoi l’adresse de cette expo ? À qui ça parle ? Parce que, pour le coup, on pourrait dire, d’un point de vue pédagogique, cette exposition elle peut être une super porte d’entrée parce que pour différents types de publics, que ce soit des jeunes publics, des publics qui ne viennent pas nécessairement, qui ne sont pas forcément familiers et familières de l’art contemporain, parce que c’est des œuvres qui sont relativement faciles d’accès si on met de côté ce drapeau qui flotte vide au vent, et une œuvre de Kapwani Kiwanga aussi sur la tectonique des plaques qui était… qui avait plus l’air d’être là, parce que Kapwani Kiwanga a fait un solo show il y a quelques années au CCCOD, et c’est cool d’avoir une œuvre de Kapwani Kiwanga, et ça fait cool d’en la liste d’artistes. Franchement, ça avait pas grand-chose à voir avec le schmilblick.
Camille Bardin
Complètement.
Samuel Belfond
À part ça, des œuvres qui étaient quand même relativement accessibles à différents types de public et des bons supports de médiation. Mais quand on a posé la question de quels types de médiation était mis en place, quels types de publics étaient invités à venir dans l’exposition, il me semble que la réponse qu’on a eue était relativement vague et elle avait l’air peu informée et peu prise en compte. Et je me suis juste demandé du coup à quoi elle sert cette exposition finalement ? Parce que vraiment d’un point de vue artistique à mon sens ça ne crée pas grand chose. Et c’est pas forcément grave mais alors si la dimension pédagogique est également occultée… Je sais pas, moi j’étais complètement perdu par ça.
Camille Bardin
Bah… Non mais Samuel je te rejoins, pour le coup, c’est vraiment tout le pan que j’ai pas aimé dans cette exposition c’est que je l’ai trouvé… J’ai trouvé qu’elle était un peu cacophonique, effectivement. J’ai trouvé qu’elle était essentiellement composée de chouettes œuvres, même de très belles œuvres parfois, que j’étais heureuse de voir. Mais parfois c’était… certaines d’entre elles semblaient être rentrées au forceps dans l’exposition, ce qui n’enlève rien à leur qualité. Mais est-ce que c’était vraiment pertinent de les proposer ici ? Vous en avez déjà parlé, mais évidemment je pense à l’œuvre de Kapwani Kiwanga « Lagomare » qui s’intéresse au mouvement des plaques tectoniques qui font se rapprocher les continents africain et eurasien, jusqu’à faire naître la théorie selon laquelle dans 250 millions d’années, les deux espaces n’en formeront qu’un. Alors, certes, on nous dit que, je cite, parce que du coup, comme il y a ce petit livret. Il n’y a pas de cartel dans cette exposition, mais il y a un petit livret qui l’accompagne, et donc on nous dit que cette œuvre de Kapwani Kiwanga, donc cette « hypothèse d’un rapprochement entre les cultures et les êtres, rendrait caduque la notion de migration et les dominations qui lui sont associées. » Heu pfff. Je sais pas, je sais pas. J’ai quand même la sensation qu’on aurait pu trouver quelque chose de plus pertinent. C’est pareil, vous en avez déjà parlé, mais cette oeuvre, je trouvais que c’était hyper flagrant cette oeuvre, ce drapeau qui flotte d’Edith Dekyndt, qui montre donc un drapeau transparent flotter dans le ciel. Les deux curatrices justifient cela en disant, je cite encore : « Dans l’exposition, cette oeuvre changeant constamment de formes et de d’aspects, parfois jusqu’à disparaître, ouvre une fenêtre sur le ciel, ainsi qu’un espace idéalisé où disparaissent frontières, nations, sociétés, individus, subordinations, un espace monde méditatif. » Voilà, ça m’a un peu perdue, je dois dire, mais plus longuement, plus largement aussi, je crois que ce sentiment de cacophonie est dû à la pluralité des sujets qu’elles ont tenté de traiter. Tous ont des points communs, mais certains… Je sais pas… étaient tellement spécifiques ; de les rapprocher ainsi m’a donné la sensation que cette exposition elle aurait pu être un peu anglée, un peu plus précise. Et je pense que c’est aussi ça qui… qui fait que t’as la sensation d’une illustration, c’est que… En fait, moi, plus qu’une illustration, j’avais l’impression d’avoir accès en fait à un moment de brainstorming où elle s’était dit, oui, on peut parler de ça, on peut parler de ça, on peut parler de ça, et qu’il n’y avait pas eu de choix qui avaient été faits. Et peut-être que c’est ça qui ne fonctionne pas dans cette exposition collective, c’est que qui dit « exposition collective », je pense qu’il doit y avoir vraiment quelque chose d’anglé, quelque chose vraiment de précis, pour pas qu’on tombe dans l’illustration d’une thématique très large, telle que le travail, etc.
