MAGIC WORDS
La semaine dernière, Art Brussels célébrait ses 40 ans avec 177 galeries exposantes, issues d’une trentaine de pays. Au cœur de cette édition anniversaire, les œuvres de certains artistes présentés se sont emparées du mot comme sujet ou comme médium à part entière, attribuant à l’écriture un caractère tant plastique qu’esthétique.
Dans le cadre du programme Art for the City, curaté par Carine Fol, Art Brussels redonne vie au projet d’art contemporain dans la ville actif de 2009 à 2012. Parmi les sculptures exposées à ciel ouvert, trônait devant la foire une pierre de granit de Franck Scurti, I Rent This Place X (2011), évoquant l’appropriation et la possession de l’espace par l’emploi de la première personne, tout en suggérant l’égo des artistes. Ce message gravé qui tient lieu de statement peut se mettre en regard du panneau de Sam Durant que l’on retrouvait sur le stand de la galerie Praz-Delavallade : ici, pas d’affirmation mais une apostrophe impactante qui, au moyen de lettres majuscules, demande au regardeur d’ouvrir ses yeux. Dans un autre registre, l’artiste espagnol Eugenio Merino établit une mappemonde aux accents surréalistes sur laquelle il place plusieurs semelles de chaussures retournées devenant supports de lecture : celles-ci offrent des extraits d’articles de lois qui s’entremêlent à la topographie continentale et maritime de l’arrière-plan. Autrement dit, la vision d’un piétinement du monde par le texte politique.
Après la phrase, vient le mot : c’est ainsi que le solo show d’Elvire Bonduelle présenté par la galerie Double V déploie ses peintures et sculptures en acier : “Mic Mac”, “Joy Joy Kid”, “Less”, “Kif Kif”… Sur le stand, l’écriture plane ou tridimensionnelle résonne par ses qualités graphiques et sont comme des onomatopées visuelles qui se lisent à double sens. On retrouve ce goût pour l’optique dans les œuvres du duo Angela Detanico & Rafael Lain qui fusionnent les mots pour créer des néologismes abstraits et qui font de l’alphabet des sculptures murales à part entière, rappelant l’esthétique des tests optométriques. Autre instrumentalisation du mot, la sérigraphie de Liu Ren qui, au premier abord, semble être la séquence d’une mer peu agitée. En s’approchant, l’on détaille que le bleu aquatique est en vérité constitué de milliers de petites expressions textuelles superposées, indiquant “Panta Rhei” (“Toutes les choses coulent”, en grec ancien) et ponctuées ici et là de fragments de feuille d’or.
Au-delà de sa valeur symbolique ou littéraire, le mot s’appréhende aussi dans sa qualité historique avec l’œuvre de Leo Luccioni qui présente un immense Bounty emballé. L’artiste revient ici sur l’origine de la barre chocolatée dont le nom est emprunté à un navire de la Marine britannique qui a donné lieu à des mutineries et des révoltes, jusqu’à boycotter la friandise. « L’abandon de ce snack au slogan ‘Taste of Paradise’ (‘Le goût du paradis’, en français) symbolise pour moi l’abandon d’un rêve. Sa disparition éventuelle est la conséquence d’un changement de paradigme par rapport aux années 1970 plus idéalistes, correspondant à l’âge d’or du Bounty. Elle marque la fin d’une attitude rebelle à vivre en marge du monde occidental néolibéral, laissant derrière elle ‘un goût de nostalgie’ », précise l’artiste. Ce jeu sur la sémantique fait aussi écho à la pratique de Jef Geys, dont Viola Alpina (2010), visible sur le stand d’Air de Paris. Initiateur d’un “herbier” artistique, le plasticien a réalisé depuis 1962 une série de sachets de graines de fleurs agrandis sous formes de diptyques, rappelant son installation pour le pavillon belge de la biennale de Venise en 2009.