↘ Pourvu Qu’iels Soient Douxces – Saison 3 – Épisode 14
Avec Camille Bardin, Claire Luna, Mathilde Leïchlé & Samy Lagrange.

↘ Exposition :la double exposition de Cyprien Gaillard qui a lieu à Lafayette Anticipations et au Palais de Tokyo.

↘ Débat : « On va parler, concrètement, de ce que c’est pour nous l’écriture comme travail. »

 

 

↘ Retranscription complète des échanges : 

 

Camille Bardin

Bonjour à toutes et à tous, on est ravi.es de vous retrouver pour ce nouvel épisode de Pourvu Qu’iels Soient Douxces. Ce soir aux micros de ce studio : quatre membres de Jeunes Critiques d’Art, un collectif d’auteurs et d’autrices libres et indépendant.es ! Depuis 2015 au sein de Jeunes Critiques d’Art nous tâchons de repenser la critique d’art comme un genre littéraire à part entière et pensons l’écriture comme un engagement politique. Pour Projets, on a souhaité penser un format qui nous permettrait de vous livrer un petit bout de notre intimité en partageant avec vous les échanges qu’on a officieusement quand on se retrouve.  POURVU QU’IELS SOIENT DOUXCES c’est donc une émission dans laquelle on vous propose deux débats : le premier autour d’une exposition.  Le second davantage tourné vers une problématique liée au monde de l’art. Aujourd’hui nous sommes donc quatre membres de Jeunes Critiques d’Art à échanger… Claire Luna.

 

Claire Luna

Bonsoir.

 

Camille Bardin

Mathilde Leïchlé.

 

Mathilde Leïchlé

Bonsoir.

 

Camille Bardin

Et moi même Camille Bardin. Donc pour cet épisode, on a décidé de traiter deux sujets. Pour le premier, on va vraiment s’intéresser à la double exposition de Cyprien Gaillard qui a lieu à Lafayette Anticipations et au Palais de Tokyo. Et dans un second temps, nous allons parler d’écriture. Mais tout de suite, je me tourne vers toi Samy Lagrange. Est-ce que tu peux nous faire cette petite introduction pour nous introduire ces deux expositions de *Cyprien Gaillard s’il te plait ?* [murmuré]

 

Samy Lagrange

Oui volontiers. Cyprien Gaillard aime le vandalisme. Il préfère les paysages abîmés, maltraités par le temps ; il tourne son regard vers les ruines, vers ce qu’on a oublié de protéger, vers ce qu’on n’a pas reconstruit. Cyprien Gaillard est lui aussi parfois un vandale. Il récupère, capture, confisque les ruines et les change d’environnement, les transforme et les perturbe. Cyprien Gaillard est néanmoins un vandale toléré et apprécié ; ces 15 dernières années il accumule un nombre impressionnant de prix prestigieux et d’expositions à rayonnement international. Succès qui lui vaut cet automne d’avoir le droit d’investir deux des grands lieux de l’art contemporain intra-muros : le Palais de Tokyo et Lafayette Anticipations. Il y présente une exposition en deux volets intitulée « Humpty / Dumpty » curatée par Rebecca Lamarche-Vadel, assistée de Clément Raveu, du 19 octobre 2022 au 08 janvier 2023. Si Cyprien Gaillard a la particularité de travailler pratiquement tous les mediums, il conserve néanmoins encore une fois cette même obsession pour les ruines. Interpellé par le grand programme de rénovation de la ville de Paris et de la région Île-de-France en vue des Jeux Olympiques et Paralympiques de 2024, l’artiste en profite pour réfléchir aux lieux qu’on délaisse, qui résistent, à ceux qui ont une seconde vie inattendue, à ceux qu’on hybride ou qui s’hybrident d’eux-mêmes, à ceux qu’on ne rénove pas ou plus. Dans le premier chapitre du Palais de Tokyo, il questionne le processus d’entropie, de dégradation et de désordre naturel, face à notre obsession de la préservation, en présentant des lieux et des oeuvres où cohabitent de manière imprévisible les corps, les architectures et la nature. A Lafayette Anticipations, pour le second chapitre, il déloge l’automate abandonné du quartier de l’horloge et lui donne une seconde vie dans les espaces du musée. Rejouant la querelle des architectes et des poètes du XIXe siècle qui cherchaient à savoir si le patrimoine devait être conservé en tant que ruine ou bien sublimé par la rénovation, Cyprien Gaillard fait le choix d’une troisième voix, tout aussi romantique, en perturbant les traces du passé avec sa subjectivité émotionnelle.Mais je crois qu’encore aujourd’hui, et ici aussi, la querelle persiste et qu’on est pas du tout d’accord. Alors qu’est-ce qu’on en pense des ruines ?

 

Camille Bardin

Merci, alors qui commence ?

 

Mathilde Leïchlé

Ben moi j’ai beaucoup aimé, surtout la partie… Moi j’ai commencé par la partie à Lafayette Anticipations et j’ai trouvé que le fait de mettre en valeur cette œuvre de Jacques Monestier, cet automate, par cette nouvelle présentation, était très intéressant, ça posait des questions de conservation justement et d’interventionnisme. Jusqu’à quel point est-ce que conserver c’est modifier l’aspect d’une œuvre ou restaurer un certain état ? Et Cyprien Gaillard fait un choix vraiment interventionniste. Il a travaillé avec une entreprise de restauration, Prêtre et fils, mais il a aussi une perspective interventionniste dans le sens où les aiguilles de l’horloge, par exemple, tournent en sens inverse pour ajouter au discours de Jacques Monestier son propre discours à lui sur le rapport au temps. Donc j’ai trouvé ça très intéressant et ça faisait émerger aussi ce que tu disais Samy en introduction le lien entre patrimoine, mémoire collective et puis affection particulière. Puisque à ce récit autour de la restauration, de la conservation et de la relecture de la réappropriation d’un monument, il lie un récit personnel, celui de la perte d’un de ses amis, qui est très présent et qui est intitulé… Enfin il y a une photographie de cet ami qui est intitulée « L’irrestorable ». Donc voilà, ça, ça m’a beaucoup intéressé. Et puis aussi le rapport à l’utopie.

 

Camille Bardin

Euh ben moi j’ai fait un peu les choses dans le même sens, à savoir que c’est présenté comme étant première étape, Palais de Tokyo puis Lafayette Anticipations et j’ai commencé par la fin donc par Lafayette Anticipations. J’avoue que j’ai fait l’exposition complètement hors du cadre de Pourvu Qu’iels Soient Douxces. Je l’ai faite avec un ami artiste comme ça, de manière vraiment… on flânait dans le Marais… Bon c’est un peu voilà… Ce sont des choses qui arrivent même aux meilleur.es. [Rire] Voilà. Et du coup, j’avoue qu’à ce moment là, moi j’ai adoré l’exposition. Je pense que j’étais vraiment en plus dans une prédisposition assez cool. C’était pendant la golden hour, du coup ça se reflétait sur l’horloge. C’était vraiment magnifique. Il y avait des sons…. Enfin voilà, il y a toute une playlist aussi qui était vraiment superbe. J’ai trouvé que le geste… En fait, il y a un moment où il récupère un petit œuf de pigeon justement qui était sur l’horloge et qui est brisé et du coup qui fait référence à cet ami. Et j’ai trouvé ça vraiment très très beau. En plus j’ai tout un lien, et je pense qu’on l’a toutes et tous ici avec cette horloge là, parce qu’il faut savoir quand même que cette horloge qui était située dans le quartier de L’horloge est juste en face d’un bistrot qui s’appelle le Bistrot de L’horloge et qui a été pendant longtemps avant qu’on ait nos bureaux au Sample, le QG de Jeunes Critiques d’Art. Donc du coup, j’étais un peu en mode « ah c’est trop bien » et j’ai adoré. J’ai fait pas plus tard qu’hier, l’exposition au Palais de Tokyo et là, j’ai tellement détesté. Je suis désolée. Les mots sont un peu durs peut-être, mais j’ai vraiment tellement pas aimé que ça m’a amené à faire une relecture de l’exposition de Lafayette Anticipations et à me dire que c’était peut-être pas si bien que ça. Donc voilà, on en parlera peut-être davantage, mais je pense que c’était aussi important de dire que moi je ne connaissais pas particulièrement Cyprien Gaillard. Il faut savoir que c’est quand même une personne qui était très présente sur la scène artistique au tournant des années 2000-2010. Et vraiment j’étais han [exclamation] J’ai lu des articles dans Le Monde, etc.  qui le présentent comme le « hit boy de l’art contemporain », comme « le sale gosse qui sait composer avec les codes de l’art contemporain » comme « le jeune prodige de l’art contemporain », etc. Enfin, vraiment, il est présenté comme une espèce de génie à l’heure où on est justement en train de tenter de déconstruire cette figure du génie. Et ça m’a vraiment fait lever les yeux au ciel au plus haut point. Parce que vraiment, enfin, je trouve que c’est hyper fainéant comme approche et tout ce que ça ne dit pas sur la sociologie du monde de l’art. Mais bon. Bref. Du coup je suis très chaude d’en parler davantage avec vous de tout ça.