Mathilde Leïchlé
Justement, cette question de l’angle, il y a une piste qui est lancée dans un des textes du livret de l’exposition, celui qui porte plus sur les questions de féminisme, de genre et de care. C’est, je lis l’extrait : « Pour les femmes et pour les artistes, il s’agit de donner davantage de visibilité à des travaux qui sont invisibles et qui ne sont pas rémunérés. » Et je trouve que dans cette exposition sur le travail, dans le contexte actuel dont on a parlé au moment du débat sur les questions de revenus et de contexte de production, c’est vraiment dommage que ce soit pas du tout interrogé, cette question de la production du travail artistique. Et ça m’a fait penser à un extrait encore du texte sur la continuité des revenus : « Si les œuvres nous sont essentielles, le travail qui leur permet d’advenir ne saurait être abandonné à l’indifférence ou invisibilisé. » Et là, vraiment, c’est dommage. Je trouve que ça ait pas été un peu plus creusé. Par exemple, il y a un artiste qui s’appelle Basil Träsch, qui sort des Beaux-Arts de Tours, qui présente une de ses œuvres. Et à côté, il y a deux artistes qui ont été nominées pour le Prix Marcel Duchamp en 2023, Bertille Bak et Bouchra Khalili. Et les mettre côte à côte, comme ça, dans un espace, c’est très intéressant sur les questions de travail artistique, de visibilité, de… de système de mise en concurrence dans le monde de l’art contemporain. Et je pense que ça aurait pu être un peu creusé. Ça émerge un peu dans la partie sur… sur les artistes féministes, notamment le travail d’Anna Kutera, qui s’appelle « Feminist Painting », qui… qui rassemble des photographies qui documentent une performance où elle crée une peinture avec un balai. Donc, vraiment, cette interrogation du travail du care et du travail artistique associés. Mais voilà, moi ça m’a manqué dans l’exposition et je pense que ça aurait pu être un axe intéressant à creuser.
Camille Bardin
Samuel ?
Samuel Belfond
Oui, justement, et le troisième champ qui me paraît problématique dans ce sens-là, mais qui rejoint en fait ce qu’on dit à chaque fois sur les expos collectives thématiques, c’est qu’on a une thématique sur le travail, le care, l’invisibilisation, qui n’est encore une fois pas interrogée dans la méthodologie de l’exposition.
Camille Bardin
Ouais.
Mathilde Leïchlé
C’est ça.
Samuel Belfond
Ou en tout cas, pour le coup, on a eu deux heures de visite, donc il y avait quand même genre l’espace-temps pour nous parler des conditions de travail, des conditions de rémunération des artistes, de… de comment cette exposition interrogeait son propre médium à travers le prisme de son thème, et ça, c’est pas abordé. Et je suis désolé, moi, il me semble que c’est un moment contre-productif de créer de la représentation sans interroger les conditions de cette représentation. Et je trouve qu’il y a un autre endroit dans lequel cette question elle m’a questionné aussi. T’as parlé notamment de l’œuvre de Bertille Bak, il y a plusieurs artistes (et je dis pas que c’est forcément un problème à l’échelle de ces artistes), mais il y a plusieurs artistes qui sont blancs, occidentaux, qui font un travail sur des populations minorisées de pays non-occidentaux. Donc au moins trois travaux sur la quinzaine de travaux présentés, et c’est pas pour tirer à boulet rouge sur ces artistes, mais ça questionne aussi sur la manière… enfin justement, quel regard-situé on pose sur ces expositions, et à aucun endroit c’est interrogé. Le fait que la curatrice ait parlé de travail ethnographique, ça montre un… une légère… instabilité sur le sujet qui, à mon sens, aujourd’hui devient un peu coupable quoi.
Camille Bardin
Ouais ouais bah c’est peut-être cette instabilité finalement qui m’a le plus peut-être dérangée, c’est que… En soi, j’ai trouvé qu’il y avait des œuvres qui étaient très belles et que… enfin voilà après je sais pas si ça fait de ça une bonne exposition, mais après… Ce qui m’a quand même un peu laissé sur ma faim, c’est peut-être qu’elle… En fait, j’ai trouvé que l’exposition dépassait trop rarement le simple constat. J’ai trouvé ça super de voir ces femmes chanter l’Internationale. J’aurais même préféré que le son de cette vidéo ne soit pas écouté au casque mais qu’elle nous accompagne un peu dans l’exposition. J’ai adoré aussi l’oeuvre de « Semiotic of the Kitchen » de l’artiste américaine Martha Rosler qui date de 1975 et dans laquelle on voit l’artiste qui reprend les codes des émissions de cuisine des années 50, faire en fait de… En fait, elle s’empare des ustensiles comme d’armes et elle finit par fracasser son… son plan de travail. Il y a aussi des étendards de gilets jaunes, de Claire Fontaine, etc. Mais sinon, globalement, j’ai trouvé que l’exposition était peut-être trop timide. J’aurais aimé qu’elle nous mette plus, nous visiteureuses, en mouvement. qu’elle nous bouscule et qu’elle nous mobilise davantage que j’ai senti… Enfin, ce que j’ai finalement assez peu ressenti. Et je trouve que c’est… vraiment ça qui me laisse sur ma faim, c’est vraiment… On nous posait des constats, il y avait parfois des corps en lutte, mais pfff bah bof, pas tellement. Il y avait des revendications qui étaient exprimées, mais finalement, elles étaient toutes aplanies, en fait. Et voilà, c’est pour ça que je te rejoins là-dessus, Samuel.
