Rencontre avec Flora Bouteille, artiste et directrice de la compagnie de performance Angels’ Front qu’elle fonde en 2023. Elle est l’invitée de la Fondation Pernod Ricard dans le cadre de son programme Paris Performance pour la saison 2023-2024.
Flora, nous venons de passer 18 mois ensemble, à Artagon Pantin, durant lesquels j’ai eu le plaisir de suivre l’évolution de tes préoccupations artistiques à travers de nombreuses conversations, des lectures croisées et la découverte de tes performances, dont la prochaine se tiendra le 05 juin à la Fondation Pernod Ricard. La singularité, me semble-t-il, de ce que tu accomplis avec ta compagnie pourrait tenir en une notion que j’ai envie d’appeler « ressource », entendue comme le moyen de produire de la potentialité et de la data. C’est à partir d’elle que je te propose de conduire notre entretien d’aujourd’hui.
Pour commencer, qu’est-ce que la compagnie Angels’ Front ?
Comment passe-t-on de l’entreprise Flora Bouteille à la gestion d’une compagnie de huit personnes, qui en un an d’existence a connu un développement significatif avec plusieurs résidences de création, et ambitionne de produire un tout premier spectacle pour le théâtre ?
Dès 2019, j’ai eu l’idée de passer d’une échelle individuelle à un projet collectif. Je souhaitais, en premier lieu, définir clairement l’architecture de cette compagnie qui repose sur trois principes : le langage artistique, la direction d’acteur·rices, la dimension politique. Avec, en toile de fond, l’enjeu de la dynamique d’une troupe avec laquelle on crée et conçoit à plusieurs, tout en maintenant une hiérarchie dans la prise de décision, car nous ne sommes pas un collectif.
Les choses se sont rapidement mises en place puisqu’en 2023/2024 nous sommes les invité·es du programme Paris Performances de la Fondation d’entreprise Pernod Ricard. Nous démarrons en parallèle une résidence à La Villette dans le cadre du programme Initiatives d’Artistes, recevons le fonds de soutien FoRTE de la région Île-de-France et sommes également accompagné·es par le Lieu Unique, scène nationale à Nantes, sur la création d’un des volets de la pièce Cannibales.
La combinaison de ces différents soutiens est très importante, car elle est représentative de l’intention de notre compagnie de circuler entre les arts vivants et visuels tout en développant ses ressources de manière durable et stratégique. Pour cela, nous tentons d’imaginer comment travailler avec les enjeux de production et de diffusion de l’industrie artistique, en inventant de nouveaux objets (ou produits), de nouvelles applications et façon de consommer la performance. En parallèle, nous développons un travail de recherche et de prospective qui touche d’autres secteurs, tels que la psychologie, la défense, etc.
J’ai l’impression que votre compagnie fonctionne comme un outil intelligent, capable de générer un contenu dramaturgique en temps réel, adaptable aux situations et contextes de monstrations grâce à un appareil technologique modulable et une écriture en constante évolution. Peux-tu décrire le fonctionnement du dispositif performatif ?
Tu résumes ça vraiment à merveille. En effet, nous créons des dispositifs conçus pour un groupe, afin de pouvoir jouer ensemble. Ils sont aussi bien inspirés du théâtre forum, du pre-enactment¹ en performance, que du game design de certains jeux vidéo. Le but est de créer des conditions de jouabilité qui nous permettent d’emmener avec nous des publics très divers à des échelles qui peuvent varier, que ce soit en termes de durée, d’espace, ou du nombre de personnes impliquées.
Nos dispositifs sont imaginés en réponse à des problématiques contemporaines qui nous affectent, contre ou sur lesquelles nous voulons agir. En ce moment, nous travaillons la relation entre performance et nouvelles technologies, avec un focus sur l’impact des IA, l’omniprésence du fake (fake news, bots, trolls) et ses effets sur la psychologie humaine.