 

Claire Luna

À fond. Alors moi j’ai d’abord visité aussi l’expo à la fondation Lafayette Anticipations. J’ai détesté, mais j’y reviendrai. J’étais d’ailleurs super bien aussi avec des ami.es artistes. [Rire] Puis bon, j’y reviendrai. Mais je reprendrais bien sur… le deuxième… Non, c’est le premier volet du coup au Palais de Tokyo. Et en fait, bon je rentre directement dans le vif du sujet. Le texte de salle quand on arrive qui introduit l’exposition, dit que – entre autres  – que Cyprien Gaillard fait un portrait de notre lien à l’effondrement et à la reconstruction, comme comme tu disais Samy. Et moi, ce portrait, je le vois cubiste et je le vois « éclaté ». Et c’est Camille qui m’a dit ça. Camille Bardin, ici présente à propos d’une pièce dans l’avant dernière salle au Palais de Tokyo : « C’est éclaté. » [Rire] Cette expression dit le stade ultime de la nullité. Et avec ma génération en plus, moi j’ai voulu le prendre au sens premier, littéral du terme. Genre si j’avais un seul mot à dire sur cette expo, ce serait « éclater ». J’ai des morceaux, des pièces ici et là, j’ai du mal à voir ce qui fait exposition, ce qui les unit ces œuvres en fait éclatées. Donc le seul fil rouge que j’y vois aujourd’hui, et j’ai hâte de le voir autrement, c’est celui de la récupération. La récupération des objets et des sujets qui sont liés. Alors comme objets, il y a les gargouilles, les cadenas, les wagons de métro, les sculptures de… *Alors je sais pas comment on prononce le nom de cet artiste Käthe Kollwitz* [Murmuré] Et j’en passe. Et je vais reprendre objets et sujets, c’est-à-dire par exemple, Cyprien Gaillard récupère des gargouilles, deux gargouilles. Elles flottent dans la deuxième salle au Palais de Tokyo. Elles sont magnifiques et rescapées de la cathédrale de Reims qui a subi un incendie. Aujourd’hui, elles sont en arrêt sur image, un peu comme l’horloge, la gueule crachant une espèce d’épaisse coulée de plomb. Ensuite, il a récupéré les cadenas, ceux qu’on connaît tous en fait du Pont des Arts. Et puis il a récupéré symboliquement des wagons de métro de New York engloutis dans les fonds marins. Parce que la MTA, qui est cette entreprise de… transport a englouti des milliers de wagons dans le but de créer des récifs artificiels et qui seront autant de nouvelles maisons pour les poissons. Ça, on le voit dans le film qui s’appelle « Ocean II Ocean » et il propose de belles images et une bande son qui est très prenante. Il est très fort pour le son. Il a récupéré aussi encore la sculpture de Käthe Kollwitz. Elle est au sol. Elle représente une femme recroquevillée avec ses enfants qu’elle tient fermement dans ses bras. Cette sculpture trône seule dans cette immensité de la troisième salle. Et dans cette troisième salle, sur un mur de je ne sais pas… 20 mètres, je ne sais pas, 20 mètres de long… un film est projeté, le film « Formation », on y reviendra. Et cette sculpture… Et là, c’est là où on va vers l’objet récupéré et le sujet récupéré. Cette sculpture, elle dit – et c’est le cartel qui nous le dit – Elle dit ou elle incarne « la résistance face au désastre de la guerre, la vulnérabilité face à la ville et ses gratte-ciels, mais aussi le cycle éternel de la vie et de la création. » Juste une sculpture. « Et les questions de la résistance ici et du cycle éternel de la vie. » Voilà tout ça. On a ces questions-là, on a la question du patrimoine et je dis bien du patrimoine. Il y a des gargouilles, mais aussi cette horloge qu’il a sauvée. En effet, pour la Fondation Lafayette Anticipations – et donc c’est là où je voulais répondre – Cyprien Gaillard érige en exposition un geste généreux ou philanthrope  pour un autre espace public, notre ville. Il sauve une horloge arrêtée dans le temps, comme ces gargouilles arrêtées. Moi, je suis impressionnée, mais pas dans le bon sens par ces grands moyens qui sont mis en œuvre pour faire entrer l’horloge dans la fondation en attendant sa restauration et son installation sur la place originelle. Et ici, en effet, l’artiste croise, comme tu disais tout à l’heure, le destin de cette horloge arrêtée avec le destin d’un ami très cher qui a trouvé la mort trop tôt et il file une métaphore sur le temps qui passe. Et puis il y a aussi le sujet. Donc on a dit la question du patrimoine, de l’amour, de l’écologie et de la politique, du vivant, du racisme et de la lithothérapie. Bref l’amour par exemple avec ces cadenas qui sont récupérés auprès des autorités de la ville pour sceller sur le pont des arts cet amour. Ils sont posés là, à l’entrée de l’exposition du Palais de Tokyo au moment où il y a le texte.

 

Camille Bardin

Une forme de ready-made oui.

 

Claire Luna

Voilà exactement dans cinq sacs. Ensuite, il y a l’écologie et la politique, parce que ces wagons dont je vous ai parlé tout à l’heure, ils polluent les fonds marins. J’ai envie de dire à dessein, ils questionnent l’intention ici des autorités. Un geste vraiment écologique. Et puis il y a le film « Formation » qui montre en boucle ce vol de perruches en ville qui selon certain.es, perturbent l’écosystème. Et puis il y a le sujet du vivant. Comment grâce à la technique de la double exposition, la végétation reprend le dessus dans un frigo de bière typique des épiceries aux Etats-Unis ? Et ensuite, je finirai là-dessus, sur la récupération des objets et des sujets. Pour finir, pour moi c’est le clou, le racisme et la lithothérapie, soit la thérapie par les minéraux. Donc là c’est une autre série mais qui cristallise en fait ces deux problématiques. Deux photos toujours obtenues par une double exposition aussi. Les photos représentent deux hommes bras dessus bras dessous. Il s’agit de – et là je cite – « Pee Wee Reese (pardon pour la prononciation) et de Jack Robinson, le premier joueur noir des lignes majeures de baseball américaines. Et grâce à la double exposition, les deux hommes ont un corps en améthyste, soit en minéral, motif qui vient d’une géode conservée dans les collections du Musée américain d’histoire naturelle. » Et donc là, on lit pareil sur le cartel que… Enfin voilà, je sais pas comment dire… que cette fratrie humanité entre l’homme noir, l’homme blanc… Enfin bref. Dans cette récupération des sujets et des objets… Et je pourrais… Excusez moi, j’ai pris beaucoup trop d’espace, mais je pourrais vraiment… Même presque… Ma colère déborde au fond. Il y en a encore plein, il y en a un milliard. Mais dans cette récupération des sujets et des objets, je n’y vois pas, moi, de la sensibilité, mais de la sensiblerie.

 

Camille Bardin

Hum hum. Sammy ?

 

[Silence suivi d’un rire gêné des locuteur.ices]

 

Samy Lagrange

Non mais en vrai, je pense que je suis d’accord avec tout ce que vous avez dit dans ces deux mouvements. D’abord une excitation un peu première par le concept et après une remise en question de finalement qu’est-ce que ça donne, quel est le résultat où là je suis beaucoup plus mitigé. Pareil que vous, j’ai commencé par Lafayette Anticipations. J’ai eu un certain choc esthétique et émotionnel. Après j’étais totalement malade donc du coup j’étais aussi…

 

Camille Bardin

A fleur de peau. [Rire]

 