Samuel Belfond
Ouais, et effectivement, ce constat de « Oh là là, le capitalisme, c’est pas bien, et il y a des personnes qui en souffrent au-delà du monde occidental et dans les classes les plus favorisées. » Certes, mais en fait, ça nous renvoie pas à nos propres responsabilités et à des endroits de friction.
Camille Bardin
Ouais complètement.
Samuel Belfond
Pour moi, il y a deux œuvres qui m’ont marqué dans ce sens-là, c’est la vidéo de Bouchra Khalili, dont j’ai plus le nom, qui parlait notamment de ce travailleur portuaire philippin, qui me semblait très…
Mathilde Leïchlé
« The Seaman. »
Camille Bardin
« The Seaman » ouais.
Samuel Belfond
« The Seaman » qui, pour le coup a plus d’une dizaine d’années, il me semble, cette vidéo, qui était très intéressante parce que tout le discours… Donc c’était vraiment un discours à première personne de ce travailleur philippin, qui parlait de son travail, de déplacer notamment des marchandises de luxe, et le sorte de… sentiment de responsabilité qu’il se sentait dans son travail, même précarisé, sur le fait de déplacer des marchandises qui valaient des millions, et que le fait que si une chose se cassait, ça dépassait même sa propre existence. Et il en parlait avec justement un sentiment d’empuissantement qui était hyper intéressant dans la question d’intérioriser justement des conditions de création extrêmement difficiles justement pour s’empuissanter et là il y a une tension qui est hyper forte, hyper intéressante, qui met extrêmement mal à l’aise. Et là il me semble que cette oeuvre résume quasiment toute la partie qu’elle essaye de développer, plus que des choses qui vont nous conforter dans des biais qu’on peut déjà avoir.
Camille Bardin
Complètement. Ouais ouais non mais je te rejoins complètement Samuel. Une fois que tu es sorti de cette exposition, bah soit quoi. Il y a un peu ce sentiment-là je trouve. C’est que vraiment je… J’ai un peu envie de partir faire la révolution normalement quand on aborde ce genre de sujets. Enfin, tu vois… Normalement on devrait sortir en étant en pétard ou sinon en commençant une grosse remise en question. Et là… Et là ouais, un peu plat. Mathilde ?
Mathilde Leïchlé
Non mais vous avez… vous avez tout dit, je crois. Esthétiquement, il y a des effets de boucle qui… qui sont créés par ex… C’est assez littéral aussi, mais entre justement le drapeau en gilets jaunes de Claire Fontaine et celui d’Edith Dekyndt… voilà. Parfois, il y a des dialogues entre les artistes aussi qui sont… qui sont envisagés entre les dessins d’Olivier Garraud et une autre œuvre de Bertille Bak où là elle parle du Nord de la France et d’une espèce de mise en place par des enfants d’un système de vente de frites. Hum. Voilà donc… Mais vraiment, je… J’ai pas été très enthousiasmée non plus. J’ai un peu le sentiment d’être passée à côté. Et en effet, je pense que ce que tu disais, Camille, sur la mise en place aussi de quelque chose de plus soutenu, comme le fait de rendre audible dans l’exposition l’Internationale de la vidéo de Bertille Bak, ça aurait pu permettre de créer des choses… des choses plus fortes et peut-être qu’on pourrait transposer vers l’extérieur de l’exposition aussi.
Camille Bardin
Ouais. Donc ouais. J’aime bien, si ça vous va, de finir là-dessus aussi, de finir sur le fait que c’est bien aussi quand on propose une exposition ou quand on va avoir une exposition, c’est bien de réussir à partir avec quelque chose. Et donc notamment une mise en mouvement. Je trouve que c’est… c’est souvent souhaitable. Voilà, en tout cas l’exposition est visible jusqu’au 1er septembre prochain, donc vous avez le temps, si vous passez à Tours, d’aller la voir. Nous concernant, on se retrouve le mois prochain pour le prochain épisode de Pourvu Qu’iels Soient Douxces. On remercie aussi Projets Média pour leur accompagnement et les attaché.e.s de presse qui nous ont permis de faire cette exposition et les commissaires pour leur visite. Et nous on se dit au mois prochain mais d’ici là prenez soin de vous et on vous embrasse !
Mathilde Leïchlé
Ciao !
Caroline Honorien
Ciao !
Samuel Belfond
Bye !