Quand je produis une nouvelle création, il y a des étapes systématiques : je pars de l’espace, récolte un maximum d’informations, le dessine et envisage comment les flux de groupe, les mouvements à la fois des corps, mais aussi de l’image vidéo et des caméras pourraient bouger pour l’habiter à partir de notre intention d’écriture. Cette imagerie multicanale (caméras de surveillance, iPhone, vidéoprojecteur, téléviseur) permet d’introduire dans la scénographie le problème de la confrontation des points de vue.
Une fois l’espace et les flux tracés, j’établis un contexte de jeu et d’interaction. Pour ça, je me base sur le travail que j’effectue avec Mathilde Cluzel, psychologue consultante pour la compagnie. À partir des différents outils qu’elle me propose – questions, formulations, phrases qui sont utilisées dans certains contextes d’entretien ou de thérapie – j’écris un script, un déroulé narratif ouvert, ponctué par une série de gestes, phrases et actions, qui agissent comme des repères pour les acteur·rices durant la pièce.
Mes scripts sont systématiquement structurés en huit parties, et les quatre premières servent à conditionner le·la spectateur·rice. Ce conditionnement sert à favoriser sa disponibilité pour que l’état d’attention et d’engagement que l’on cherche à mettre en place puisse opérer. Je crois profondément que dans nos existences tout est sans cesse performé et que cela va avec l’idée d’une grande malléabilité du réel et des futurs possibles.
D’ailleurs, ce dispositif permet de produire une expérience collective dans laquelle le public se voit confier un rôle et une responsabilité qui déterminent le cours de la pièce. Durant un épisode, nous sommes parfois amenés à faire des choix qui mettent à l’épreuve notre sens de la morale, notre empathie, et qui peuvent avoir des conséquences sur les membres du public. Ces interactions semblent converger vers un objectif précis : sonder en action notre éthique de comportement à l’échelle individuelle et collective.
En quoi le registre du jeu avec les spectateur.rices constitue un moyen efficace pour aborder des sujets aussi fondamentaux et produire de la pensée ?
Je pense que lorsqu’on joue, on en dit plus sur nous-mêmes que quand on essaie justement de se positionner consciemment depuis la place qui nous est assignée, par soi ou par les autres. Il y a aussi l’idée que le jeu semble être un domaine réservé à l’enfance et que les jeux pour adultes sont souvent associés au LARP², au jeu de rôle ou au libertinage. Or, je crois qu’il y a un potentiel énorme d’exploration sociale, des modes de vies et des comportements des individus en société, qui peut émerger lorsqu’un adulte s’émancipe de l’injonction à se représenter lui-même et à être fidèle à cette image qu’il a construite.
Ce qui m’intéresse, c’est la possibilité de créer au cœur du réel une expérience quasi paranormale ; et que cette réalité qui se produit dans le miroir déformant du jeu laisse libre cours à l’expression de fantasmes, de désirs inavouables, d’intentions perverses, qui sont pourtant constitutifs de ce que nous sommes et orientent nos comportements.
D’ailleurs, mon travail emprunte à différentes traditions théâtrales, telles que le théâtre forum d’Augusto Boal, ou « Théâtre de l’Opprimé », qui propose de rejouer des situations vécues pour s’en émanciper. Nous nous appuyons sur l’efficacité de méthodes, non pas dans le but de produire nécessairement une réparation symbolique ou de statuer un positionnement politique, mais pour explorer avec nos publics les enjeux des comportements collectifs, en essayant de dépasser certains dogmes moraux ou sociaux ; justement parce qu’on propose un espace d’expérience artistique à priori neutre et hors jugement.
On pose des questions auxquelles les participants sont invités à répondre en votant : « Est-ce que tu es sensible à la souffrance des autres ? », « Est-ce que tu as déjà rêvé de tuer quelqu’un ? ». On propose aussi fréquemment à une personne du public d’incarner le rôle de témoin d’une scène, en lui confiant un iPhone qui filme et diffuse en temps réel sur les écrans de la salle son propre point de vue, c’est-à-dire ce qu’il choisit ou pas de révéler. Autant de situations qui permettent de sonder les enjeux de l’interprétation, des partis pris, et donc du vrai et du faux….