Samy Lagrange

Un peu à fleur de peau, un peu perché, un petit peu « High on Fervex », comme c’est très à la mode en ce mois de décembre. [Rire] Mais oui, à la base, je suis quand même très excité par un des concept qui régit selon moi, même si je connais très mal son travail, la création de Cyprien Gaillard, comme j’en parlais en introduction, qui est le vandalisme. J’aime bien comme il a réinventé le concept. Alors là, je vais parler rapidement d’une marotte de l’histoire de l’art qui est très connue en histoire de l’art. Du coup, le vandalisme est un mot qui a été créé en 1793 par l’abbé Grégoire, justement pour faire cesser les entreprises iconoclastes de la Révolution française. Il disait alors cette phrase qui est très connue en histoire de l’art : « Je crée le mot pour tuer la chose. » Et du coup, ce vandalisme révolutionnaire que combattait l’abbé Grégoire, Cyprien Gaillard le réhabilite parce que pour lui, s’il s’agit d’une destruction par l’urgence, une destruction qui sert à faire entendre des revendications et faire advenir une nouvelle vision du monde profondément social, il lui oppose aujourd’hui un vandalisme organisé. Le vandalisme officiel, celui des grandes entreprises de déconstruction qui sont pour lui un procédé autoritaire qui cherche à rationaliser la ville pour établir une vitrine du pouvoir. Donc du coup, pour lui, maintenant, détruire, c’est plutôt lisser le paysage et ne plus laisser apparaître les traces des anachronismes et des différentes couches de temps qui devraient se côtoyer dans les paysages. Et donc, pour contrer cette dynamique, Cyprien Gaillard, il se saisit des ruines contemporaines qui subsistent, des lieux qu’on a délaissés mais qu’on n’a pas encore démolis pour les sublimer à la manière de ruines anciennes, pour rendre hommage au principe d’entropie, c’est-à-dire au passage immaîtrisé du temps. Alors tout ça, ça m’excite un petit peu conceptuellement.  C’est ce qu’on retrouve, je trouve, assez fortement dans Lafayette Anticipations, parce qu’il y a tout ce concept de vouloir conserver, documenter les traces d’un désordre. Donc ça, ça me ça me parle beaucoup. En plus, la présentation, vous l’avez un peu décrite, est grandiloquente. Tout Lafayette Anticipations est un petit peu scénographiée comme un musée abandonné où il n’y a pas beaucoup de pièces, qui sert à rendre hommage, à expliquer le fonctionnement, à documenter la vie de l’automate du quartier de l’Horloge. Et en plus, il y a au milieu vraiment cet automate gigantesque qui est suspendu au milieu de Lafayette Anticipations et qui joue sa partition. C’est très impressionnant, c’est très captivant. Je me suis un peu laissé avoir parce que moi j’aime bien le grand spectacle et comme Claire l’a très bien expliqué avec beaucoup de précisions, j’ai un peu déchanté quand je suis allé voir l’exposition au Palais de Tokyo, qui est beaucoup plus ambitieuse, notamment dans sa taille. Elle réunit à la fois des grandes œuvres de Cyprien Gaillard qui n’ont jamais été présentées encore en France, et des œuvres d’autres artistes historiques qui rentrent en résonance avec la démarche de l’artiste. Et alors moi, pour le faire très simplement, ce sera beaucoup moins précis, articulé et beaucoup plus simpliste que ce que vient de faire Claire. Mais tout simplement cette idée de vouloir en faire autant, vouloir faire monde avec cette exposition, vraiment vouloir faire œuvre totale pour retracer l’intégralité j’ai l’impression de la pensée de Cyprien Gaillard dans cette dernière décennie. Alors effectivement, la scénographie en tant que telle est hyper ambitieuse. D’ailleurs, je ne sais pas si vous êtes arrêtées, mais du coup elle est en forme spiroïdale qui rappelle donc les coquilles de mollusques qu’on retrouve dans l’exposition et qui témoignent du lien entre architecture et nature. Il n’y a pas que ça. Donc il y a des œuvres de l’artiste qui sont absolument gigantesques, mais il y a aussi des œuvres d’artistes historiques. Il y a par exemple une œuvre de De Chirico, dont Cyprien Gaillard montre le système de préservation. Donc il y a beaucoup de choses. C’est très ambitieux et c’est tellement ambitieux que j’ai l’impression qu’on se rend compte que le propos au final est pas si clair. Comme tu l’as expliqué, alors déjà les lieux documentés ont pas tant de points communs que ça entre eux.

 

Claire Luna

Exactement !

 

Samy Lagrange

Heu… Ça tient pas vraiment la longueur je trouve le principe de base. On retrouve pas déjà cette documentation du processus d’entropie partout. Et finalement c’est simplement une suite de sujets documentés par la caméra ou ramenés dans le musée qui témoignent – alors c’est un peu le seul lien qu’on pourrait trouver – de la cohabitation entre architecture, nature et corps. Et tout ça, pour moi, on le retrouve absolument dans tous les paysages. Tous les paysages sont un mélange d’architecture, de nature et de corps qui les habitent. Donc le mettre en évidence, pour moi, ça reste une démarche intéressante, importante, mais qui est aussi très romantique. Comme je l’ai dit, c’est une sensibilité – en tout cas, moi qui me fait beaucoup penser au début du XIXᵉ siècle – romantique au premier sens du terme. Donc c’est vrai que je trouve que ce n’est pas pertinent ou que c’est pas original, mais j’ai surtout l’impression que l’ambition politique est un peu sacrifiée en faveur de l’esthétisation, de romanticisation du propos.

 

Claire Luna

Complètement.

 

Samy Lagrange

C’est un parti pris dont – il me semble, de ce que j’ai pu lire – Cyprien Gaillard ne se cache pas. Mais je trouve que l’articulation avec le politique qui elle aussi est toujours présente pour légitimer sa pratique, est pas très claire. Elle est présente. C’est encore dit dans le texte de l’exposition qu’on présente cette exposition à Paris à ce moment-là, parce que Cyprien Gaillard se serait interrogé sur les programmes de rénovation en vue des Jeux Olympiques et Paralympiques. Et du coup, au final, je ne suis pas sûr d’avoir exactement compris ce qu’on voulait me dire. Et j’ai l’impression d’avoir été un petit peu floué intellectuellement. Après, juste pour finir, je trouve que quand même, c’est assez beau. Cette esthétisation on la voit à la  fois dans les œuvres, à la fois dans la scénographie. Je ne sais pas si on doit cette scénographie à Rebecca Lamarche-Vadel et Clément Raveu, mais elle fonctionne assez bien. C’est pas très chargé, mais ça reste très ambitieux et c’est pas des mauvais moments esthétiques à passer.

 

Mathilde Leïchlé

Non mais en fait, en vous écoutant parler, je me rends compte aussi de l’ambivalence de mon rapport à ces expositions, parce que ce qui m’a plu dans le projet Lafayette Anticipations, c’est l’échelle locale justement. C’est très précis Lafayette Anticipations, c’est à côté du quartier de l’Horloge. Donc c’était présenté un peu comme un projet philantrope pour les habitants du quartier…

 

Samy Lagrange

C’est émouvant.

 

Mathilde Leïchlé

…Et c’est et c’est émouvant. Et ça rappelle justement ce truc de la mémoire collective et d’une affection particulière. Donc ça, ça me plaisait. Après, moi, ce qui m’a mis la puce à l’oreille, c’est cette mise en avant d’un projet plutôt philanthropique et en même temps une grande dimension interventionniste et une grande mise en avant de l’artiste. Mais je me suis dit en fait… Il dit clairement qu’il a travaillé avec la société de restauration Prêtre et fils, il dit qu’il a échangé avec Jacques Monestier. Donc finalement ça fonctionne.

 

Camille Bardin

Ca suffit quoi.

 

Mathilde Leïchlé

Et en même temps, dans la partie Palais de Tokyo, là on voit vraiment l’ambition démiurge de l’artiste en fait. Surtout, c’est assez drôle qu’il mette des gargouilles de Viollet-le-Duc, qui était quand même connu au XIXᵉ siècle pour projeter sa vision toute puissante et magnifique sur des œuvres du passé et les… avec beaucoup de guillemets « restaurés ». En fait, il en créait des nouvelles avec son idée sur le sujet.

 

Claire Luna

L’érection de la ruine.

 

Mathilde Leïchlé

C’est ça. Exactement.

 

Claire Luna

On parlait de ça en 1960.

 

Mathilde Leïchlé

Et ce qui m’a plu à Lafayette Anticipations encore, c’est le rapport à l’utopie. Je trouvais que ça, ça faisait vraiment sens parce que le quartier de l’Horloge, c’était donc un quartier qui a été créé à la place du dernier quartier insalubre de Paris, et c’était vraiment une très grande utopie pour proposer aux gens des habitats décents. Et puis il y a aussi ces blocs créés en amiante où l’amiante en fait, à la base, c’est une utopie aussi qui n’a pas fonctionné. Donc c’est aussi un rapport à la technologie. On le voit avec l’automate, avec les tablettes qu’ajoute Cyprien Gaillard, les tablettes numériques qui montrent les images de son ami, donc l’évolution des technologies, tout ça, etc. Je trouvais que ça fonctionnait bien. Mais arrivée au Palais de Tokyo, c’est vrai que là, il y a beaucoup trop d’informations et on perd le fil. Et ça passe du côté du bon sentiment. Parce que par exemple, la réflexion sur les espèces invasives et sur les perruches, c’est hyper intéressant comme question. C’est des sujets super complexes, super intéressants, mais là, mélangé avec tout le reste, avec Käthe Kollwitz, avec le métro pour les récifs de corail, etc. Enfin, tout ça se mélange et on perd le propos et on perd la puissance. Et en effet ça devient apolitique.

