SE TIRER SUR LA COMETE
arpentage des planètes queer
Par Samy Lagrange
On arpente les fictions queer pour retrouver les histoires que l’on nous a dérobées, on se projette sur des planètes queer pour échapper à l’orbite imposé.
#1 CORENTIN DARRÉ
Quelque part, tout un village s’empoisonne. Tout le village s’empoisonne mais Saturne et Sébastien échappent à l’épidémie. C’est leur amour que l’on accuse et ce sont leurs corps, une dernière fois réunis, que l’on brûlera. A quoi bon, le village est empoisonné, et Saturne et Sébastien n’y sont pour rien. A coup de flèches ou avec Un peu de plomb dans nos cœurs, nous mourons pour rien.
Quelque part, Òme d’aiga, l’homme de l’eau, fuit les autres et hante les marais. Òme d’aiga, ce garçon cantonné aux endroits de solitude et de danger, pour échapper aux voix qui insultent, aux coups de ceinture dans la gueule. Ce garçon qui un jour n’y échappa pas. Qui s’enfonça dans les eaux froides et, ressuscité à travers la vase, devînt la créature des marais.
Par le conte, Corentin Darré nous dévoile la fabrique des monstres. Comment nous sommes devenu-es monstres, comment nous sommes devenu-es ces autres.

Corentin Darré, Un peu de plomb dans vos coeurs, 2022, vidéo, modélisation 3D et animation 3D, 5min.
Nos douleurs et nos combats ont déjà leurs histoires.
Pour ne plus être des images aux journaux télévisés, des insultes de cours de récrée, des méchant-es dans les Disney, on a pris le temps de se raconter. Mais nos récits sont fragiles, soumis à l’urgence, toujours remis en question.
Les contes, eux, sont des histoires que l’on retient et que l’on répète, de celles qui résistent aux distorsions du temps et de la mémoire, qui survivent à toutes les entreprises de l’oubli. Le conte échappe à toutes les temporalités, se fout de l’Histoire-majuscule. Faisons le pari qu’il existe depuis toujours. Il raconte l’histoire fondatrice d’une malédiction condamnée à se répéter inlassablement. Il nous met au défi de la déjouer.
Les contes sont des histoires douloureuses qui attendent depuis des siècles qu’on les enraye.
Corentin Darré fait advenir le queer parmi les histoires qui ne peuvent s’oublier, dans les replis de nos imaginaires. Chaque installation est une incursion. On est projeté là où il n’y a plus de lieu, là où il n’y a plus de temps. Dans ces recoins d’univers qui n’existent que dans nos peurs d’enfants. Le conte, en boucle, nous est dit et redit. La malédiction se répète.


Corentin Darré, ÒME D’AIGA, 2022, vidéo, modélisation 3D et animation 3D, texte et pièce sonore, 4min 26.
Corentin Darré, Help me (détail), 2022, bois, plâtre, terre crue, peinture acrylique, résine.
Corentin Darré, lentement, doucement, serine les mots de la malédiction, et ces histoires se logent en nous, là où elles ne se décrocheront plus. Comme les images troubles des films vus trop jeune sur le téléviseur familial, comme les Chair de Poule que ce garçon plus âgé nous avait lus au milieu de la nuit alors que j’étais loin de chez moi, comme les histoires de colo qui traumatisent les gosses, comme celles du vieux conteur qui débarquait toujours dans les classes vertes des années 90. Je ne m’en débarrasse plus. Elles me collent partout.
Quelque part en moi, Saturne et Sébastien courent encore à travers les bois qui protégeaient leur amour, ils esquivent les flèchent depuis des milliers d’années. Quelque part en moi, le garçon des marais continue de laver sa peau brûlée et plie inlassablement les roseaux. Ils attendent qu’on raconte leur histoire, et que quelqu’un-e déjoue la malédiction.
J’ai envie, avec eux, d’arpenter les marais et les forêts. J’ai envie de devenir le vieux conteur qui hante les gites du Jura et qui raconte aux gosses l’histoire des monstres que la haine a brûlés, a noyés. J’ai envie de répéter partout les mots de la malédiction, pour que, dès qu’elle resurgit dans notre monde, quand elle resurgit tous les jours, nous comprenions que c’est elle, que c’est la fabrique des monstres qui continue.
Le queer est advenu dans ces recoins d’univers oubliés. Maintenant nous existons dans les contes, nous hantons les imaginaires, et bientôt nous esquiverons toutes les flèches.
Corentin Darré, ÒME D’AIGA, 2022, vidéo, modélisation 3D et animation 3D, texte et pièce sonore, 4min 26.
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Merci à Corentin Darré pour toute la douceur avec laquelle il raconte les histoires douloureuses.
Merci à Samuel Belfond de m’avoir parlé, un été, des contes de Corentin.
Retrouvez Corentin en résidence à la Villa Belleville, Paris dans l’exposition I’ve seen the future à SISSI Club, Marseille et dans l’exposition A look inside, curatée par Sarah Boursin à FAWA, Paris.
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