SE TIRER SUR LA COMÈTE
ARPENTAGE DES PLANÈTES QUEER

Par Samy Lagrange

On arpente les fictions queer pour retrouver les histoires que l’on nous a dérobées, on se projette sur des planètes queer pour échapper à l’orbite imposé.

#9 THÉO PÉZERIL

Théo Pézeril matérialise le lieu où naissent et s’expandent nos fantasmes. A partir d’un objet qu’il façonne, d’un fétiche, il déploie les histoires possibles. Il rend visible cet espace fiévreux, modulable à l’envie, où l’on fait inlassablement se répéter les mêmes scénarios, où parfois surgissent des morceaux d’étrangeté qui viennent tout troubler. Un endroit d’agitation que l’on construit, dont on s’est rendu maître mais qui, toujours, nous surprend et nous déborde.

Théo Pézeril, Hyper Ballad, installation, vidéo et son, 2022.

L’hyper ballad est une lettre d’adieu autant qu’un fantasme. Il y a un conflit apparent, une tension dans le fait d’être à la fois ce qui met fin et ce qui réouvre les possibles. Paradoxalement, c’est quand le réel n’est plus désirable que le fantasme prend le relais.

Alors, comme au seuil d’un ring, Théo se prépare – capuche et bottes. Il pénètre ce monde halluciné pour rejouer l’histoire. Il effleure, caresse les tubes de métal. Il râpe et use la selle avec son corps. Se hisse et se laisse glisser. Il fantasme ce que ça aurait pu être, ce que ça aurait dû être. La rencontre n’a jamais été aussi belle, harmonieuse ; les gestes n’ont jamais été aussi érotiques ; les bottes n’ont jamais été aussi pointues. Dans le noir, Théo s’invente une version où tout est hyper-mieux.

Quand tout est gâché, déjà bousillé au sol, on se déporte du réel, et le fantasme devient un refuge temporaire. Une existence alternative, en vérité.

Dans la fièvre et le brouillard, on courbe méthodiquement la réalité, on façonne un fragment d’utopie. On jouit de cette orchestration qui n’en finit pas. On y éreinte ses pensées, on y laisse son corps exsangue. On se donne soi-même le plaisir confisqué et, parfois, ça cogne assez fort.

Je phase sur ce garçon-impossible. Je sais qu’il regarde comme on veut se rassurer, comme on vérifie que l’on est regardé. Par ces regards, je comprends qu’il cherche à s’alourdir lui-même et qu’il vide les autres. Il n’y a rien qui m’intéresse là-dedans. Pourtant, j’avive le sentiment, chaque soir je l’observe et le met en scène. Je l’attire dans mes limbes pour la catabaise. Durant des semaines, je le retourne dans tous les sens, le diffracte, inspecte sous tous les angles les versions possibles. Je m’occupe de la scéno et de la lumière, je réécris le scénar. Un truc qui traîne en longueur, avec pas mal de sueur. Finalement, je le fige dans un élan jamais achevé, et je le répète jusqu’au dégoût qui n’arrive pas. Je jouis encore et encore au bord du précipice. Je sais qu’il n’y a rien à attendre ensuite ; de la prochaine foulée, de la chute, du réel où je me ferai avaler.

 
Théo finit toujours par soulever son corps, le hisser sur les sommets qui hantent l’espace-fièvre. Dans ce lieu potentiel, j’habite aussi en haut des falaises. De là-haut, c’est moi qui désire le plus fort, c’est moi qui engloutis.

Théo Pézeril, I hate it here (inside my body) demo,
installation, performance et live sonore, 2024, système D, Malakoff, © Nogan Chevreau.

Nos fantasmes sont le lieu d’un pouvoir instable, et chaque jour ils menacent un peu plus de se déverser dans le réel. Je cherche les brèches, les endroits friables.

Théo fabrique ses propres bottes, et je crois qu’elles lui permettent de transgresser les frontières, de parcourir sans distinction et les fantasmes et le réel. J’ai fini par m’acheter les grosses chaussures qui me faisaient kiffer. Je les extrais du fantasme, je m’auto-érotise irl et quand je marche maintenant j’engloutis.

Merci à Théo Pézeril de (me) permettre un érotisme aussi fort que joyeux.

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Théo est résident des ateliers Wonder, et fait partie de la sélection 2024 de l’exposition 100% à La Villette.

Chemin de traverse, déviation dans l’arpentage : l’exploration intime des tabous et des héritages de reda el toufaili kanaan.