 

Camille Bardin

Je trouve que ça montre très bien à quel point l’institution peut être aussi un espace de récupération politique. J’avais eu une très bonne impression à Lafayette Anticipations, et en fait, pendant tout le long de la visite, en débarquant au Palais de Tokyo et en lisant le texte d’introduction, j’ai trouvé le postulat de départ hyper intéressant, comme toi Samy. Le fait de partir sur l’idée que Paris fait son bilan anthropique en voyant les Jeux Olympiques arriver. Enfin, je trouvais que… Partir du fait qu’effectivement il y a une hiérarchie dans les monuments historiques, il y a ceux qu’on va décider sciemment de rénover, ceux qu’on va à l’inverse détruire ou laisser comme ça. Je trouvais ça vraiment passionnant. Et en fait, je me suis dit en lisant les cartels notamment, et je pense que Claire aussi, on s’est rendu compte qu’on voulait dire la même chose. Je te passe devant mais on pourra chanter ensemble si tu veux.

 

Claire Luna

Vas-y je le fais en échos yeah ! [Rire]

 

Camille Bardin

Non mais en fait c’est fou, mais quand je lisais les cartels, j’ai eu la sensation qu’on me chantait « Trois petits chats » pendant toute l’exposition, c’est-à-dire qu’en fait il y a une méthodologie qui passe par l’anadiplose. Donc c’est-à-dire qu’il part d’un concept, qui l’amène sur un autre, puis sur un autre, etc. qui n’ont ni queue ni tête, mais ce sont juste tous les sujets dont on se saisit aujourd’hui. On va tous les remettre là-dedans. Donc c’est vrai que ça fait.. En plus ça construit une espèce de… Il prend comme ça une posture – je ne sais pas si c’est sciemment ou pas, mais en tout cas c’est ce que j’ai ressenti – d’un espèce de savior qui va du coup parler un peu d’écologie, un peu de racisme, un peu de machin, etc. Du coup ça paraît pas honnête et c’est vraiment ça qui m’a le plus dérangé. Et je sais… Et en fait, c’est terrible parce que derrière, pour préparer cet épisode, j’ai lu une interview de lui avec la commissaire de l’exposition et là je me suis dit « Mais en fait c’est hyper intéressant ». Enfin, il disait des trucs vraiment cool et enfin on sentait qu’il y avait vraiment une recherche, une réflexion qui avait été faite et c’était vraiment, vraiment passionnant. Mais derrière, les cartels sont mais imbitables au possible. C’est marrant, on n’a pas parlé d’un truc aussi, je pense que ça peut être sympa aussi. C’est drôle parce que le dernier épisode de Pourvu Qu’iels Soient Douxces, on l’a consacré au cumul des mandats et on n’a pas parlé du fait qu’il a deux espaces hyper importants, deux espaces parisiens qui sont quand même les plus gros espaces parisiens. Pour le coup, j’ai vu dans un article du Monde de Roxana Azimi, qu’en fait c’est un total hasard apparemment. Il a eu les invitation quasiment le même jour. Donc voilà, apparemment c’est simplement les deux institutions qui se sont pas concertées. Soit c’est des choses qui arrivent. Mais en fait du coup, je trouve qu’à un moment où on parle de collectif, où on parle du fait de déconstruire cette figure de génie, je trouve ça vraiment dérangeant de voir un type qui a déjà eu un solo au Palais de Tokyo avoir derrière présenté une pièce où il a fait une intervention dessus, dans un espace qui à cinq, enfin quatre, ou que sais-je je m’en fous à la rigueur du nombre d’étages, mais du coup je me disais qu’en vrai, il y a tellement de choses qui me dérangent et je trouve que ça dit tellement de l’art contemporain aujourd’hui. Et je sais pas, j’avais l’impression, mais peut-être que c’est parce qu’au moment où il a eu été hyper important, au moment de ce tournant des années 2000-2010, c’est peut-être l’avantage d’être entre guillemets « jeune critique d’art », mais en l’occurrence je rentrais au collège, donc j’ai pas du tout été envoutée je pense par cet artiste au moment où il explosait et donc je suis arrivée un peu sans savoir tout ça ou en tout cas, simplement en ayant eu des échos. Mais je me suis dit que c’était vraiment tout ce que je n’aime pas dans l’art contemporain en fait. C’est hyper caricatural. C’était vraiment une une espèce de… Comment dire… De démonstration de force. Je ne sais pas quel budget de production il a eu, mais du coup c’était que des trucs… Enfin la vidéo de fin c’est un GIF quoi. Enfin c’est vraiment un truc. C’est juste merveilleux parce que c’est projeté sur un écran magnifique, mais c’est genre dix secondes d’une envolée de perruches.

 

Claire Luna

Disney oui.

 

Camille Bardin

Enfin oui, c’est magnifique genre waouh, c’est incroyable, mais c’est Disneyland clairement. Enfin tu vois, c’est un GIF sur un écran de 20 mètres.

 

Claire Luna

Bon, j’avais trop envie de parler de la logique des « Trois petits chats ».

 

Camille Bardin

Oui en sachant qu’il nous reste peu de temps… on a sur-dépassé.es.

 

Claire Luna

Du coup je ne vais pas revenir sur mon ma logique des « Trois petits chats » ou l’esthétique du vortex, tant pis, mais j’ai envie de… Enfin, je voudrais vous lire pour terminer, un cartel d’une série de photos au Polaroïd : « Des photos obtenues grâce encore à cette double exposition », nous précise-t-on. « Ces photos petit format représentent des seringues jetées, abandonnées dans l’herbe. Voici, tel un vaisseau spatial parti à la découverte de galaxies inexplorées, une seringue s’enfonce à travers des feuilles de fougère qui sont comme autant de fractales en apesanteur. Elle semble indiquer une direction à suivre, comme une invitation à creuser sous la surface des feuilles afin d’interroger leur vie intérieure et d’exhumer les fantômes qui s’y cachent. Traversant une forêt, elle rencontre sur son chemin conifères et herbes folles. Les images demeurent muettes quant à ce que cette seringue injecte. On ne sait s’il s’agit d’un poison ou d’un antidote de rêve éveillé ou d’un puissant sédatif. Récemment investis d’un rôle social inédit, les vaccins et les seringues voient l’imaginaire qui les entoure se renouveler dans un mélange d’espoir, de crainte, de soulagement et d’extrême anxiété. En éludant toute forme de contexte, Cyprien Gaillard restitue à cet objet plurivoque la densité de sa dimension symbolique. » [Voix lente et douce]

 

Camille Bardin

Tu lis trop bien. [Rire]

 

Claire Luna

Voilà tout ça pour des photos.

 

Camille Bardin

Je trouve que ça fait une super transition sur la question de l’écriture derrière, parce que vraiment, effectivement, c’est genre caricatural au plus haut point.

 

Claire Luna

Tu l’as pas dit, mais tu disais à un moment donné quand on en discutait, et je pense que c’est important de le dire, que peut-être aussi qu’il y a une dissymétrie… asymétrie entre les cartels et les œuvres, c’est-à-dire que peut-être qu’en effet il y a des envolées lyriques dans les cartels qui soulignent un milliard de sens différents, pas du tout complémentaires. Voilà, je me pose vraiment dans cette expo la question du cartel. J’aurais préféré ne pas les lire en fait.

 

Camille Bardin

En plus, le Palais de Tokyo avait fait des progrès… C’est terrible. [Rire] Bon allez, on enchaîne ! Du coup, c’est bien qu’on ait parlé de texte parce que ça va être tout le sujet finalement, en tout cas l’écriture est le sujet de cette deuxième partie. Je laisse tout de suite la main à Mathilde pour nous faire ton introduction.

 

Mathilde Leïchlé

Merci beaucoup ! Un de mes podcasts préférés c’est Bookmakers de Richard Gaitet pour ARTE Radio. Comme l’indique le sous-titre – “les écrivains au travail” – il interview des auteurices de fiction pour parler très concrètement de leur travail : iels évoquent leur journée type, leurs manies et leur méthode ou encore leur salaire. Dans le monde de l’art, nous sommes nombreuxses à écrire – pour nos études, pour des galeries ou des musées, pour des artistes, pour des prix et des mécènes. Le travail d’écriture d’un ou d’une critique d’art oscille entre la description, l’analyse et, peut-être parfois peut-être toujours, la fiction. Au sein de Jeunes Critiques d’Art, quand on écrit, quelles sont nos manies, nos marottes stylistiques, nos effets un peu trop préférés ? Comment éviter les automatismes ? Quels sont nos rituels pour nous mettre au travail ? Comment on fait quand on bloque ? Quelle limite est-ce qu’on trace entre écrire sur ce qu’on aime et écrire pour gagner sa vie  ? Est-ce que c’est la même écriture dans les deux cas ? Comment nous vient l’inspiration, est-ce que c’est un foudroiement ou longue gestation ? Pour écrire, est-ce qu’on lit, est-ce qu’on écoute de la musique, est-ce qu’on va voir un.e psy ? Bref, on va parler bidouillage et envolées lyriques. On va parler, concrètement, de ce que c’est pour nous l’écriture comme travail.