J’ai envie d’évoquer deux projets qui mêlent également collectif, transdisciplinarité et sujets de société : Forensic Architecture et la Red Team. Le premier réunit des architectes, artistes, journalistes, scientifiques autour d’un travail d’investigation pour identifier les bavures des États dans le monde et pointer la diminution des libertés individuelles. Le second est composé d’auteur·es et de scénaristes de science-fiction qui travaillent étroitement avec des expert·es scientifiques et militaires à la production de scénarios, en vue « d’anticiper les aspects technologiques, économiques, sociétaux et environnementaux de l’avenir qui pourraient engendrer des potentiels de conflictualités à horizon 2030 – 2060³ ».
Dans le premier cas, la créativité et la technique permettent l’analyse de faits réels, dans l’autre, la fiction est utilisée comme méthode pour designer des situations à venir.
Au regard de ces exemples, comment envisages-tu l’évolution de la production et de la recherche au sein de ta compagnie ?
Tu cites deux exemples qui m’intéressent énormément, car ils sont des sortes d’objets hybrides, inclassables, en tout cas des objets qui définissent eux-mêmes leurs propres conditions d’existence et leur éthique, surtout dans le cas de Forensic architecture. Un de nos points de vigilance est de ne pas se limiter à des formes de spectacle standardisées dont la durée et l’évolution seraient prédéterminées, et qui nous empêcheraient de développer une recherche et des formes qui puissent être vraiment on the cutting edge.
Ce que j’imagine d’abord pour la saison prochaine, c’est trouver des lieux et personnes partenaires prêt·es à s’investir et à prendre des risques avec nous pour développer de nouveaux formats. Par exemple, nous sommes en train d’imaginer pour le Château de la Haute Borde, une performance de 48h en immersion qui aura lieu en juin 2025. À présent que nous sommes un groupe stable, que nos outils techniques et technologiques sont maîtrisés, nous allons déployer le potentiel de nos dispositifs sur des durées étirées, dans des espaces plus grands et approfondir cette exploration collective.
À terme, l’objectif est que notre compagnie qui est un groupe d’agent·es ayant la possibilité d’affecter le réel par leur savoir, énergie, choix, créativité, position, se renforce et devienne un objet qui puisse évoluer dans différents champs. Comment peut-on informer la recherche en psychologie ? L’éthique relative aux nouvelles technologies ? Quels outils créer pour faire émerger des pratiques sociales et politiques afin d’imaginer de nouveaux modes de vie et de subsistance ? Et enfin, comment participer le plus activement possible à l’évolution du rôle et de la place de l’art dans nos sociétés, en le faisant sortir du cadre bourgeois de la représentation pour lui donner un maximum de pouvoir et de possibilité d’agir ?
Nous sommes aussi très conscient·es de la nécessité d’aller dans des endroits qui nous sont encore inconnus, d’exploser nos propres biais et tenter de renouveler notre vision du monde. D’ailleurs, lorsque nous jouons/improvisons, on dit que l’on chasse le dragon. Cette phrase sonne différemment selon l’histoire ou la culture des personnes qui l’entendent, mais pour nous, c’est entrer dans un état de flow, suivre quelque chose qui nous échappe, poursuivre un feu, sa lumière, jusqu’à son évanouissement.
¹ Pre-enactment, On Curating. [En ligne]. https://www.ici-berlin.org/events/p-re-enact/
² LARP, Wikipédia. Définition : « le jeu de rôle grandeur nature ou simplement grandeur nature est une forme de jeu de rôle pratiqué typiquement dans un but ludique ou expérimental, dans laquelle les joueurs incarnent physiquement un personnage dans un univers fictif ou inspiré du réel. ». [En ligne]. https://fr.wikipedia.org/wiki/Jeu_de_r%C3%B4le_grandeur_nature
³ Site internet, Red Team. [En ligne]. https://redteamdefense.org/decouvrir-la-red-team