 

Camille Bardin

Ouiii. Encore un immense morceau dont on parle en permanence en plus au sein de Jeunes Critiques d’Art. [Rire]

 

Samy Lagrange

C’est ça ! [Rire]

 

Camille Bardin

Qui veut commencer ? [Sur un air chantant]

 

Claire Luna

Moi je veux bien, mais bon, je vais répondre en répondant à côté…

 

[Rire des trois autres ]

 

Claire Luna

… Parce que j’ai encore honte de dire comment j’écris parce que je me sens pas encore légitime justement. Et du coup je reviendrais bien sur la genèse, genre en mode vieille là, de comment j’ai réussi à commencer ? C’est-à-dire que j’osais pas en fait, et j’ai commencé à écrire et publier en espagnol. Je me sentais pas du tout à l’aise, peut-être parce que… je sais pas… En tout cas, je me sentais un peu plus à l’aise, parce que je me sentais moins responsable, du fait que ce n’était pas ma langue. Alors j’ai appris l’espagnol à la dure sur le tas, à Lima, au Pérou. Mais j’avais l’impression comme ça que j’avais pas à assumer et je me sentais tellement pas légitime que je faisais un truc qui était pas vraiment… comment dire… pour moi. Donc mon premier texte en français, il a été publié en 2012, je crois, dans La Vie des idées, la revue du Collège de France. C’était sur l’art et la politique. Et puis le second en 2015 je crois, dans Art Press, sur la scène artistique en Colombie. Et c’était des trucs imbitables. J’écrivais comme on m’avait appris en prépa et en histoire de l’art, genre un texte très académique. Et encore, j’essayais déjà de faire l’effort de ne pas trop utiliser des mots dont j’étais fière de connaître l’existence…

 

[Rire des trois autres ]

 

Claire Luna

Mais ils étaient si moches à lire et à dire. Et puis ben voilà, mes textes en espagnol avaient peut-être un peu plus de style parce que je me faisais relire et corriger par mon compagnon péruvien, un grand passionné de littérature. Et c’est d’ailleurs comme ça que j’ai dû faire corriger mon mémoire de M2 parce que mes phrases ressemblaient à du Garcia Marquez, soit des phrases de quatre mètres de long qui traversaient des milliards de pages, au point où ma directrice de recherche en étant cash m’a dit « Bon, si tu ne te fais pas corriger, ça passe pas. » Donc ouf, j’écris mal. Puis je ne sais pas à quel moment s’est opéré le changement, peut-être l’année dernière ou l’année d’avant. Une autre rencontre, un autre compagnon de route, un artiste cette fois. Abdelkader Benchama. Je lui dois ça. Il m’a beaucoup donné confiance en moi pour écrire, malgré lui. Plus j’écrivais, plus je lui écrivais, plus j’avais envie d’écrire. Et notre collectif a certainement fini de me décomplexer. Je commence de plus en plus à écrire comme je le sens, en laissant de côté la grammaire correcte et les connecteurs logiques. Puis il y a des livres aussi que j’ai aimé, que j’aime et qui me portent. En fait, j’en arrive du coup un peu moins le pas de côté, mais à répondre, c’est le processus d’écriture. Quand je dois écrire, j’ai besoin d’être portée par une écriture et d’avoir quelque chose de vrai, de sincère à dire. Et d’ailleurs je n’arrive pas ou je n’arrive plus à faire semblant. C’est-à-dire que même pour beaucoup d’argent, j’ai tendance à dire que je n’ai pas le temps, si on me commande un texte sur un sujet que je n’arrive pas à comprendre ou embrasser. Et maintenant j’aimerais arriver – j’ai commencé un tout petit peu, une fois, juste cette année – à mettre mes textes en lecture. On a fait une performance avec un musicien, Grégoire Terrier et l’artiste Natalia Jaime-Cortez et j’ai adoré faire ça. Et les textes des autres aussi. Lire les textes des autres que j’aime ou pas à voix haute. Et c’est donc un appel à celleux qui souhaiteraient me les confier. C’est à haute voix parce que c’est vraiment à haute voix que j’ai commencé à lire enfant. Et il n’y a que comme ça que j’arrivais à me plonger, que j’arrivais à aimer lire. Et encore aujourd’hui, je lis toujours à haute voix, j’ai du mal à lire silencieusement. Et là, le collectif joue aussi. Samuel Belfond et Arnaud Idelon organisent un festival STURMFREI [prononcé difficilement]. Je n’arrive toujours pas à le dire. C’est sur les écritures en scène. J’adore. C’est ma came. Je veux trop faire ça. Et Samuel m’a dit que je pouvais apprendre. On a dit aussi qu’on écrirait un texte à quatre mains avec Samuel peut-être et je ne l’ai pas encore vraiment fait, écrire un texte avec quelqu’un d’autre et je me demande comment ça fait, comment on fait. Ça va peut être arriver.

 

Camille Bardin

Ouiii. Cœur, cœur, cœur. [Rire] Qui veut intervenir ? Samy, on ne t’a pas encore entendu ?

 

Samy Lagrange

Oui. Du coup, déjà c’est des questions qui sont très intimes.

 

Claire Luna

Mais oui !

 

Camille Bardin

De ouf !

 

Samy Lagrange

Ce qui les rend paradoxalement assez difficiles à traiter. Pour moi aussi cette question en ce moment est vraiment paralysante parce que… Par exemple, particulièrement en ce moment – et cela dû probablement à la période mais aussi à mon statut actuel, c’est un thème que je trouve tellement large qu’il est vraiment très très difficile à circonscrire. Comment on écrit ? Comment réussir à écrire ? Comment traiter tous les biais qui rentrent en compte là-dedans ? Alors personnellement, je vais faire un petit peu comme Claire pour pour parler exactement de où j’en suis. Ça va vraiment être une suite de questions et une suite de listes de petits tips pour s’en sortir. Pourquoi déjà, ça me paralyse ? En ce moment, je suis particulièrement paralysé par la question de quand écrire. Quand écrire dans le sens où cette écriture donc littéraire, cette écriture critique en ce moment, c’est pas mon activité principale. Et en plus, je ne suis pas systématiquement rémunéré pour le faire. À côté j’ai un autre métier qui est aussi un métier d’écriture scientifique, la recherche, qui est censé me prendre absolument tout mon temps. Donc du coup, je me pose constamment la question de quand pouvoir écrire autre chose. Ça me paralyse totalement en vérité. Mais en vérité également, j’ai déjà la réponse à ces questions. J’ai déjà la solution. Simplement, c’est pas toujours aussi simple de les mettre en place. Qu’est-ce que je me pose comme questions ? Est-ce qu’il faut commencer d’écrire alors qu’on n’est pas vraiment sûr.e de ce qu’on veut raconter ? alors qu’on n’a pas encore vraiment l’angle parfait, qu’on visualise pas déjà le résultat final qui va nous convenir ? Est-ce qu’il faut attendre l’illumination pour écrire ? Est-ce qu’il faut écrire sans savoir ce que ce texte deviendra ? où il pourra être valorisé ? s’il va être rémunéré ? Est-ce qu’écrire sans assurance, c’est perdre du temps et de l’énergie ? Est-ce que c’est même se tirer une balle dans le pied que d’écrire dans le vide ? Est-ce qu’on a le droit d’écrire mal dans le sens où on peut rendre public un texte dont on n’est pas entièrement satisfait.e ? Dans le milieu de l’art, à quoi ça sert d’écrire pour écrire ? Est-ce qu’il faut toujours avoir un truc de ouf à dire pour avoir le droit d’écrire ? La solution, j’en suis assez convaincu, c’est d’écrire le plus possible, de pas attendre l’illumination, d’écrire dès qu’on a le temps et de mettre en place petit à petit une discipline ou à défaut un processus d’écriture. Mais des fois, on n’a pas l’esprit assez clair ou la force pour mettre tout ça en place. Donc là, j’ai un petit peu réfléchi pour l’épisode d’aujourd’hui. Ça me paralysait également de trouver des solutions parce que ça voulait dire brasser le sujet en profondeur et dans son intégralité. Et comme je le disais, j’ai beaucoup de mal à le circonscrire. Ça me semblait être une bête trop grosse à domestiquer. Du coup, je voulais juste parler de l’écriture en collectif. C’est une chose que je fais beaucoup, que je fais dans mes différentes écritures, qu’elles soient scientifiques, littéraires ou critiques. Et je pense que là-dedans, il y a pour moi quelques solutions. Je vais le faire un peu sous l’effet de listes, même si c’est pas très sexy ni très littéraire pour le coup. Mais du coup ça me paralysait aussi d’écrire réellement pour préparer cette intervention. Donc pourquoi écrire en collectif c’est cool et pourquoi ça permet de débloquer quelque chose et de réussir tout simplement à écrire ? Déjà parce que ça permet d’avoir un projet dont l’impulsion et la concrétisation ne dépendent pas que de soi. Ça veut dire aussi mutualiser l’énergie et la motivation. Ça garantit un propos qui est fondamentalement plus riche, un propos pluriel, un propos qui est multiplement situé. Ça permet in fine de pouvoir nourrir ses propres idées et son écriture. La plupart du temps, ça évite de flipper tout seul. Ça permet aussi d’être plus ambitieux dans ce qu’on veut faire. Même si à la base, on n’est pas totalement sûr.e de ce qu’on veut créer. Pouvoir partager et écrire à plusieurs, ça fait souvent aller plus loin. Effectivement, c’est un travail qui est souvent beaucoup plus long, un travail qui est beaucoup plus lent d’écrire à plusieurs, mais on va toujours beaucoup plus loin en le faisant. Juste conclure en disant que ce n’est quand même pas la solution à tout. Il y a beaucoup de problèmes intrinsèques à l’écriture en collectif, parce qu’aujourd’hui ça reste encore un travail qui est majoritairement déconsidéré, parce qu’on valorise surtout des réalisations qui sont uniques et solitaires, où on cherche à retenir un seul nom. On a du mal à ne pas hiérarchiser les implications d’un travail où il est presque impossible de se faire rémunérer convenablement pour un travail collectif. Dans le collectif, c’est la joie, c’est aussi souvent l’abnégation. C’est à la fois ce qui donne de la force quand ça ne va pas vraiment fort, mais c’est aussi ce qui ne réussit pas tout à fait à vaincre la précarité.

 

Camille Bardin

On revient toujours aux mêmes choses en fait. [Rire] Les sous, la précarité. Ouais, grave, bravo Samy, c’était trop bien. Mais du coup, je vais partir sur une des idées tu as évoquées, à savoir l’écriture solitaire, parce que je pense que moi, la première étape que j’ai fait quand je me suis saisi de l’écriture d’un point de vue professionnel, en tant que critique d’art, ça a été vraiment de déconstruire tous les fantasmes qu’on a autour de l’écriture. À savoir que depuis toujours, il y a ce truc très romantique de l’écrivain seul, la clope à la bouche et le verre de vin rouge, qui écrit seul chez lui, etc. Et moi je me retrouvais grave là-dedans. Enfin, j’avais plein de fantasmes liés à ça et du coup je me disais « Mais putain mais c’est trop stylé ! Je veux trop être comme ça aussi. » [Rire]

 

Samy Lagrange

On l’a tous.tes fait un peu. [Rire]

 

Camille Bardin

Je suis heureuse que vous le reconnaissiez. [Rire]

 

Claire Luna

Vous picolez et vous fumez quand même un peu… [Rire]

 

Samy Lagrange

… Oui en écrivant des pièces de théâtre. [Rire]

 

Camille Bardin

C’est ça où tu te dis « Mais mon dieu, mais c’est merveilleux ce que j’écris ! » Ensuite, le lendemain, tu lis et t’as honte. Vraiment c’est terrible. Et ça, je l’ai beaucoup fait, j’avoue, mea culpa. Mais du coup, j’ai un peu déconstruit ça et je pense que c’est bizarre, mais c’est un artiste peintre. C’est Olivier Masmonteil qui m’a aidé aussi à déconstruire ça, parce que lui même il m’a parlé de ses propres fantasmes quant au travail de peintre. Et il me disait « ben oui, pareil, ce truc du verre de vin rouge, putain ». Il disait que non, c’est du boulot. Tu te lèves le matin, tu te mets au boulot et puis voilà quoi. Enfin, il faut y aller, s’y mettre quoi. Et moi je déconstruis aussi ça. C’est qu’il y a plein de fois je me suis rendu compte, ces dernières années et derniers mois, il y a plein de fois où je me dis « Putain mais j’arrive pas à écrire en ce moment, j’arrive pas, etc. » Et après je me suis dit  » Heu Camille, est-ce que tu t’es déjà mis à ton bureau ? » Et en fait, souvent la première phrase, elle me vient souvent sous la douche et genre là je me dis « Ah ça y est, c’est bon, je l’ai » et là je vais commencer à écrire. Et du coup quand je me suis pas posée et j’ai toujours pas cette putain de première phrase quand même, et bah du coup je suis un peu décontenancée.

 

Mathilde Leïchlé

Pareil.

 

Camille Bardin

Je serais bien heureuse de savoir, sachant que vous avez fait de la recherche tous les trois. Typiquement moi j’en ai pas, je viens pas du tout de l’université ou quoi et du coup je fais jamais de plan, j’ai aucune méthodologie de travail, vraiment du texte. Je commence toujours de manière très spontanée, j’y vais comme ça, je crache plein de trucs et ensuite je réagence. Donc il y a un peu ça, et puis ensuite je voulais parler de deux autres trucs. D’un trauma aussi. Je pense que ça a été un gros impact aussi. De comment l’extérieur vient impacter ton travail ? Je voulais parler d’un trauma que j’ai eu avec un artiste il y a de ça je pense, quatre ans. En soit c’était au début de ma pratique critique et je me souviens que c’était un type… enfin voilà bref qu’importe… qui m’avait commandé un texte et ensuite il m’avait ré envoyé mon texte mais surcorrigé, genre il m’avait mis mon texte sur un Google Drive et le Google Drive était rouge de correction. En plus, il avait utilisé le rouge pour me corriger. Genre vraiment. Et ça, vraiment j’étais trop mal et j’avais 19 piges quoi et lui devait en avoir une cinquantaine. Donc j’étais vraiment genre hyper décontenancée face à ça et ça m’a vraiment interdite. Et je me rends compte encore aujourd’hui que j’ai vraiment des restes de ça et je suis encore complètement terrorisée – alors que c’est mon métier, mon travail premier, je fais ça tous les jours – je suis encore terrorisée quand j’envoie un texte à un ou une artiste ou à une galerie de me dire « Mais il va me… Ca va être de la merde et tout. » Et en fait, même si à chaque fois vraiment, j’ai zéro correction en plus, c’est fou parce que très concrètement, les gens sont vraiment content.es. Tant mieux, je touche du bois pour que ça continue. Mais du coup, j’ai encore ces restes-là. Donc ça c’était pour l’impact de l’extérieur. Et encore sur cette dynamique de l’extérieur qui vient impacter ton travail, c’est une question qui est venue d’autres, souvent des artistes par ailleurs, qui m’ont souvent posé la question et c’est drôle parce que je me l’étais posée. Ça m’a un peu obligé à me poser là-dessus, c’est de savoir comment tu fais quand t’aimes pas l’artiste ou t’aimes pas le boulot sur lequel tu dois écrire ? Et c’est vrai que moi je me posais pas du tout la question. Moi j’ai toujours pensé que c’est mon métier d’écrire, donc j’écris et puis point barre. Et simplement quand politiquement je suis en désaccord avec le boulot, ben en fait je refuse quoi. Mais sinon, quand l’artiste me pose pas de problème, j’y vais. Et je pense qu’aujourd’hui j’ai découvert… Enfin j’ai réussi à comprendre quelle était en fait la manière qui différencie…  C’est un peu planplan de le dire, mais je pense que c’est vraiment ça la solution, c’est que des fois j’écris avec le cœur et d’autres fois j’écris avec la tête. Et vraiment c’est ça, c’est que des fois j’analyse basta et d’autres fois je suis vraiment hyper enthousiaste ou même hyper énervée hein, ça va aussi. Mais voilà. Donc c’était un peu ces deux mouvements dont je voulais parler.

 

Mathilde Leïchlé

Moi il y a plein de choses qui font écho dans ce que vous dites et ça me met la tête en ébullition, je suis contente. D’abord sur ce que tu disais Claire sur sur la formation et le poids que c’est en fait. Euh ben voilà, pour avoir fait une prépa et des études de lettres et tout, on nous apprend vraiment ce que c’est de bien écrire, ce que c’est de mal écrire. Et il y a vraiment un truc très stigmatisant sur le mal écrire. Par exemple une gradation, tu ne peux pas faire plus de trois mots sinon après c’est moche ou tu dois faire des phrases courtes, tu dois utiliser des connecteurs logiques, etc. Enfin, ce que tu disais. Et donc on part de ça et c’est assez formateur. Enfin je veux dire, on apprend des choses, on apprend à être efficace, à diffuser des idées, c’est bien, mais il faut aussi réussir à s’en libérer et à retrouver aussi un espace de liberté dans son écriture et une identité propre. Et cette transition-là, elle est pas évidente. Ce que tu disais aussi sur les relecteurs.ices, sur les personnes qui te relisent ça, je trouve que c’est quelque chose de fondamental, de réussir à trouver des personnes autour de toi à qui tu fais assez confiance pour tout envoyer et tout tester.

 

Claire Luna

J’en n’ai plus…

 

Camille Bardin

Oh chaton. Bah envoie ! [Rire]

 

Mathilde Leïchlé

Oui, on peut être relecteur.ices les un.es les autres franchement. Et ce que je trouve cool aussi dans ces rapports, c’est que potentiellement c’est des personnes contre qui tu peux être en colère. Parfois quand quand les gens te font des remarques ou te relises – enfin en tout cas, c’est mon cas – c’est un peu vexant.

 

[Rire des trois autres]

 

Claire Luna

Et en même temps c’est ce qu’on demande.

 

Mathilde Leïchlé

Oui c’est ce qu’on demande. Mais en vrai, je suis trop contente à la fin.

 

Claire Luna

Moi, ça m’énerve quand on me dit que tout est bien, je fais « Non mais sois sincère s’il te plait. »

 

Mathilde Leïchlé

Ouais carrément ouais. J’aime bien discuter de chaque… Voilà. Et dans ces relectures, moi ce que j’essaye de traquer, c’est dont j’ai peur quand j’écris des textes librement, sans commande, sans contexte universitaire et tout, c’est d’être trop cheesy. Moi c’est ma peur. J’ai peur d’aller vers un truc un peu trop plein de bons sentiments et du coup voilà, je suis toujours en recherche de personnes qui peuvent me dire « Ben là c’est un peu cheesy. » Et puis aussi sur les relectures qu’on envoie aux artistes avec qui on travaille ou aux personnes qu’on interview, ça c’est un point très intéressant que tu soulevais aussi Camille. Et tu m’avais beaucoup aidée au début de mon entrée à Jeunes Critiques d’Art, parce que j’avais écrit un texte pour un portfolio d’une artiste et je lui avais envoyé parce que je voulais que ce soit juste parce que c’était pour présenter son travail. Et en fait, elle m’avait fait des modifications dans mon style.

 

Camille Bardin

Ah ouais, ça c’est le pire ! Ca me rend ouf !

 

Mathilde Leïchlé

Oui, et on en avait parlé toutes les deux et ça m’avait beaucoup aidée justement à réfléchir à quelles sont les limites dans la relecture et dans un échange avec un ou une artiste dans ce contexte-là. En tant que critique, quelles sont les limites qu’on peut poser ? Après, il y a la question aussi de l’incarnation, de la performance, du texte vécu qui est très très libérateur, que tu évoquais Claire et c’est aussi des choses que j’essaie d’envisager et je trouve que ça permet d’envisager une écriture plus orale aussi, plus adressée et d’arrêter cette dissociation avec nos corps en fait. Et justement, ça permet d’éviter un peu tous les automatismes préformatés universitaires qu’on peut avoir. Et puis la question aussi de la légitimité, pour moi elle se place du côté du passage à la fiction. Pour moi, c’est c’est un peu la limite que j’aimerais dépasser un jour. J’ai l’impression que dans la vie des gens qui deviennent écrivains, écrivaines, il y a un moment où ils se disent « Ben, allez y go ! » Comme les gens qui deviennent artistes qui se disent « Ca va être ça ma vie ». Et j’ai encore du mal à savoir comment ça se joue ce déclic là. Après sur la temporalité fulgurance VS gestation longue. Parfois j’ai des fulgurances. Et en fait, c’est ce que tu disais Camille. C’est genre sous la douche, une phrase. Et à partir de cette phrase, tu tires un fil. Et en fait, ça, ça me le fait aussi dans l’écriture universitaire. C’est-à-dire que je vais avoir mon plan et puis je vais passer mon plan dans ma tête, comme ça, toujours sous la douche. [Rire] Et tout d’un coup je vais avoir une idée de phrase et à partir de là, je vais pouvoir écrire un paragraphe. Et ça, c’est hyper agréable. Après, la plupart du temps, pour moi, c’est une gestation qui est très longue et j’ai cinq ans de textes en jachère dans ma tête qui peut-être un jour adviendront, mais qui sait ? Qui peut le dire ? [Rire] Et en fait, ça, ça renvoie à plusieurs choses. Ça renvoie déjà à la peur de fixer un instant T de la réflexion. Ce que tu disais Samy, c’est la peur de dire en fait, ce que je pense maintenant, je le pense maintenant et c’est pas grave parce que mon texte sera daté. J’écrirais d’autres choses après et peut-être que je serais plus du tout d’accord avec moi. Mais arriver à ce stade de lâcher prise, c’est hyper dur. Après, il y a la question du temps de se dire « Ben en fait, là je ne suis pas payé.e pour ça, c’est pas comme ça que je gagne ma vie, mais je vais prendre une matinée, une journée, trois jours et je vais écrire ça. » Et ça, c’est pas facile non plus à dire. Et puis est ce que tu disais aussi Camille, sur la figure de l’auteur, surtout les auteurs du XIXᵉ siècle ? Moi j’ai été très marquée par ça. Enfin vraiment passer des journées à regarder le plafond, fumer des cigarettes dans sa chambre en allant voir ses copains au bar le soir, et puis écrire trois romans absolument magistraux. C’est cette figure-là que j’avais en tête. [Rire]

 

Camille Bardin

Bah clairement !

 

[Rire des trois autres]

 

Mathilde Leïchlé

Et donc se libérer de ça aussi. Et pour se libérer de ça, il faut passer en mode travail métier, ce que tu disais Camille, avec un emploi du temps. Et ça, ça me… Enfin, j’essaye de trouver des solutions un peu autour de moi, des petits outils. Il y a un projet qui s’appelle « Les 100 jours d’écriture. » Je ne sais plus qui l’a créé, mais ça a été repris en France par Adèle Cassigneul et Lou Dimay. Et pendant 100 jours, c’est des personnes qui décident collectivement d’écrire n’importe quoi tous les jours et une fois par semaine,  iels se retrouvent pendant 1h pour écrire séparément mais ensemble.

 

Camille Bardin

Ok.

 

Mathilde Leïchlé

Et à la fin iels font un petit point, iels échangent, iels partagent s’iels ont envie. Mais je trouve que cette rigueur-là, elle est intéressante. Et quand j’ai parlé de la préparation de cet épisode, on a aussi évoqué une interview entre Stephen King et l’auteur de Game of Thrones, et ils parlaient de leurs méthodes de travail. Et l’auteur de Game of Thrones écrit très très sporadiquement et a beaucoup de mal à publier des livres, à les faire aboutir. Alors que Stephen King, il écrit six pages par jour quoi qu’il arrive. Et ça, ça m’inspire aussi comme méthodologie. Cette mise en place d’un cadre, je pense que c’est vers ça que je voudrais aller.

 

Camille Bardin

Vas-y Samy.

 

Samy Lagrange

Moi j’ai plusieurs questions à vous adresser. Déjà, je trouve ça super ce dont tu as parlé « Les 100 jours d’écriture » c’est ça ? Ca me fait penser à « 100 ans de solitude » et du coup le parallèle est très acurate. [Rire] Vous connaissez et vous faites aussi les pages du matin ?

 

Camille Bardin

Non.

 

Samy Lagrange

Vous voyez, ce concept-là qui est de tout simplement tous les matins écrire trois pages pour se vider la tête. Donc pas forcément avec une volonté de créer quelque chose ou dans le but d’aboutir à quelque chose, mais simplement de purger sa tête. Je ne sais pas vraiment ce que j’en pense.

 

Camille Bardin

Ça part en tuto développement personnel chez JCA. [Rire]

 

Samy Lagrange

Oui justement, parce que du coup, ça fait vraiment partie de cette mouvance de développement personnel. Et ça vient d’un livre hyper connu, d’une meuf qui justement écrivait pour libérer la créativité. Mais je sais que ça a été très à la mode ces dernières années, que beaucoup de gens le font et c’est juste pour se vider la tête. Tu écris tous les matins tout ce qui te passe par la tête et je me disais que c’était sûrement assez intéressant pour nous de coupler à la fois cette purge mentale, mais aussi simplement d’avoir le geste d’écriture et du coup de l’avoir vraiment tous les jours. Parce que même quand c’est ton métier en vrai, notre métier est tellement polymorphe que tu peux passer un certain temps sans écrire. Et moi je sais que quand j’arrête de faire un truc deux semaines, l’habitude est partie et du coup je peux me réveiller un matin et me demander « Est-ce que je sais faire ça ? »

 

Mathilde Leïchlé

Ouais ouais.

 

Samy Lagrange

Même avec la bibliothèque, j’y vais pas pendant deux semaines, je me dis « Mais elle est où ? Est-ce qu’elle existe encore ? Est-ce que je suis quelqu’un qui va à la bibliothèque ? Est-ce que c’est ma personnalité ? Enfin qu’est-ce qu’il se passe ? »

 

[Rire des trois autres]

 

Claire Luna

Ce truc du matin là, je l’ai par périodes, mais en fait j’écris. Je rêve trop, c’est intense, ça m’épuise et du coup, j’ai des périodes où je fume des joints pour pas me souvenir de mes rêves. Et parfois c’est tellement lourd, tellement épais qu’en effet, le mettre sur le papier, enfin en numérique quoi,  ça l’aplati, ça le rend plus léger et c’est plus fin quoi. Et du coup ça c’est un truc qui me… C’est le seul truc moteur qui me fait écrire le matin. Et même dans la nuit, je me dis « Je vais écrire comme ça. Je vais l’écrire comme ça. » En vrai, c’est un peu infernal et donc c’est très libérateur de l’écrire. Par contre, je le propose à personne pour le lire. Je vous épargne. [Rire]

 

Camille Bardin

Mais je suis chaude pour qu’on revienne du coup… Enfin brièvement parce que c’est vraiment la fin déjà. C’est passé à une vitesse folle, c’est terrible. Mais justement le fait qu’on écrit aussi pour les autres, nous. J’aime bien parler de rigueur en fait. Enfin tu vois, genre maintenant je me lève très tôt,  je me mets tout de suite à écrire, j’écris sur des temps très très longs, c’est-à-dire que je peux pas avoir trois rendez-vous, deux rendez-vous, même un rendez-vous dans la journée. C’est genre toute la journée je me mets dans une phase d’écriture. C’est pas comme un mail que tu rédiges entre deux trucs quoi. Et d’ailleurs, c’est pour ça que c’est hyper rageant quand les gens relisent… enfin corrigent comme ça ton boulot parce que iels ont l’impression que… enfin des fois je me dis « Mais vous pensez que j’écris aux chiottes ou comment ça se passe ? »

 

Samy Lagrange
[Rire]

 

Camille Bardin

Et puis en plus et surtout quand c’est sur des endroits de style, je me dis mais est-ce que moi j’arrive et je te dis « J’aurais bien mis du rouge quand même sur cette toile », tu vois ? Et je crois que c’est exactement ça ce que je t’avais dit en plus. Parce qu’en fait non, c’est ma manière de faire. Si tu es venu.e me voir moi, c’est que tu sais par ailleurs comment j’écris et voilà quoi. Mais du coup, vraiment, ce truc de rigueur, je trouve ça hyper important. Et est-ce que vous avez ce truc… Bon je ne sais pas si on a le temps de poser une question, mais en fait je trouvais ça intéressant que tu parles de gestes aussi, parce que souvent, moi quand je suis bloquée… Moi j’écris tout le temps sur l’ordinateur, mais quand je suis bloquée et ben je passe au papier et du coup il y a un truc un peu fluide comme ça qui me permet de mettre un peu n’importe quoi, genre vraiment un peu écriture automatique tu vois. Genre vraiment je mets un peu n’importe quoi et pour le coup je fais intervenir le verre de vin rouge. [Rire] J’avoue j’avoue ! Pour me débloquer et arrêter de m’écouter et de me dire « Non mais Camille, t’es vraiment qu’une merde, regarde, pourquoi tu fais ça… » Et bah du coup je me mets un petit verre de vin rouge quand je bloque.

 

Claire Luna

Même le matin Camille ? [Rire]

 

Camille Bardin

Noooon. Arrête c’est horrible !

 

Samy Lagrange

Elle se lève le matin très très tôt pour que personne la voit !

 

Claire Luna

A 11h c’est comme s’il était 16 h donc là c’est ok, c’est le début de l’apéro !

 

Camille Bardin

Arrêtez !!

 

Samy Lagrange

Non mais le papier, ça marche bien je trouve pour l’effet carte mentale, parce que sur l’ordinateur t’es obligé.e d’avoir un déroulé qui est vraiment très vertical, ou horizontal ça dépend comment tu visualises, mais du coup qui est vraiment un déroulé qui va que dans un sens. Du coup le papier pour la carte mentale. Et tu poses avec tout à l’heure pour les plans. Moi je suis assez convaincu que le plan ça marche bien. Pareil, je suis beaucoup trop fainéant pour refaire à chaque fois. Du coup je galère pendant deux semaines sur un propos et après je dis bon d’accord. Donc en fait il fallait faire un plan dès le début, donc tu poses le plan et là ça marche. Du coup tu as le plan et la carte mentale sur le papier.

 

Mathilde Leïchlé

Et moi j’aime bien multiplier les outils aussi, c’est-à-dire les notes sur le téléphone, les post-it et faire des powerpoints parfois et en fait organiser le propos par des images.

 

Camille Bardin

L’esthétique bureaucratique des critiques d’art ! Wow ! [Rire]

 

Mathilde Leïchlé

Vive le powerpoint !

 

Camille Bardin

On va finir là-dessus !

 

Claire Luna

Je veux juste ajouter un truc vite fait, sinon tu me coupes.

 

Camille Bardin

Non non c’est bon, ce sera notre conclusion !

 

Claire Luna

Je me demandais comment vous arriviez à écrire ? C’est-à-dire que moi par exemple quand on me dit « Bon bah ça prend peut-être une journée ou deux. » J’arrive pas à savoir. Parfois, en fait, ça me prend une semaine. Mais en vrai, l’écriture, ça me prend 1h. Par exemple, le dernier texte que j’ai rendu, ou l’avant dernier, on m’a dit « Wa mais t’as mis combien de temps à faire ça et tout ? » Donc j’ai mis 1 h, je ne l’ai pas dit, je n’ai rien dit, mais en vrai, j’ai mis une semaine.

 

Mathilde Leïchlé

Ben oui, oui oui, mais c’est sûr !

 

Claire Luna

Et je peux pas faire autrement. Et je suis obligée de laisser énormément de temps comme tu dis, de tout couper, de rien faire. Je ne peux pas. Et là je suis chez moi, je tourne, je tourne, je tourne. C’est l’enfer, j’angoisse à mort.

 

Camille Bardin

Ça en fait c’est aussi du boulot. Et en fait, je pense que c’est grâce à vous, Jeunes Critiques d’Art et notamment vous spécifiquement parce que c’est quand on était en séminaire, j’avais un texte à rendre tout con, un feuillet, une notice d’oeuvre, et ça ne voulait pas sortir, genre vraiment, je me mettais tous les jours devant et ça voulait pas sortir. Et en fait, un matin, ben justement, je me suis levée à 5 h. Ou non peut être pas si tôt à l’époque. [Rire] Ou en tous les cas, je me suis levée avant vous et je me suis foutue dedans et genre j’ai défoncé le truc. Je suis contente que tu aies parlé de corps aussi Mathilde. Il y a des fois tu es toute vide, je donne souvent l’image de l’éponge pressée. Genre quand j’ai fait trop textes, j’étais toute toute sèche. Et du coup en fait, t’as besoin aussi de moments où tu vas voir des expos, où tu vas discuter avec un.e artiste, tu vas lire beaucoup, etc. Et du coup là tu remplis et ça fait que des fois tu peux écrire très très vite un texte méga long et des fois prendre trois semaines pour faire deux feuillets quoi. Euh voilà. C’était juste histoire de pas finir sur l’esthétique bureaucratique. [Rire]

 

Claire Luna

Il y avait des images quand même !

 

Mathilde Leïchlé

Oui bien sûr, une approche complètement libérée du powerpoint ! [Rire]

 

Camille Bardin

Complètement. Bon ben ça vous va ? On finit sur l’approche libérée du PowerPoint ?

 

Samy Lagrange

Nickel !

 

Camille Bardin

Eh bien écoutez. Merci pour votre écoute, on espère que vous allez bien. Voilà. Et on vous souhaite de passer trois bonnes semaines jusqu’au prochain épisode du coup de PQSD (Pourvu Qu’iels Soient Douxces) ! Très belle soirée ou journée à toutes et tous.

 

Samy Lagrange

Au revoir !

 

Mathilde Leïchlé

Ciao !

 

Claire Luna

Ciao !